A B C D E F G H I L M N O P Q R S T U V Z

Lessico delle passioni in età moderna

Direzione scientifica del progetto
Pina Totaro
CNR-ILIESI

italiano/inglese

Marin Cureau de la Chambre

Le Système de l'Ame

Preface

L'art de connoistre les hommes, que je t'ay promis, Lecteur, est vn Ouvrage que je n'ay pas mesuré avec mes forces, ny avec les années de ma vie : Celles-là sont trop foibles, & celles-cy trop courtes, pour me donner moyen d'achever vn si long & si penible travail. Et c'est vne chose certaine, qu'il m'en arrivera comme à ceux qui entreprennent de trop grands Edifices ; ils n'en peuvent élever qu'vne partie, & sont contraints [p5] de laisser à leurs successeurs le desir & le soin de faire le reste.

A dire le vray, quand ie considere le Plan que j'ay fait d'vn si vaste dessein, & que ie ne suis encore qu'au commencement, je devrois suivre le conseil que la veillesse me donne, de songer à mon repos, & d'abandonner vne entreprise qui demande plus de chaleur d'esprit & plus d'assiduité que je ne luy en puis donner.

Mais d'autre costé, puisque le Sage nous enseigne qu'il faut vivre chaque iour comme si on devoit mourir le landemain, & travailler comme si on devoit tousjours vivre : que d'ailleurs il n'y a point d'occupation si agreable, que d'apprendre à se connoistre, & à connoistre les autres : qu'il n'y en a point mesme [p06] de si utile, que de mediter continuellement sur les Oeuvres de Dieu, qui sont plus merveilleuses dans l'Homme, que dans tout ce qu'il a fait dans l'Univers. Ie voy bien qu'il me faut fermer les yeux à toutes les difficultez, & avancer autant qu'il me sera possible l'Ouvrage que j'ay commencé.

La Piece que ie te donne, n'y sera pas inutile. Car soit que l'on cõsidere la Connoissance de l'Homme, comme vne Science qui apprend à connoistre l'Homme tout entier : il est certain que la Connoissance de l'Ame en fait la plus noble partie. Soit qu'on la reduise à vn Art particulier, qui enseigne à découvrir les inclinations, les passions, les vertus & les vices, comme nous avons [p] fait : Toutes ces choses-là presupposent la Connoissance & les Mouvemens de l'Ame, & si on ne montre comment elle connoist, & comment elle se meut, il restera quantité de doutes dans l'esprit, quelque esclaircissement que l'on donne d'ailleurs à ces matieres.

C'est-là le veritable motif qui m'engage à cette difficile recherche. Car quoy qu'il n'y ait gueres de Philosophes qui ne s'y soient occupez, & que nos Livres & nos Escholes ne parlent presque d'autre chose : Neantmoins si on regarde de prés à ce qu'ils en disent, on trouvera qu'il n'y a point de subjet où la Philosophie ordinaire ait si mal reüssi que celuy-là.

En effet, qui pourra croire [p] que nous soyons bien instruits, quand elle nous asseure qu'il y a vn Intellect Agent qui esclaire & qui spiritualise les Phãtosmes de l'Imagination, & vn Intellect Possible qui les reçoit en cét estat, & que la Connoissance consiste en cette receptiõ. Comme si la Phantosme qui est essentiellement materiel, pouvoit devenir spirituel ! Comme si l'Entendement pouvoit estre le sujet d'vn accident corporel ! Comme si la Connoissance, qui est la plus noble fonction de la vie, n'estoit qu'vne passion ! Mais quand elle descend à la connoissance des Sens, que nous dit-elle de raisonnable sur la maniere dont elle se fait ; sur la nature des Especes & des Phantosmes ; sur le nombre & sur le [p] siege des Facultez animales ; Et sur le moyen par lequel nous connoissons la Distance des objets. D'ailleurs elle ne parle point de cette Connoissance Naturelle qui devance celle des Sens & de la Raison, où il y a tant d'ordre & de justesse, qu'on a esté contraint de recourir à la Premiere Cause pour rendre raison de ce qui s'y passe. Mais où nous a-t-elle appris comment se fait le Souvenir ? Quel est l'ordre & la situation des Images qui se conservent dans la Memoire ? Comment on se souvient des vnes plustost que des autres ? Comment on les oublie ? Comment on se souvient de les avoir oubliées ? Enfin, a-t-elle bien expliqué la maniere dont l'Ame fait mouvoir le corps ? Quelle [p] est l'influence que le Cerveau fait couler par les nerfs, pour donner le mouvement aux parties ? A quoy servent les Esprits animaux ? Et ce qui est tout à fait admirable, cõment l'Ame qui ignore s'il y a des Muscles, & qui n'en connoist aucun, sçait si justement choisir ceux qui sont propres au mouvement qu'elle se propose, qu'elle ne se trompe iamais en son choix, & ne prend iamais l'vn pour l'autre.

Ce sont là les principaux points, où la Philosophie ordinaire ne s'est pas heureusement expliquée. Ils sont assez importans, pour exciter les Esprits curieux à les remettre sous vn examen plus iuste & plus raisonnable ; Et à faire tous leurs efforts pour [p] en avoir vne plus parfaite connoissance. Car quelque petite découverte qu'ils y fassent, elle leur sera plus glorieuse & plus vtile, que s'ils avoient trouvé de nouvelles Terres & de nouvelles Estoiles.

Pour moy, ie ne puis pas dire si i'ay bien reussi dans la tentative que i'en ay faite : Mais si ie ne me suis point trop flaté, ie pense auoir porté quelque iour dans toutes ces obscuritez. Ce n'est pas que ie croye y avoir rencontré la Verité ; Et si elle s'y trouve, ie confesse que c'est par vn pur hazard, parce que ie ne l'ay point cherchée, estant persuadé qu'on ne la peut trouver en aucune des choses naturelles. I'ay seulement cherché le vray-semblable & ce qui est le plus conforme [p] à la Raison ; Et au lieu de demonstrations qui sont inconnües en ces matieres, ie me suis contenté de conjectures & de raisons probables. De sorte que ie ne seray point scandalizé, quand tu n'approuveras pas mes pensées ; Et pourveu que tu ayes autant de plaisir à les lire que j'en ay eu en les escriuant, i'auray toute la satisfaction que i'en ay desirée.

Mais avant que de t'engager en cette lecture, il est à propos que je t'instruise de deux choses. La premiere, pourquoy j'ay donné à mon Ouvrage un Titre si extraordinaire. La seconde, quel est l'Ordre et la conduite que j'y ay tenuë.

Quant à la premiere: je n'ay pû trouver de terme qui expliquast bien mon dessein, que le mot de Systeme. Car de luy donner pour titre, Discours de la Nature de l'Ame, il eust esté trop vague, puisqu'il y a beaucoup de choses qui regardent sa nature, que je suppose, et que je n'examine point. De luy donner aussi celuy des Actions de l'Ame, il eust esté trop resserré, puisque mon Discours s'estend plus loin, et qu'il traite d'autres subjets que des Actions

De sorte qu'apres avoir remarqué que les Astronomes en faisant le Systeme du Monde, qui n'est autre chose que l'ordre et la disposition qu'ils donnent à tous les corps dont le Monde est composé; n'examinent point la nature de ces corps-là, et ne cherchent que leur situation, leur figure, leur grandeur et leur mouvemens: j'ay creû que je pouvois emprunter d'eux ce terme-là, puisque j'avois les mesmes visées pour le regard de l'Ame. Car je n'examine point le fond de sa nature, je suppose que c'est une substance Spirituelle, Indivisible et Immortelle, et ne veux point affoiblir par mes preuves une verité que la Religion a establie: Mais je cherche quelle est sa Situation, sa Figure, sa Grandeur et ses Mouvemens. Et sous ce dernier mot, je comprens ses actions principales, etqui luy sont communes avec les autres Substances spirituelles; à sçavoir, Connoistre, se Souvenir, se Mouvoir, et Faire mouvoir le Corps. Car il est certain que toutes ces actions sont des mouvemens, puisque la Connoissance et le Souvenir appartiennent au mouvement d'alteration; et les deux autres au mouvement local, comme nous montrerons en son lieu.

Quoy qu'il en soit, le mot de Systeme convient aussi justement à l'ordre et à la disposition de ses Facultez, qu'à celle des corps qui composent le Monde. Ne sont-ce pas les parties de l'Ame? Ne peut-on pas mesme dire que c'en sont les Astres, dont les situations sont diverses, et les mouvemens differens? Car l'Entendement et la Volonté y peuvent passer pour des Planetes et des Astres errans et vagabons; les Facultez qui sont attachées a leurs organes, en sont les Estoiles fixes; et toutes ont leurs influences, qu'elles répandent par tout le corps, comme nous ferons voir. Apres cela, je pouvois, à mon advis, me servir du mot de Systeme, tout extraordinaire qu'il puisse estre en cette matiere.

Quant à la Conduite que j'y ay tenuë, je confesse qu'elle n'est pas telle qu'elle devroit estre. Car ayant à parler de l'Extension et des Parties de l'Ame; l'ordre naturel vouloit que je commençasse mon Ouvrage par là, d'autant que cela regarde la nature et l'existence de l'Ame, qui doit preceder naturellement toutes ses actions, puisqu'il faut qu'une chose soit, avant qu'elle puisse agir. Cependant j'ay esté obligé d'en transporter le Discours jusques vers la fin. Car j'ay creû que si je mettois à l'entrée de mon Livre tant d'espines, comme il y en a en tout ce Traité, je te ferois perdre l'envie de passer plus avant. Outre que tout ce qu'il contient est contraire aux opinions communes, qui par consequent ne trouvera pas l'esprit preparé pour se laisser facilement persuader ; Le commencement se soûtient par des raisonnemens Metaphysiques qui rebuteroient ; et la fin est pleine de Conjectures si fresles et si legeres, qu'elles te donneroient infailliblement une mauvaise opinion de tout l'Ouvrage, si je l'avois commencé par là.

J'ay donc voulu débuter par le Discours de la Connoissance, où ces defauts ne se trouveront point. Mais comme il y a trois sortes de Connoissances, l'Intellectuelle, la Sensitive et la Naturelle; j'ay donné les trois premiers Livres à ces trois subjets. Le quatriesme traite de la Memoire et du Souvenir. Il eust falu pour continuer le Discours des Actions de l'Ame, parler tout d'une suite des Mouvemens qu'elle se donne, et qu'elle donne au corps : Mais parce que cela suppose qu'elle a des parties, et par consequent une extension; j'ay pensé que c'estoit le lieu où je pouvois placer ce qui naturellement devoit estre à l'entrée de tout mon Livre. J'y ay donc montré que l'Ame a une Extension et des Parties, et par consequent une Figure et une Grandeur. Je tasche à trouver les mesures de cette Grandeur : Mais j'ay peur qu'il n'y ait bien des chimeres en cette recherche; et que tu ne me blasmes, d'avoir meslé avec tant de choses qui sont assez vray-semblables, des imaginations si creuses. Tu te souviendras neantmoins, que tous ceux qui ont parlé des Natures Spirituelles sont tombez dans le mesme defaut; qu'en des choses si obscures, il est presque impossible de dire rien qui approche de la verité; et que ceux qui marchent dans les tenebres se font ordinairement des Phantosmes de tous les objets qu'ils rencontrent.

Par tout ailleurs je ne me suis point escarté des Principes receus dans l'Eschole, et je n'ay point voulu détruire comme l'on fait maintenant, ni les facultez de l'Ame, ni les qualitez sensibles, ni les images de la Memoire, ni la connoissance des Animaux. J'ay creû qu'on pouvoit satisfaire à toutes les difficultez par ces hypotheses-là, aussi-bien ou mieux que par leurs contraires; et que dans l'incertitude ou l'on sera tous-jours des veritables Principes de la Nature, il estoit de tous les Systemes de la Philosophie, comme de ceux des Astronomes, qui sont tous bons, pourveu qu'ils rendent raison de tous les Phaenomenes, et qu'ils ne choquent point la Religion ni l'Experience. Car ce sont là les deux grands Luminaires qui nous doivent esclairer en cette vie; l'un pour le jour des veritez eternelles; et l'autre pour la nuit et l'obscurité de la Nature. Et qui ne se laissera pas conduire par leurs lumieres, ne manquera pas de s'égarer, et de faire égarer les autres. Je ne veux point marquer les endroits où nos nouveaux Philosophes sont tombez en ces defauts-là; c'est à eux à y prendre garde: Je me contente d'aller mon grand chemin, sans vouloir estre le guide de ceux qui prennent des sentiers escartez; et sans obliger personne à me suivre, je ne songe qu'à me tirer des pas difficiles que je rencontre, sous la conduite des Estoilles que je viens de marquer.

Au reste ne me demande pas raison de la Figure qui est à l'entrée de cét Ouvrage; c'est un Caprice du Graveur, qui a pretendu d'exprimer avec son butin tout ce que j'ay escrit icy de la Nature de l'Ame. Car il dit qu'il l'a representée comme une Femme, parce que sa principale fonction est de concevoir : Qu'il luy a donné des Aisles, pour marquer la vîtesse avec laquelle elle agit ; Qu'il l'a posée sur des Nuages, pour montrer que toute son action est fondée sur les Phantosmes : Qu'elle tient un Miroir où elle se regarde, parce qu'elle ne peut rien voir sans les Images qu'elle forme, et qu'elle mesme est un miroir où tout ce qui est dans l'Univers est representé : Que la Lumiere qui l'environne marque sa spiritualité, sa figure naturelle, et les parties qu'elle a qui ne sont point attachées au Corps, par le moyen desquelles elle fait toutes ses actions spirituelles: Qu'elle est entre le Ciel et la Terre, pour montrer que sa nature tient le milieu entre les Anges et les Animaux: Que les Tenebres marquent l'ignorance où elle est née: et que la petite Lumiere qui l'esclaire, c'est celle de l'Instincts dont elle a esté pourveuë. Qu'enfin le Systeme du monde qui consiste dans la situation des Estoiles, des Planetes et des Elemens, represente celuy de l'Ame, où il y a des Facultez fixes errantes, celestes et materielles. Mais pour dire le vray, si le graveur a creû que sa figure pouvoit donner quelque esclaircissement à mon Ouvrage, je pense aussi que mes paroles en donneront bien à sa Figure.

Tu seras de mon advis, si tu a la curiosité de lire ce discours comme il faut, c'est à dire d'un bout à l'autre; car toutes les matieres en sont tellement enchaisnées, que les dernières ne se peuvent entendre qu'on n'ait leû et qu'on ne se souvienne des premieres.

J'ay encore à t'advertir que la pluspart des Articles que j'ay fait mettre en titre, sont liez avec les propositions precedentes, et commencent ordinairement par des particules qui se rapportent à ce qui a esté dit auparavant: Parce que les Sections en ont esté faites apres que tout l'Ouvrage a esté achevé; et comme chaque Livre fait un discours continu, il ne pouvoit souffrir ces grandes interruptions qui demandent apres un commencement destaché de tout ce qui precede. Souvien-toy seulement que j'ay fait cela pour délasser ton esprit et tes yeux, et qu'un long discours qui n'a point de reposoirs, est aussi tuant qu'un chemin d'une longue campagne où l'on ne trouve ni maisons ni Villages.

De la connoissance intellectuelle

L'esprit de l'Homme qui est si vain et si superbe, doit avoir une estrange confusion quand il vient à considerer, que luy qui est destiné pour connoistre toutes choses, et qui croit en effet connoistre la pluspart de celles qui sont dans le monde; ne sçait point du tout ce qu'il est, ni ce qu'il fait, ni comment il le fait. Il conçoit, il juge, il raisonne; en un mot il pense; et neantmoins il ne sçauroit dire ce que c'est que Penser, ni comment il Pense. De soxte qu'on le peut justement comparer a ces Lamies des Poëtes, qui prenoient des yeux quand elles sortoient de chez elles, et les laissoient à la porte quand elles y vouloient rentrer. Car il void tout ce qui est hors de luy et ne se peut voir luy-mesme; et sans le secours de la Foy qui luy apprend qu'il est du nombre de ces Substances qui ne peuvent jamais perir, tous ses raisonnemens le laisseroient en doute de cette verité; et avec la vanité qu'il se donne de mettre toutes choses en leur ordre, il ne pourroit s'asseurer du rang qu'il doit tenir dans l'Univers.

Or quoy que nous ayons dessein de parler de sa Connoissance, et de montrer ce que c'est, et comment elle se fait; les considerations que nous venons d'apporter, nous deffendent de promettre l'intelligence entiere et parfaite d'une chose si cachée et qui a vainement exercé les plus grands Philosophes : Et nous confessons ingenuëment que nous n'avons que des soupçons et des conjectures a donner, c'est à dire des Ombres de la verité. Il est vray que si les Ombres mar- quent le mouvement du Soleil, et si celles de la Nuit font voir la clarté des Estoilles, il peut arriver que les nostres découvriront aussi la nature de la Connoissance, qui est la veritable lumiere de l'Ame, et le plus parfait mouve- ment qui se fasse dans les choses creées.

Comment se fait la Connoissance Intellectuelle dans l'Homme

Quoy que le mot de Connoistre, soit commun aux Sens et à l'Esprit; il semble neantmoins qu'il est plus propre a l'Entendement qu'aux Facultez Sensitives; du moins il est certain que sa Connoissance est plus achevée et plus parfaite que la leur. Et comme le plus parfait en tout ordre de choses, est la regle et la mesure des autres, il est a croire que si l'on doit trouver la nature de la Connoissance, ce doit estre par le moyen de celle qui est la plus parfaite.

La connoissance est une action

Il faut donc presupposer que l'Entendement agit et fait quelque chose quand il connoist, et par conséquent que sa Connoissance est une Action. Car il ne faut pas perdre le temps à refuter ceux qui tiennent le contraire. Comme la Connoissance est la plus noble fonction qu'il y ait dans la Nature; ce seroit la dégrader que de la mettre au rang des Passions, et la deshonorer mesme que de luy dénier un avantage que l'on donne à celle de la plus basse et de la plus vile de toutes les facultez de l'Ame : puisque tout le monde advouë que la vegetative agit, et que ses emplois sont de veritables actions.

En effet la Connoissance est la plus noble fonction de la vie, et les Substances spirituelles ne sem- blent vivre que par elle; il faut donc que ce soit une Action, puisque les fonctions vitales ne sont autre chose que des mouvemens qui partent du principe de la vie. D'ailleurs, s'il est vray que les choses different les unes des autres par leurs operations propres, il est necessaire que l'Homme ait une operation qui le distingue des autres Animaux : or il est certain qu'il n'y a que l'Intelligence qui puisse faire cette distinction; et par consequent l'Intelligence, qui est sa Connoissance propre, doit estre une operation.

Si l'on veut mesme considerer que l'Imagination en connoissant les choses bonnes et mau- vaises, doit elle seule former ces notions; dautant que la Bonte et la Malice ne sont point representées dans les especes que les objets envoyent, puisque souvent elles ne sont qu'imaginaires, et que ce qui luy paroist mau- vais luy semble bon incontinant apres : ne sera-t-on pas contraint d'advouer que l'Imagination agit en cette ren- contre, et que l'Entendement, qui n'est pas de pire condition qu'elle, doit avoir le mesme avantage. Ce seroit une chose estrange de dire qu'il n'agit pas quand il juge, quand il raisonne, et quand il connoist l'univer- salite des natures, laquelle il faut de necessite qu'il fasse, puisqu'elle ne se trouve point dans les objets, ni dans l'Imagination. je dis bien davantage, toutes les notions qu'il a, quelles qu'elles soient, doivent estre spi- rituelles comme luy, et par consequent c'est une necessite qu'il les rende spirituelles; car ni l'Imagination, ni les phantosmes, ni les especes sen- sibles ne peuvent rien produire qui ne soit materiel. Il n'y a donc pas lieu de douter que la Connoissance ne soit une Action.

Les Phantosmes sont les sujets sur lesquels l'Entendement agit

Cela demeurant donc pour constant que l'Entendement agit quand il connoist, il faut maintenant sçavoir ce qu'il fait en cette occasion : Car ce n'est rien de dire qu'il connoist, il faut montrer ce que c'est que Connoistre.

Pour cela il est necessaire de remarquer que les Objets que l'Entendement doit connoistre, sont le plus souvent hors de luy; et comme aucune action ne se peut faire sur une chose esloignée, il faut ou que l'Entendement s'approche d'eux, ou qu'ils s'approchent de luy : le premier est impossible, parce que l'Entendement ne peut sortir du corps pour les aller trouver : C'est donc une necessite que ce soient les Objets. Mais parce que tous les Objets n'ont pas le mou- vement necessaire pour s'approcher et s'unir aux puissances de Fame; la Nature a pourveû ai cela parles images qui sortent de ces Objets la et qui les represen- tent, lesquelles passant dans les organes des sens s'unissent à l'imagination; et alors cette faculte agit sur elles et les connoist; et apres qu'elles sont ainsi connues, elles s'appellent Phantosmes.

Ces Phantosmes sont donc les subjets sur les- quels l'Entendement doit travailler; et par consequent il doit s'unir et s'app1iquer à eux : car toute puissance active doit estre unie au subjet sur lequel elle agit.

L'Entendement s'unit aux phantosmes

Cette Union n'est pas difficile a concevoir, si l'on se souvient que l'Entendement est une faculte qui n'est attachée à aucun organe, qui est inseparable de l'Ame, et qui est par consequent par tout où la sub- stance de l'Ame se trouve. Car cela estant ainsi, elle est dans l'organe de l'Imagination ou sont les Phantosmes, ausquels elle ne manque pas de s'unir; puisqu'elle ne peut agir sans eux, et que toutes les choses ont inclina- tion naturelle de s'unir a celles sans lesquelles elles ne peuvent agir, comme nous montrerons cy-apres.

Il ne faut point nous objecter que les Phan- tosmes sont materiels et l'Entendement spirituel, et qu'il n'y peut avoir d'union entre des choses si opposées. Car puisque l'Ame humaine toute spirituelle qu'elle est, s'unit bien au Corps; pourquoy l'Entendement ne pourra-t-il pas s'unir aux Phantosmes? et ce d'autant plus que c'est plûtost une application, qu'une veritable union.

L'union n'est pas la connoissance

Cette Union ne fait pas neantmoins la Connoissance : Car l'Entendement ne pourroit connoistre que ce qui seroit representé dans ces Phantosmes; non plus que les yeux ne peuvent voir que ce qui est representé dans les especes visibles. Cependant il est certain qu'il connoist des choses qu'ils ne peuvent representer; comme l'universalité des natures, la bonté et la malice, et mille autres choses qui sont de sa façon, et qu'il ne tire que de son fonds. Il fau- droit encore qu'il fust toujours dans la connoissance actuelle de tout ce qui est dans la memoire qui est pleine de ces Phantosmes. Enfin si l'Entendement connoissoit en s'unissant a eux; il faudroit aussi que les Sens connussent en s'unissant aux especes sensibles qui entrent dans leurs organes : Or nous ferons voir cy- apres que cela ne suffit pas pour former leur Connoissance, et qu'il est necessaire qu'il y ait quelque autre action qui l'acheve et qui la consomme. L'union n'est donc qu'une condition necessaire aux uns et aux autres, pour estre en estat d'agir.

Quelle est l'action de l'Entendement

Mais quelle est cette Action? qu'est-ce que peut faire l'Entendement sur les Phantosmes aprés qu'il s'y est uni? La commune opinion tient qu'il les éclaire, et qu'il fait le mesme effect sur eux que la Lumiere sur les couleurs : Car comme elle les rend visibles en se respandant sur elles, la Lumiere de l'Entendement eclaire aussi et illumine les Phantosmes et les rend intel- ligibles, c'est-à-dire spirituels, et capables d'estre connus et apperceus par luy.

Cela ne resout pas neantmoins la difficulté. Car outre qu'on pourroit dire que cette Lumiere intel- lectuelle est forgée à plaisir : Quand elle seroit veritable elle ne changeroit pas la nature des Phantosmes, non plus que la Lumiere ne change pas la nature des Couleurs. Comme ils sont essentiellement materiels, elle ne peut jamais les rendre spirituels : quelque éclai- rez, quelque purifiez ou subtilisez qu'ils puissent estre, ce sont toûjours des Phantosmes, et demeurant en cet estat, ils ne peuvent estre receus dans l'Entendement; parce qu'une chose spirituelle ne peut estre le subjet d'un accident materiel. Outre que cette Lumiere ayant esté imaginée sur le modele de la Lumiere sensible, ne pourroit servir aux Phantosmes des saveurs, des odeurs, et des autres qualitez qui ne sont point éclairées de la Lumiere. Enfin s'il y a quelque vertu dans l'Entendement qui puisse porter ce nom-là, c'est la puis- sance qu'il a de connoistre exactement les choses; Mais cela ne decide rien, et laisse la question comme elle estoit auparavant.

L'Entendement fait les images des choses

Il faut donc dire que l'Entendement sans l'in- tervention d'aucune autre vertu, a la puissance de faire les portraits et les Images des objets sur le modele des Phantosmes qui sont dans l'Imagination; et qu'il connoist quand il forme ces Images que l'on appelle Idées pour les distinguer de ces Phantosmes. Car on ne peut douter que la Connoissance ne laisse dans l'Esprit les portraits des choses qu'il connoist, puisque pour absentes qu'elles soient, il luy semble qu'il les void dans la mesme grandeur, figure et situation, et avec les mesmes couleurs et les mesmes mouvemens qui leur sont propres : De maniere qu'il est necessaire que toutes ces circonstances y soient representées. Outre que le pinceau ne fait que suivre et imiter l'idée du Peintre, et qu'il faut par conséquent que la figure qu'il peint sur sa toile soit auparavant en son esprit. Et cette raison est generale pour tous les ouvrages de l'art, qui ne sont que les copies des originaux qui sont dans l'Entendement de l'Artisan. Car l'art est une habitude de l'Entendement, comme disent les Escholes.

Or comme ces Images ne peuvent estre que spirituelles, puisqu'elles sont dans l'Entendement qui est spirituel, il est indubitable qu'il n'y a que luy qui les puisse former : Car ni l'imagination ni les Phantosmes qui sont des choses materielles, ne peuvent rien pro- duire qui ne soit materiel. Mais encore comme il ne reste rien apres la Connoissance que ces Images, il faut que ce soient les effets de la Connoissance : De sorte que si l'on juge des actions par les effets qu'elles pro- duisent, il est necessaire que l'action de connoistre, soit la production des images. En-effet la Connoissance des choses n'est rien que la representation que l'Ame s'en fait, et les connoistre c'est se les representer : or on ne peut se les representer qu'en faisant leurs portraits et leurs Images. Certainement qui considerera que la Nature agit toûjours d'une mesme maniere dans les choses qui sont d'un mesme ordre, et que toute la diver- sité qui s'y trouve ne consiste qu'en ce qu'elle agit plus delicatement en celles qui sont plus nobles ; jugera bien que puisque l'experience nous apprend que la Connoissance des Sens se fait par des Images, il faut que celle de l'Entendement se fasse aussi par elles; avec cette difference, qu'elles doivent estre plus subtiles et plus delicates; comme elles sont sans doute, ne pou- vant estre que spirituelles.

Il n'y a pas lieu ce semble de douter de ces veritez, puisqu'il n'y a point de plus noble fonction qu'on puisse donner à l'Entendement que de produire, et que c'est en cela principalement qu'il est fait à la ressem- blance de Dieu : Parce que comme Dieu produit toutes les choses, l'Entendement les produit aussi toutes à sa maniere. Mais la grande difficulté qui a estonné tous ceux qui ont examiné ces matieres, est de sçavoir com- ment il fait ces portraits, et comment il les peut faire sur le modele des Phantosmes : Car les Phantosmes n'agis- sent pas sur luy, une chose materielle ne pouvant faire aucune impression sur ce qui est spirituel.

Et il est inutile de dire qu'il les void ou qu'il les considere, et qu'ensuite il en forme les Images : Dautant que voir et considerer à l'égard de l'Entendement c'est la mesme chose que connoistre, ainsi il connoistroit avant que de connoistre.

La Connoissance est une altération

Pour sortir d'un pas si difficile, et dire quelque chose de vray-semblable sur un poinct si delicat; il faut observer, Que toutes les Images qui sont dans l'Esprit sont des qualitez; dautant que ce ne sont pas des sub- stances qui luy soient adjoustées, comme il est aisé à juger; ni des mouvemens qu'il se donne, puisqu'elles subsistent dans la memoire lors qu'il est en repos. Si ce sont donc des qualitez, il faut que l'action par laquelle elles se font, soit une sorte d'Alteration : Car tout chan- gement qui se termine à une qualité s'appelle ainsi. Et par consequent on ne sçauroit douter que l'action par laquelle l'Entendement produit ses idées, ne soit une Alteration. Mais parce qu'il y a deux sortes d'Alterations, l'une qui corrompt son subjet, comme celle qui produit la chaleur, la froideur, etc. Et l'autre qui le perfectionne, comme l'illumination, la vision et les autres sensations : Il est certain que l'action par laquelle l'Entendement forme ses idées, est une Alteration perfective, comme parlent les Escholes : parce que la perfection et la fin de l'Entendement est de connoistre, c'est-à-dire, de former les Images et les portraits des choses. Par ce moyen il se transforme en elles, et devient en quelque sorte la chose qu'il connoist : c'est le Prothée des anciens Philosophes qui prend toutes sortes de formes, et qui dans la façon de parler du Lycée, fait toutes choses, et se fait et devient toutes choses, panta poiei kai panta ginetai.

L'Entendement se transforme dans ses objets

On ne sçauroit mieux faire concevoir ce chan- gement que par celuy que souffrent certains Animaux, qui sans changer le fonds de leur nature et sans addition de matiere, prennent diverses formes et semblent pas- ser en d'autres especes; comme la pluspart des vers qui se metamorphosent en chrysalides, et deviennent apres papillons. Mais ce qui se fait en eux avec beaucoup de temps, se fait icy en un moment : Car l'Entendement sans changer aussi de nature, se fait en un instant un animal, un astre, une pierre, etc. Enfin c'est un Peintre admirable qui est luy-mesme son pinceau, sa toile, ses couleurs et son portrait : Et au-lieu que les autres ne sçauroient representer que les accidens visibles, encore faut-il qu'ils soient stables et permanens; celui-cy au contraire, peint les odeurs, les saveurs, les mouvemens, les substances; en un mot les choses qui sont, et celles mesmes qui ne sont point et qui ne peuvent estre.

Or ce qui le determine à former une Image plûtost que l'autre, c'est ordinairement le Phantosme qui est dans l'imagination. Car les idées qu'il conserve apres ses meditations le peuvent souvent determiner; mais pour l'ordinaire les Phantosmes luy servent de modele; et generalement parlant, les premieres Connoissances qu'il a des choses se font par leur moyen. Quoy qu'il en soit, la difficulté est de concevoir comment ils le determinent : car comme nous avons dit, ils n'agissent pas sur luy, et lui-mesme ne se peut deter- miner à representer une chose plustost que l'autre, puisqu'il est indifferent à toutes.

Comment l'Entendement forme ses Images

Pour faire comprendre ce secret admirable, on se sert de la comparaison du Cachet qui imprime sa figure sur la cire; et l'on dit que le Phantosme fait la mesme chose sur l'Entendement. Ce rapport neant- moins n'est pas juste, si on y emplove le mot d'impression; car le Phantosme ne fait aucune impres- sion sur l'Entendement. Mais s'il y a quelque exemple qui nous puisse faire connoistre exactement cette mer- veille; c'est la Lumiere qui a tant de conformité avec les Natures Spirituelles. Car quand elle passe à travers des vitres colorées, elle se teint de la couleur qu'elles ont, elle se transforme en elles, et sans la leur oster, elle la transporte hors d'elles. L'entendement fait la mesme chose; ll penetre les Phantosmes, il en tire l'extrait, et se charge de la figure et de la forme qu'ils ont, sans les oster à l'Imagination. En-effet c'est sa nature de se trans- former dans tous les objets qui se presentent à luy : Car il est toutes choses en puissance, comme dit Aristote, et n'a sa perfection que quand il se change en elles. C'est pourquoy dans l'inclination qu'il a de se perfectionner, et dans la disposition où il est pour agir, il ne peut s'ap- pliquer aux Phantosmes sur lesquels il doit travailler, qu'il n'agisse au mesme instant; c'est-à-dire, qu'il ne se transforme en eux en faisant leurs portraits et leurs images. Car comme les choses fluides prennent la figure des corps solides qu'elles touchent, l'Entendement en fait de mesme de tous les objets aus- quels il s'applique : Mais avec cette difference, que celles-là ne se chargent que de la figure exterieure des corps; et que l'Entendement prend la forme interieure et la ressemblance entiere des objets, en sorte qu'il devient en quelque maniere la chose qu'il connoist. Parce que, selon la maxime du Lycée, dans les choses qui sont sans matiere ce qui connoist et ce qui est connu, n'est qu'une mesme chose; non par essence et par nature; mais par representation et par equivalence. Car l'Image que l'Entendement forme d'une chose, luy est et luy vaut autant que la chose mesme; elles sont toutes deux equivalentes aussi-bien que les paroles qui les expriment; et dans la communication où la societé l'engage, il se sert des unes et des autres, comme de la monnoye qui vaut le prix des choses qui entrent dans le commerce.

Apres tout, cette metamorphose de l'Entendement n'est pas plus estrange ni plus difficile a croire que celle des Semences, qui par la vertu forma- trice qu'elles ont, prennent la forme et la figure des parties des choses animées : C'est pourquoy le mot de Conception leur est commun, et l'on dit que l'Entendement, et l'Animal concoivent; celuy-là quand il forme sa pensée semblable a l'objet; et celui-cy quand il forme les parties semblables aux Images qu'a la vertu formatrice, comme nous dirons cy-aprés.

En effet le changement que fait cette vertu est une sorte d'alteration aussi-bien que celuy de la Connoissance. Et puisque c'est l'ordre que tient la Nature de faire comme des essais et des esbauches dans les choses les plus basses, des actions qu'elle veut accomplir dans les plus hautes; Il est vraysemblable que le changement qu'elle fait dans les Animaux, est un crayon et un coup d'essay de celuy qu'elle veut faire dans les Substances spirituelles. Car enfin c'est la leur maniere d'engendrer : Et cette vertu qui est si noble et si merveilleuse en ceux-là, non seulement ne devoit pas estre desniée a celles-cy, mais encore elle y devoit estre plus parfaite et plus accomplie. Comme elle l'est en effet, puisqu'elles ne produisent pas seulement leur semblable en se connoissant elles-mesmes, mais qu'elles peuvent encore produire toutes choses : Car il faut que l'Entendement en connoissant le Soleil, fasse en luy-mesme un autre Soleil; il faut qu'il fasse ainsi les Estoiles, les Elemens, en un mot tout ce qui est dans l'Univers. De sorte qu'on peut dire qu'il est en quelque sorte le Createur d'un nouveau monde, et que c'est en cela particulierement qu'il est fait à l'image et a la res- semblance de Dieu, qui est toutes choses, et qui produit toutes choses.

Et il ne faut pas douter que ce ne soit-là une de ces adorables Inventions de sa Sagesse, par laquelle il a pourveû à sa Gloire, et à la derniere perfection de ses Ouvrages. Car puisque la Gloire ne se peut donner sans Connoissance, et que la Connoissance se fait par les images des choses que l'Entendement forme en luy- mesme; il est certain que quand l'Esprit vient a considerer les effets qui sont partis de la main de Dieu, et la Bonte, la Sagesse et la Puissance avec lesquelles il les a faits; Il faut qu'en se formant les Images de toutes ces choses-lâ, il leur donne un nouvel estre qui les mul- tiplie et qui en accroist le nombre. Et c'est là en quoy consiste la Gloire qu'il nous demande, qui ne luy est pas si peu de chose qu'il ne nous ait souvent asseure qu'il en estoit jaloux. D'ailleurs comme il est essentiellement un, et qu'il veut que tout ce qu'il fait luy soit semblable; il a trouve le moyen de reünir dans l'Homme toute la multitude des choses dont il a rempli le monde; afin qu'il y eust un Estre qui fust le noeud et le lien de tous les autres, qui fust en un mot l'Image et le charactere de son unite souveraine. Car outre que le Corps de l'homme est compose de tous les Elemens, et que son Ame, toute simple qu'elle est, a toutes les facultez qui sont separées en tous les animaux; son Esprit a la vertu de rassembler en luy-mesme toutes les choses de l'Univers, par les portraits et les images qu'il en fait. Mais ces meditations et autres semblables que nous pourrions apporter sur ce subjet, ne sont pas de ce lieu, contentons-nous de dire Que l'Entendement formant sa pensée sur le Phantosme que l'Imagination luy presente, connoist par-là l'objet sensible qui est representé dans le Phantosme. Mais apres cela il divise ce qu'il y trouve de confus, et unit ce qui y estoit divise. Et y adjoustant de nouvelles notions par les divers rapports qu'il en fait, et par les consequences qu'il en tire; il monte des choses singulieres aux universelles, et des materielles aux spi- rituelles; s'eslevant enfin jusques a Dieu, qui est la source et la fin de toutes ses Connoissances.

Recapitulation de toutes les Conclusions precedentes

Pour renouër ensemble tant de Conclusions qui sont separées, et remettre en une veuë toutes les veritez qu'elles contiennent, il faut se souvenir que nous avons montré I. Que la Connoissance est une action, et que l'Entendement agit quand il connoist. II. Que pour agir il faut qu'il soit uni à son objet, et que cet objet est le Phantosme qui est dans l'Imagination. III. Que cette union n'est pas la Connoissance, et que ce n'est qu'une disposition pour agir. IV. Que les portraits et les Images des choses connues sont dans l'Esprit, et par consequent qu'elles sont spirituelles ; d'où il s'ensuit que c'est l'Entendement qui les fait. V. Qu'il les forme sur le modele des Phantosmes apres s'estre uni a eux. Et qu'enfin sa veritable Connoissance consiste dans la pro- duction de ces Images, par lesquelles il se transforme dans les choses qu'il connoist.

Il n'y a point d'Intellect Agent ni Possible

Qu'on ne s'estonne point si nous n'avons point parlé en tout ce Discours de ces fameuses distinctions d'Intellect Agent et d'lntellect Possible, qui ont fait tant de bruit et tant de partis dans l'Eschole. Car si ce sont deux choses differentes comme la pluspart tiennent; non seulement ils multiplient sans necessité les Facultez de l'ame; et il faudra sur le principe qu'ils posent qu'il y ait aussi deux Volontez, deux Imaginations, deux Sens; et que l'un soit Agent, et l'autre Possible. Mais encore ils destruisent la Connoissance, puisque dans la plus com- mune opinion il faut que l'lntellect Agent ne connoisse pas, et que ce soit l'lntellect Possible. Ainsi la Connois- sance ne sera pas une Action.

Que si ces deux Entendemens ne sont qu'une mesme chose, il n'est point besoin d'embarasser un examen si difficile, par des termes qui multiplient ce qui est unique. Il est bien vray qu'en toute Action il faut qu'il y ait un Agent et un Patient : Mais il n'est pas tou- jours vray que ce soient deux choses differentes. C'est un privilege qu'ont beaucoup de choses, et principale- ment les Substances Spirituelles, qu'elles peuvent agir sur elles-mesmes : Car la volonté souffre le mouvement qu'elle se donne; et personne n'a dit qu'il y eust une volonté agente et une volonté possible. Ainsi quand l'Entendement produit ses Images, il les reçoit en luy- mesme; de sorte qu'il est intellect Agent et lntellect Possible sous diverses considerations. Mais ces diversi- tez sont des Abstractions Metaphysiques, qui n'alterent point l'unité ni la simplicité naturelle des choses.

Puisque la Connoissance est donc une pro- duction d'Images, on ne peut connoistre qu'en les produisant; et toutes les fois que l'on pense ou qu'on se souvient des choses que l'on a connues, il faut qu'au- tant de fois on en fasse de nouvelles Images; parce que penser et se souvenir c'est connoistre, et on ne peut connoistre sans agir, c'est a dire sans former des Images.

On a beau dire qu'il est inutile que l'Entendement fasse de nouvelles Images, puisque celles qu'il a desja faites luy peuvent representer les choses et les luy faire connoistre. Car elles ne peuvent faire cette representation, et luy-mesme ne les peut connoistre qu'il n'agisse sur elles, et son action n'est autre que la production qu'il en fait. Et de vray toutes ces Images qu'il a formêes se conse1vent dans la memoire; cependant elles ne luy representent pas tous- jours les objets, parce qu'il n'agit pas sur elles : Pour y agir, il faut qu'il en produise d'autres qui leur soient semblables.

Il ne faut pas aussi s'arrester à l'instance que l'on pourroit faire, Que la Connoisssance ne consiste pas dans la production des Images; puisque les Objets produisent les leurs, quoy qu'ils ne connoissent rien. Car il ne suffit pas de les produire; il faut les produire en soy-mesme par une action vitale et immanente : Ce qui ne se peut faire que par les Facultez connoissantes.

D'ailleurs la nature des Images qui font la Connoissance est tout a fait differente de celles que pro- duisent les Objets, quoy que les unes et les autres les representent egalement. C'est comme la figure d'un Homme que le Peintre, le Graveur, et le Sculpteur font chacun à part : Quoy que tous la rendent semblable a l'original, elle est neantmoins differente quant a la matiere; car ce sont les couleurs, le cuivre et le marbre qui la diversifient. Ainsi les Portraits que les Especes sensibles, les Phantosmes et les Idées font des choses, sont semblables quant à la representation, mais non quant a la nature; puisque les Images de l'Entendement sont spirituelles, et les autres materielles. De sorte qu'il ne suffit pas de dire, Que les objets doivent connoistre puisqu'ils produisent des Images. Car ces Images ne sont pas de la nature de celles qui font la Connoissance.

Comment se fait la Connoissance de l'Ame separée

La Connoissance de l'Ame separée est semblable à celle des Anges

Tout ce que nous avons dit jusques icy de la Connoissance Intellectuelle, n'est qu'a l'egard de l'Ame qui est unie au Corps. Il faut voir maintenant si lors qu'elle est separée, elle connoist de la mesme maniere. Car nous ne voulons pas mettre en question si elle connoist quelque chose en cet estat : La Religion, le rai- sonnement naturel, et le consentement de tous les siecles, se scandaliseroient d'une telle demande. Mais la difficulte est de scavoir comment elle peut alors connoistre. Car pour connoistre il faut qu'elle forme l'Image des choses qu'elle connoist; et pour cela il est necessaire qu'elle ait un patron et un modele sur lequel elles les fasse. Pendant qu'elle anime le Corps, elle a les Phantosmes sur lesquels elle travaille, et qui luy sen/ent d'exemplaires pour former ses Idées et ses Connoissances : Mais quand elle est separée, ce secours luy manque, et les Sens ni l'Imagination ne luy fournis- sent plus d'especes ni de Phantosmes qui puissent luy representer les Objets. Par quel moyen les peut-elle donc connoistre? et puisqu'elle est indifferente à tous, qui est-ce qui la determine à connoistre l'un plustost que l'autre?

Cette Recherche qui regarde la Connoissance des Anges aussi-bien que celle de l'Ame, a exercé la pluspart des Theologiens et des Philosophes; et les a engagez en diverses conjectures, pour expliquer la maniere dont toutes ces Substances séparées connois- sent les choses.

Il y en a qui ont creû que les Anges et les Ames bienheureuses les voyoient dans la Divinité : Et il ne faut pas douter qu'il y en a une infinité qu'ils connois- sent ainsi; mais il ne s'ensuit pas de-là qu'ils les connoissent toutes par ce moyen-là, puisque l'Ange des Perses s'opposoit à celuy des juifs contre la volonté de Dieu. Apres tout, ce n'est pas là le moven naturel par lequel les Anges doivent connoistre, puisque les Demons ne s'en peuvent servir, qui ne laissent pas de connoistre sans cela, et qui ne sont décheus par leur rebellion d'aucune des Puissances naturelles qui conviennent à la nature Angelique.

Les Anges connoissent par des Especes infuses

Hors ceux qui tiennent cette opinion, il n'y en a gueres qui n'avent reconnu dans les Anges, de cer- taines Especes ou Images que Dieu imprime dans leur Entendement, et qui leur sont du mesme service que le sont aux animaux celles des Objets sensibles.

Tous neantmoins ne sont pas d'un mesme advis sur ce subjet. Car il y en a qui veulent que ces Especes leur avent esté données au moment de leur creation, et qu'elles leur sont aussi naturelles que les autres Facultez qu'elles ont. Mais comme en cét estat il faut qu'elles soient universelles, et qu'il n'est pas aisé de comprendre comment les Anges peuvent connoistre dans une espece generale tous les particuliers qui s'y peuvent trouver, ni toutes les conditions individuelles qu'ils peuvent avoir : Car pour avoir l'Espece univer- selle de l'Homme, ils ne peuvent pas connoistre quand Pierre et jean naistront, ni les actions paiticulieres que l'un ou l'autre fera.

Pour éviter cét inconvénient, les Autres ont asseuré que ces Especes n'estoient point nées avec les Anges; Qu'elles ne leur sont données qu'au temps et dans l'occasion qu'ils doivent connoistre actuellement, et qu'elles leur font connoistre par ce moyen, la nature et l'existence particuliere des choses.

Enfin il y en a qui pour accorder ces deux opi- nions ont dit, Qu'ils en avoient veritablement de Generales et de Connaturelles; mais qu'elles n'estoient pas completes, ne pouvant representer l'existence par- ticuliere des choses; et que lors qu'ils la doivent connoistre, Dieu y adjouste l'Espece qui la represente et qui consomme ainsi la generale.

Sans nous assujettir aux opinions d'autruy dans une matiere où la Religion n'est point interessée, ne nous sera-t-il pas aussi permis de proposer nos conjectures la-dessus? et de dire, Qu'il est fort vra;/sem- blable que les Anges ont receû dés le premier moment de leur creation des Especes generales pour connoistre l'Essence et la Nature des choses. Parce que ce sont des qualitez qui perfectionnent la Faculté connoissante; et qu'il y a des preuves convainquantes que les Animaux en ont eu de pareilles pour l'instinct dont ils ont esté pourveus. Car il n'y a pas d'apparence que des Creatures si nobles comme sont les Anges, eussent esté privées d'une perfection qui estoit deuê à leur excel- lence; et qui mesme se trouve dans celles qui sont d'un ordre inferieur. joint qu'il est vraysemblable, Que si Dieu imprima dans l'Ame du premier Homme les Images de toutes les choses de la Nature, afin que son Ouvrage fust parfait et accompli; il n'en fit pas moins aux Anges, et qu'il leur donna aussi pour le mesme sub- jet, les Especes qui estoient necessaires à la perfection qu'ils devoient avoir.

Il est vray que ces Especes ne sont pas com- pletes, et qu'elles ne peuvent leur faire connoistre ni l'existence, ni la presence de leurs objets. Mais de dire que de temps en temps il y en adjouste d'autres pour leur donner la connoissance de ces circonstances; c'est ce qui choque la raison, et l'or'dre· que Dieu a establi dans l'Univers.

Quoy! Les Demons ne connoistront aucune chose en particulier que Dieu ne leur en imprime l'Image et l'Espece; et quand ils voudront exercer leur malice sur quelque personne ou sur quelque autre sub- jet, il faudra qu'il les leur fasse connoistre? Non, il est impossible d'avoir cette pensée sans choquer sa Sagesse et sa Bontê. je sçav qu'il concourt à toutes les plus meschantes actions qui se fassent sans qu'on luy puisse imputer le defaut qui s'y trouve. Mais il y a bien de la difference entre ce Concours-là, et celuy qui se feroit icy. Car il concourt à toutes les actions comme une cause partiale sans les determiner : Au-lieu que dans la production de ces Images pretenduës, il fau- droit qu'il en fust la seule cause, et qu'il determinast les actions.

Au fond ce seroit une chose estrange, qu'il eust pourveû les animaux de tous les moyens naturels qui sont necessaires pour leur faire connoistre la pre- sence de leurs objets; et que les Anges qui sont des Creatures si excellentes et si parfaites, en eussent este privez; et qu'il leur eust falu un secours extraordinaire et surnaturel pour en avoir la Connoissance. D'ailleurs si c'estoit-là le moyen par lequel ils connoissent les choses particulieres, il faudroit qu'il leur Servist aussi à connoistre les Pensées d'autruy; parce que ce sont les objets de leur Connoissance aussi-bien que les autres choses. Cependant ces Images preten- dues ne leur font pas connoistre les Pensées, comme nous montrerons cy-apres. Ce n'est donc pas par elles qu'ils connoissent les autres choses.

Enfin s'il y a un moyen qui leur soit plus natu- rel et moins extraordinaire que ne sont ces Images; qu'est-il besoin de recourir à la Puissance absolue de Dieu qui laisse tousjours agir les choses selon leur nature, quand elles peuvent d'elles-mesmes faire les actions qui leur sont necessaires. Or il est certain que les Anges et les Ames separées peuvent connoistre l'exis- tence et la presence de leurs objets par leurs propres forces, et sans l'intervention de ces Images : Et par consequent il est inutile de les adjouster a la puissance naturelle qui leur a esté donnée.

Comment l'ange connoist la presence des objets

Pour faire voir quel est ce moyen, il faut se souvenir de ce que nous avons dit cy-devant, que l'Entendement a la vertu de se transformer dans les objets qu'il connoist en faisant leurs portraits et leurs Images : Et qu'il n'y a aucun Estre réel, soit Corps ou Esprit, soit Substance ou Accident, qu'il ne puisse connoistre, parce que tout ce qui est, est l'objet de sa Connoissance.

De-là il s'ensuit. Premierement, Que l'Entendement separé peut connoistre les Especes sen- sibles, puisque ce sont des estres veritables; et qu'il luy est aussi aisé de se transformer en elles que dans les Phantosmes que l'Imagination luy presente quand il est uni au Corps : Car les uns et les autres sont des Images qui ont une pareille consistence, et qui sont destinées à une mesme fin.

Si cela est ainsi, l'Ange et l'Ame separée se peuvent servir des mesmes moyens par lesquels les Hommes connoissent les choses esloignées, et remar- quer de loin les objets colorez, le bruit et les paroles répandues en l'air, et les autres circonstances qui accompagnent ordinairement ces choses-là; puisqu'ils en peuvent connoistre les Especes sensibles. Et mesme on peut asseurer qu'ils les connoissent bien plus parfai- tement que quelque animal que ce soit, pour subtiles qu'il ait l'ouye et la veuë; parce qu'ils n'ont pas les defauts qui se trouvent dans les organes de ces Sens-là; et qu'ils connoissent ces Especes en leur pureté et sans estre alterées par les divers mouvemens qu'elles y souf- frent.

Mais pour dire le vray, outre que ce moyen est trop resserré, et ne leur peut faire connoistre les objets des autres Sens qui n'ont point d'Especes sensibles; Il ne leur est pas absolument necessaire pour connoistre ceux de la veue et de l'ouye, quoy qu'ils s'en puissent servir quelquefois. Ils en ont un autre qui est plus general et plus certain que celuy-là, par lequel ils connoissent ces objets-là et tous les autres quels qu'ils soient.

Il faut donc observer, Qu'encore que l'Entendement pendant qu'il est uni au Corps, ne puisse se transformer que dans les Phantosmes que l'Imagination luy presente; il est neantmoins certain, que s'il se pouvoit unir aux Corps mesmes qu'ils repre- sentent, il se changeroit en eux aussi-bien que dans les Phantosmes; parce qu'il a une égale disposition à se changer en tous les objets qu'il peut connoistre; et que les Corps sont aussi-bien les objets de sa Connoissance que les Phantosmes. Or ce qui empesche qu'il ne se puisse unir aux Objets corporels; c'est qu'il ne peut sor- tir du Corps où il est renfermé, pour les joindre; ni eux aussi ne peuvent entrer dans la Teste pour s'unir a luy. C'est pourquoy il a falu que les Phantosmes qui en sont les Images suppleassent à cela, afin que l'Entendement ne pouvant s'unir aux Originaux, s'unist du moins à leurs Portraits.

Mais quand l'Ame est separée elle n'a plus d'obstacles qui l'empeschent de s'unir aux objets; car elle a la liberte de se mouvoir vers eux, de les joindre et de les penetrer; et sans avoir besoin d'Especes ni de Phantosmes, elle se change et se transforme en eux.

En effect il n'est point besoin d'Images ni d'Especes quand l'objet et la faculte se peuvent joindre immediatement, parce que les Especes et les Images ne sont que pour suppléer a l'esloignement des objets. C'est pourquoy il n'y a que les Sens de la Veue et de l'Ouye à qui elles sont necessaires, parce que leurs objets sont esloignez : Mais elles sont inutiles aux autres, dautant que leurs objets s'unissent immediate- ment avec eux. Le chaud, le froid et les autres qualitez tactiles se joignent par elles-mesmes au Toucher, les saveurs au Goust, les odeurs a l'Odorat, comme nous montrerons evidemment quand nous parlerons de la Connoissance Sensitive.

Cela estant ainsi. Il ne faut pas douter que l'Ange et l'Ame separée qui se peuvent unir immediate- ment a tous les Objets, ne les puissent aussi connoistre sans Especes comme ces Sens-là. Or cette Connois- sance est bien plus parfaite que celle que nous avons. Car nous ne connoissons que le dehors des choses, parce que les Sens ne fournissent a nostre Esprit que les accidens sensibles, qui sont comme l'escorce qui envi- ronne les Corps : Et s'il pretend de passer plus avant, il faut que ce soit par de longs circuits, et par une infinité de consequences qui sont le plus souvent trompeuses, et qui tout au plus ne nous donnent que des notions vagues et confuses de la nature des choses.

Mais les Substances séparées qui penetrent les Corps en toutes leurs parties, voyent le fond de leur nature; ils en connoissent les vertus et les actions; en un mot rien de tout ce qui est en eux n'échappe à leur intelligence. Et ce que nous disons des Substances cor- porelles, il le faut dire aussi des spirituelles qu'elles connoissent de la mesme maniere, car en les penetrant elles voyent tout ce qu'elles sont, leurs facultez, leurs mouvemens, leurs pensées; parce que tout ce qui est, est l'objet de leur Connoissance.

Ce n'est pas neantmoins que cette Connois- sance experimentale leur puisse faire connoistre tout ce qui appartient à l'essence des choses, comme sont les rapports que les unes ont avec les autres, les notions universelles, et les connoissances practiques qui s'en peuvent tirer. Mais les Especes generales qui leur ont esté infuses au moment de leur creation, achevent et consomment cette Connoissance; de la mesme sorte que les Especes qui sont nées avec les animaux ou consiste leur Instinct, comme nous montrerons cy- apres, perfectionnent et accomplissent la Connoissance que les Sens leur donnent des choses qui leur sont amies ou ennemies. Car la veué que la Brebis a du Loup, ne luy apprend pas que c'est un ennemi qui attente a sa vie; mais elle réveille le souvenir de l'Image naturelle qui l'en instruit : Et de ces deux Connoissances se forme l'aversion qu'elle a contre luy, et la resolution qu'elle prend de le fuir. De mesme la Connoissance que les Anges acquierent en s'unissant à leurs objets, et qui leur en fait connoistre l'existence et la presence, réveille celle que les Images naturelles leur donnent de tout ce qui regarde leur essence; et de ces deux il se forme une notion qui comprend tout ce qui s'en peut connoistre.

Comment les Ames separées connoissent

Quant aux Ames Separées comme elles n'ont point este pourveuës de ces Especes naturelles, si on en excepte quelques-unes qui servent a l'instinct pour cer- taines actions, et qui sont en fort petit nombre : Il est certain qu'elles ne peuvent naturellement avoir une Connoissance si parfaite des choses que les Anges. Mais il est fort vraysemblable que celles qui sont destinées pour la Gloire, recevront de la main liberale de Dieu les mesmes avantages qu'il a donnez aux Esprits Angeliques; puisqu'il dit qu'elles leur seront sem- blables, et qu'il y a de l'apparence que devant occuper les places de ceux qui luy ont este rebelles, elles auront aussi les mesmes privileges et les mesmes Connoissances qu'ils avoient.

Pour celles à qui le Ciel sera fermé, quoy qu'elles avent la puissance de connoistre la nature parti- culiere des choses, les pouvant penetrer et se transformer en elles aussi-bien que les Anges; Elles ne seront point secouruës des Especes generales que les autres auront, et ne pourront par consequent avoir une Connoissance si parfaite que la leur. Mais quelle qu'elle soit, l'estat où elles seront la retranchera bien, et ne leur laissera presque point d'autre liberte que de penser aux peines et aux sup- plices qu'elles souffriront eternellement.

Comment l'Ange et l'Ame connoissent les Pensées d'autruy

Les Anges et les Ames Separées ont une sorte de Connoissance qui a bien donné de l'exercice dans les Escholes, pour expliquer comment elle se fait. C'est la Connoissance des Pensées, dont il nous faut aussi parler. Car quoy que nous ayons dit en general qu'elles se connoissent comme les autres choses : Il y a neant- moins quelque considération particuliere a y faire; puisqu'il est certain qu'elles ne se peuvent pas toutes connoistre, et qu'il y en a de secretes et de cachées que les autres ne peuvent découvrir.

Pour sçavoir ce qui cause cette difference, et donner un fondement certain a une si difficile recherche, il faut presupposer, Que toutes les Creatures intelligentes sont destinées pour la Societé; et que cette Societé demande deux choses : La premiere, que ceux qui la composent puissent quand ils voudront commu- niquer leurs Pensées aux autres; La seconde, qu'ils les leur puissent aussi tenir cachées quand il leur plaira. Car la Communication est le lien de la Societé, mais le Secret en fait la seureté. Ce sont donc les deux points que nous avons à examiner. Car il faut voir quel est le moyen par lequel les Anges et les Ames separées se communiquent leurs pensées, en quoy consiste leur Parole et leur Langage. Et quel est celuy par lequel ils les peuvent tenir secretes et cachées.

Quant au premier; nous ne voulons pas nous arrester à ceux qui ont dit que les Anges avoient des mots et des termes particuliers, ou d'autres signes sen- sibles pour se faire entendre comme nous. Ces moyens sont trop materiels pour convenir ai des Substances tout- à-fait spirituelles : Ils peuvent a la verité communiquer avec les Hommes, par des paroles qu'ils forment en bat- tant l'air comme font les organes de la voix : Mais cette communication ne peut avoir lieu entre eux; Leur Societé estant tout-à-fait Intellectuelle, doit avoir un moyen pour s'entretenir qui soit tout spirituel.

Hors ceux-là, tous les autres se sont rangez en deux partis differens. Car les uns croyent que l'Ange qui se veut faire entendre ai un autre, fait couler dans son Entendement une Espece ou une Lumiere spirituelle qui porte l'Image de sa pensée, et qui la luy fait connoistre. Mais les autres tiennent que sans envoyer hors de luy aucune Image, il dirige seulement sa pensée a celuy à qui il la veut decouvrir; ou comme d'autres disent, il ouvre sa volontê et luy fait voir comme en un miroir, tout ce qu'il luy veut faire sçavoir.

La premiere de ces opinions ruine le Secret que la Societe demande. Car si quelque Espece sort de l'Entendement de celuy qui veut communiquer sa pen- sée ; il est certain que tous les autres la pourront connoistre aussi-bien que celuy à qui il la veut confier; puisque cette Espece peut estre apperceue également de tous les Anges; comme les Especes visibles d'un objet peuvent estre remarquées de toutes sortes de per- sonnes.

D'ailleurs pour communiquer l'Espece et l'Image de sa pensée à quelqu'un, il ne s'ensuit pas que celuy-cy la connoisse, parce que la presence des Especes ne donne pas toujours une Connoissance actuelle; comme il paroist en celles de la memoire qui pour presentes qu'elles soient a l'Esprit, ne le font pas tousjours souvenir des choses. or si cela se faisoit ainsi dans les Anges, ce seroit un defaut notable ai la Communication qu'une si parfaite Societé exige.

L'autre opinion est encore moins scustenable que celle-là, puisqu'elle destruit la plus solide maxime de la Nature, et qu'elle suppose que l'action se peut faire sur une chose distante et esloignée. Car quoy qu'un Ange dirige sa pensée pour se faire entendre a un autre, qui peut faire connoistre a celuy-cy cette Direction? qui peut luy faire sçavoir que la volonte de l'autre s'est ouverte, et qu'il luy veut decouvrir son secret? puisque cette Direction et cette Ouverture sont des actions immanentes qui ne soitent point de la puissance qui les produit; et qu'il n'y a aucune Espece ni aucune vertu qui sorte d'elle, comme nous venons de montrer.

Pour resoudre donc cette question par un moyen plus raisonnable que ne sont ceux dont on s'est servi, il faut s'arrester ai la Maxime proposée; Que nulle cause ne peut agir sur quoy que ce soit, qu'elle ne soit jointe a luy immediatement ou par quelque vertu qui les unisse. Dans la Communication que les Anges et les Ames separées ont ensemble; il n'y a aucune vertu qui les puisse unir, parce qu'elle destruiroit le Secret que la Societé demande : Et par consequent il est necessaire qu'ils se joignent immediatement, et que celuy qui veut découvrir sa pensée à un autre, s'unisse avec luy, et qu'il le penetre pour luy faire voir sa pensée. Cela est facile a persuader, si l'on se souvient de la promptitude avec laquelle ils se meuvent : Car si le mouvement de la Lumiere se fait en un moment, on peut croire que celuy des Anges et des Ames en approche fort. Mais ce qui le rend encore plus vraysemblable, c'est que cette maniere de se communiquer est la plus parfaite de toutes; puisqu'elle se fait sur l'original des pensées, et non pas sur les Images des pensées comme celle des Hommes : Et qu'elle est la plus Secrete, estant toute ren- fermée entre ceux qui la font, sans crainte que les autres la découvrent. Nous presupposons icy que les Anges et les Ames se penetrent les uns les autres. Ce que nous prouverons aux Livres suivans.

on nous dira peut-estre que ce nous est un avantage de communiquer ensemble de loin par les paroles, par les lettres et par d'autres signes exterieurs; et qu'il ne faut pas priver les Substances separées d'un moyen si commode et si necessaire. A la verité ce moyen est utile aux Hommes qui ne peuvent faire autrement : Mais s'ils pouvoient entrer dans la pensée comme font les Anges, l'avantage en seroit bien plus grand; et il y auroit bien plus de certitude et de secret qu'il n'y en a dans les paroles, ni dans toutes les autres manieres de s'expliquer que nous avons.

Mais quoy! le Mauvais Riche qui estoit dans les Enfers vid de loin Abraham; et l'un et l'autre se par- lerent, quoy qu'il y eust un grand cahos entre eux, comme dit l'Escriture. Nous ne voulons pas dire que ce ne soit la qu'une parabole qui ne demande pas une exacte verité; Nous croyons que la chose s'est passée en effet comme elle est écrite : Mais comme cét entre- tien est singulier, il se fit aussi par un moyen extraordinaire; et ce fut Dieu mesme ou les Anges qui revelerent a l'un et a l'autre les pensées qu'ils avoient.

Comment les Hommes communiquent avec les Substances separées

La plus grande difficulté est de sçavoir si la Communication que les Hommes ont avec les Anges et les Ames separées se peut faire de la mesme maniere. Car on ne peut douter qu'il n'y ait quelque Societé entre nous et elles, puisqu'il y en a entre toutes les natures intelligentes; et que le commerce que nous devons avoir ensemble est un point de la vraye Religion. Les Anges et les Ames Bienheureuses peuvent à la verité venir à nous, nous penetrer et s'unir a nos pensées : Mais nous ne pouvons aller vers elles si elles sont dans le Ciel. Que deviendront donc les voeux et les Prieres que nous leur faisons? Comment connoistront-elles nos besoins et nos devoirs, estant si esloignées?

Je ne pretends pas parler icy de la Connoissance qu'elles peuvent avoir de nos pensées dans le Verbe, qui est la Connoissance que l'Eschole appelle matinale. Ni de celle qui se peut acquerir par les paroles et par tous les autres signes exterieurs, par les- quels nous faisons connoistre nos pensées aux autres : Car nous avons dit que les Anges et les Ames separées les pouyoient connoistre par-là. Mais comme cette Communication se fait de proche en proche, et qu'il est question de celle qui se fait d'icy-bas jusques au Ciel, où ces moyens sont inutiles; il en faut chercher un autre qui soit propre à celle-cy.

Disons donc hardiment, Que comme elle ne se pouvoit faire de nostre part par des moyens naturels et qui fussent en nostre puissance : Dieu qui ne manque jamais à ses Creatures dans les choses qui leur sont necessaires, y en a employé un extraordinaire et surnaturel. Car il a donné à chacun de nous un Ange Gardien, dont la principale destination est d'entretenir cette Societé; et de se charger de nos voeux et de nos prieres pour les porter à ceux a qui elles s'addressent. En effet, bien que cét Ange ait soin de nous secourir par les conseils et par les inspirations qu'il nous donne à tous momens; les graces que Dieu verse si abondam- ment sur nous, pouvoient toutes seules satisfaire ai tous ces besoins-là. Mais il n'estoit pas seant à sa Grandeur et a sa Majesté de se mesler du commerce qui devoit estre entre nous et les Substances séparées : Il faloit qu'il y eust des Ministres qui fussent destinez à cét employ. Ce sont eux que jacob yid autrefois monter et descendre par cette Eschele mystérieuse qui luy appa- rut en songe; Car ils font encore tous les jours le mesme chemin; et ils ne le font que pour porter nos Prieres au Ciel, et pour nous apporter des nouvelles du secours que l'on nous y donne. L'Escriture nous apprend cette verité en termes exprés, quand elle nous dit qu'ils tiennent les Encensoirs où sont les parfums des Oraisons des Saints qu'ils font monter au Ciel; Que l'Ange Raphaël estoit celuy qui presentoit à Dieu les prieres de Tobie; et qu'enfin ce sont des Esprits qui sont destinez au ministere du salut de ceux qui sont appellez a la Gloire.

Comment les Anges et les Ames peuvent cacher leurs Pensées

L'autre point qui nous reste a examiner; est le moyen par lequel les Anges et les Ames peuvent cacher leurs Pensées et les tenir secretes. Car puisqu'en se penetrant les unes les autres ils peuvent s'unir aux Facultez qui les produisent et qui les gardent, comment ne les y vovent-ils point? Et puisqu'il y en a qu'ils peu- vent connoistre, qui les peut empescher de connoistre les autres, si elles sont produites de la mesme maniere, et si elles sont toutes de mesme nature?

La question s'estend mesme jusques aux Hommes, et y paroist bien plus estrange. Car cela est estonnant qu'un Ange ne puisse découvrir le secret de leur coeur : Et que le Demon qui connoist, a ce que l'on dit, tous les Phantosmes de leur Imagination, ne scau- roit voir leurs pensées : Quoy qu'il y ait plus de rapport entre luy qui est spirituel et la Pensée qui est spirituelle, qu'il n'y en a entre luy et le Phantosme qui est materiel. joint qu'il n'est pas aisé de concevoir, comment il peut connoistre le Phantosme, et qu'il ne puisse connoistre la Pensée que l'Entendement forme sur le modele de ce Phantosme, et qui luy est semblable.

Il faut donc dire que les Anges et les Ames separées ont a la verité la puissance naturelle de connoistre toutes les Pensées que les unes ou les autres puissent former, pour les raisons que nous avons dites. Mais parce que le Secret est de la police de la Societé, Dieu pour le maintenir entre les Substances intellectuelles, a lié cette puissance, et luy a mis un frein qui l'empesche de découvrir ce que la volonté veut tenir caché : Et il fait sur cette puissance ce qu'il fait ordinairement sur celle qu'ont naturellement les Demons de mouvoir les Corps. Car comme ils cause- roient un desordre épouvantable dans le monde, s'il leur estoit permis d'exercer cette puissance de la façon qu'ils voudroient et toutes les fois qu'ils en auroient envie : La Bonté et la Sagesse de Dieu l'arrestent, et sus- pendent son action quand il luy plaist. De sçavoir comment il lie ces puissances-là et comment il les empesche d'agir, c'est un autre secret qu'il s'est reservé à luy-mesme; et tout ce que nous en pouvons dire, c'est peut-estre qu'il les prive en ces occasions du Concours qu'il donne à toutes les actions des Creatures, sans lequel elles ne se peuvent faire. Car il est vraysem- blable, que luy qui sçait ce que la volonté d'un Ange ou d'un Homme veut et doit tenir caché, refuse à ceux qui le voudroient découvrir, le secours qui leur seroit necessaire pour cela : Et qu'il leur rend si-tost que la volonté n'en veut plus faire un secret, et qu'elle consent qu'il leur soit connu.

On pourroit demander si l'empeschement que Dieu met à la découverte des Pensées, s'estend aussi sur les Phantosmes. Car puisque les Pensées se forment sur eux et qu'elles leur sont semblables; si l'Ange peut connoistre le Phantosme il pourra découvrir la Pensée. On pourroit dire que s'il y a des Phantosmes qui puis- sent découvrir les pensées, il est necessaire, et la police du secret demande, que Dieu en oste aussi la Connoissance. Mais pour demeurer dans l'opinion commune qui tient que l'Ange peut connoistre tout ce que fait l'Imagination, il faut observer qu'il y a deux sortes de Pensées. Il y en a de premieres qui se font sur le modele des Phantosmes, et qui sont en quelque façon necessaires; parce que si l'Esprit n'est distrait, l'Imagination ne luy peut presenter un Phantosme qu'il n'en forme l'Idée; non plus que les yeux ne peuvent s'empescher de voir les objets, quand ils en reçoivent les Images. L'Ange peut connoistre ces Pensées-là en connoissant les Phantosmes, parce qu'elles leur sont semblables. Mais il y en a d'autres que l'Entendement adjouste a celles-là, dans lesquelles consistent les jugemens qu'il fait des choses; Et parce qu'elles sont libres et independantes des Phantosmes, il est impos- sible qu'on les puisse découvrir si la volonte n'y consent. Car quoy qu'un Ange connoisse la premiere, il ne peut sçavoir si l'Entendement formera les autres; ni moins encore si la volonte y voudra consentir apres qu'elles seront formées. A la verite par la Connoissance qu'il aura des inclinations, de la force ou de la foiblesse du jugement, et des mouvemens qui se font dans l'Appetit sensitif, dans les Esprits et dans les Membres; Il peut tirer de grandes presomptions des desseins qu'un Homme aura pris. Mais avec tout cela, ce ne seront que des conjectures dont il ne peut faire un juge- ment certain; parce qu'il n'y a que Dieu seul qui puisse voir le fond et le secret des Coeurs.

Apres avoir montre en quoy consiste la Connoissance de l'Entendement, il semble que nous devrions maintenant parler de ses diverses Especes, et marquer la difference qu'il y a entre Concevoir, juger et Raisonner; et la maniere dont se font ces trois Operations qui comprennent toutes les autres. Mais nous avons soigneusement examine ces differences au Traité de la Connoissance des Animaux, où nous avons montré, Que Concevoir n'est autre chose que former l'Image des objets; Que juger, c'est unir ou separer deux Images; et que Raisonner, c'est de plusieurs juge- mens que l'on a faits en unissant diverses Images, reprendre les premieres pour les unir avec les der- nieres. De sorte que le Raisonnement n'est qu'un retour que l'Ame fait sur ses premieres notions, pour les joindre avec les dernieres. Sans retoucher donc a ces matieres, il vaut mieux parler tout d'une suite de la Connoissance des Sens. Car si nous faisons voir qu'elle se fait aussi par la production des Images, ce sera une Preuve confirmative de tout ce que nous avons dit cy- devant.

DE LA CONNOISSANCE SENSITIVE

Des Especes sensibles

Les sens connoissent

Si la Connoissance des Sens et de l'Imagination est une veritable Connoissance; et si c'est une fonction qui leur soit cemmune avec l'Enten- clement, il n'y a pas lieu de clouter que celle-cy se formant par la procluction des Images, l'autre ne se fasse de la mesme maniere. Car puisque Connoistre c'est agir, si le Sens et l'Entenclement connoissent, il faut qu'ils avent une action cemmune. or l'Entendement n'a point d'autre action pour connoistre, que la procluction des Images, comme nous avons montre; et par conse- quent le Sens n'en peut avoir d'autre que celle-là.

La question se reduit donc a sçavoir si les Sens ont une veritable Connoissance. Qui en pourroit raison- nablement douter, puisque les Animaux connoissent exactement ce qui leur est bon ou mauvais; qu'ils pour- suivent l'un et fuyent l'autre, et qu'ils font mesme des actions qui peuvent faire croire qu'ils ont de la raison? Car apres tout, Connoistre n'est autre chose que se representer, c'est-a-dire se rendre presentes les choses esleignées, pour jouïr de celles qui sont bonnes, et pour éviter l'approche de celles qui sont mauvaises. Les Animaux pourroient-ils subsister sans ce secours-là? et ai quels perils ne seroient-ils point exposez, s'ils n'avoient ce discernement?

Je sçay qu'il y en a qui les privent de toute connoissance ; mais ils sont aussi contraints de leur oster tous les Sens : car il y a une si grande liaison entre ces deux choses, qu'il est impossible de leur oster l'une sans l'autre. Et en ce cas les Animaux ne seront plus ani- maux, puisque l'animal se definit par le Sens; et il faudra desmentir ses yeux, sa raison et le consentement general de tous les siecles. Ne nous arrestons donc point a refuter une opinion qui se destruit elle-mesme.

Aussi-bien il n'est pas icy question du Sens, ni de la Connoissance des Bestes; il suffit que la Faculté Sensitive dans l'Homme connoisse; et que sa connois- sance soit distincte de celle de l'Entendement. Or il n'y a pas lieu de douter de cette distinction, puisque l'une est souvent contraire à l'autre, et qu'en mille rencontres l'Entendement corrige la connoissance des Sens.

Apres tout quand il n'y auroit que l'Entendement qui connust par les Sens, comme quelques-uns veulent, la question seroit vuidée; puisque nous avons montré que sa Connoissance consiste dans la production des Images.

Nous ne voulons pas neantmoins en demeurer à cét accommodement, il faut faire voir a ceux qui tien- nent cette opinion qu'ils se trompent ; et que les Sens et l'Imagination ont leur Connoissance propre, qui se fait par la production des Images comme celle de l'Entendement. Les raisons que nous en avons desja données sont invincibles; mais par surabondance de droit, nous voulons confirmer cette verité par d'autres qui ne seront pas moins concluantes. Mais auparavant il faut dire quelque chcse des Images sensibles que l'on appelle Especes Intentionnelles, et que la pluspart des Philosophes croyent estre necessaires à tous les Sens pour connoistre leurs objets.

Qu'il y a des Sens qui ne peuvent connoistre sans Especes

Il est certain que la Veue ne se peut faire sans elles, et qu'il faut que les corps envoyent leurs Images aux yeux pour en estre apperceus. Elles se reconnois- sent manifestement dans les miroirs, et dans ce qu'on appelle le petit monde, quand la Lumiere passant par un petit trou dans un lieu obscur, y porte la figure et la couleur des objets qui sont au dehors.

Il en faut dire autant de l'ouye, car il est neces- saire que l'Image du Son se multiplie dans l'air pour estre entendu tout entier et en mesme temps, de plu- sieurs personnes. je sçay qu'il y en a qui tiennent que le Son n'est qu'un certain mouvement tremoussant que souffrent les corps qui font du bruit; et que ce mouve- ment se respand dans l'air et dans les autres corps voisins; de maniere qu'il n'est point besoin d'Especes pour le communiquer a l'oreille.

Mais quoy que cette sorte de mouvement se trouve pour l'ordinaire avec le Son; c'en est la cause, et non pas la forme. Car le Son va bien souvent plus loin que luy, et passe par des endroits où l'air êmeû ne sçau- roit entrer avec la promptitude que demande le Sens de l'ouye. En effet on entend à travers une espaisse muraille le coup que l'on y donne de l'autre coste : Le son que fait une pierre enfermée en un vaisseau de fer ou de verre quand on la remue, se fait entendre. Les poissons enten- dent en un instant le moindre bruit que l'on fait au rivage. Et il n'y a pas d'apparence que l'air emeû passe à travers des corps si denses et si lourds, ni que son mouvement se puisse communiquer à eux si promptement.

En second lieu, le Son et le mouvement qui l'accompagne ont des proprietez differentes : car outre qu'il y a des sons graves et aigus, et que cela ne se dit point des mouvemens; les proportions qui font les har- monies sont souvent differentes de celles qui se trouvent dans leurs mouvemens, comme nous avons amplement montre au traite de l'Iris.

D'ailleurs comme il y a des Sons differens, et mesme qui sont contraires entre eux, ils se destruiroient les uns les autres si ce n'estoit que des mcuvemens : parce que les mouvemens qui sont opposez se destrui- sent.

Outre que si on agite violemment l'air qui esta l'entour d'une cloche qui sonne, pourveu qu'on ne touche point a la cloche, le son ne laissera pas de se respandre dans l'air, qui pourtant n'est pas susceptible du mouvement qui accompagne le son, estant agite par un autre qui est plus puissant.

Enfin la voix se conserve et se multiplie dans les voûtes qui sont de figure elliptique ou parabolique, et par consequent il faut qu'elle ait divers ravons comme la Lumiere, qui se reflêchissent à angles égaux pour s'aboutir tous ensemble au point où la voix se ramasse. or cela ne se peut dire de l'air emeû, et ne convient pro- prement qu'a la Lumiere et aux Especes sensibles.

Quels sont les Sens qui n'ont pas besoin d'Especes

Il faut donc conclure que la Veuë et l'ouye ne peuvent connoistre leurs objets sans en recevoir les Images. Mais on ne peut pas dire la mesme chose des autres Sens.

Premierement on n'en sçauroit douter pour ce qui concerne le Toucher. Car puisqu'une des proprietez des Especes sensibles est de faire connoistre les objets esloignez, parce qu'elles se respandent hors d'eux : Si le Toucher avoit besoin d'Especes, il pourroit connoistre les qualitez tactiles, sans qu'elles fussent jointes à son organe, comme l'oeil connoist les couleurs : Ainsi il pourroit sentir ce qui est mol, dur, ou aspre sans le tou- cher. joint qu'il n'est point besoin d'Especes où les objets se peuvent joindre immediatement à la puis- sance; et comme les qualitez tactiles ont ce pouvoir-là, il n'est point necessaire qu'elles avent des Especes pour se faire sentir.

D'ailleurs ce qui cause la douleur est ce qui cause le sentiment; mais pour causer la douleur il faut alterer et corrompre le Sens; et par consequent l'Espece qui cause le sentiment pourra alterer le Sens : Ce qui est contraire à la nature des Especes, qui n'ont qu'un estre representatif, comme on dit communément.

Enfin si l'on prend garde que le Toucher ne connoist la dureté, la mollesse, l'asprete et la polisseure que par le mouvement que fait son organe sur les corps qui ont ces qualitez-là, on verra bien que ce n'est point par le moyen des Especes : Car on ne sçauroit juger qu'une chose est dure ou molle que parce qu'elle resiste ou cede au mouvement du toucher; ni qu'elle est aspre ou polie si on ne la taste en divers endroits. Or si ces qualitez envovoient leurs Especes, le Sens n'auroit point besoin que son organe se meust pour les connoistre. Que s'il ne s'en sert point pour ces qualitez- la, il n'est point necessaire qu'il en ait pour la chaleur et pour les autres qualitez actives; parce qu'un mesme Sens ne connoist ses objets propres que d'une seule maniere. Cette raison me semble convainquante, et montre evidemment que le Toucher juge de ses objets sans l'intervention d'aucunes Images.

Il en faut dire autant du Goust, parce que c'est une sorte de toucher, comme dit Aristote; et la pluspart des raisons que nous venons d'apporter pour celuy-ci, prouvent encore qu'il n'a point besoin d'Especes pour juger des saveurs.

Il n'y a que l'odorat qui puisse faire difficulte, car les plus grands Philosophes se sont partagez là-des- sus. Averroes tient que l'odeur qui touche le Sens, n'en est que l'Espece qui se respand dans le milieu comme celle des couleurs. Les autres disent qu'elle est réelle et veritable. Mais Avicenne croit qu'elle est soustenue de l'expiration qui sort des corps odorans. D'autres pen- sent qu'elle est produite dans le milieu comme la Lumiere. Enfin Saint Thomas semble les vouloir accor- der, en disant que l'odeur se respand jusques à un certain espace par le moyen de l'expiration qui peut aller jusques-là, mais qu'il faut qu'elle produise des Especes pour se faire sentir si elle passe plus avant.

Or quoy que la decision de ce differend soit inutile à nostre dessein, qui ne pretend autre chose que de montrer qu'il y a quelqu'un des Sens qui n'a pas besoin d'Especes pour connoistre son objet : Nous pou- vons neantmoins dire en passant, que l'opinion d'Avicenne nous semble la plus raisonnable. Car outre les raisons qu'il apporte, et qui demonstrent qu'il y a quelque expiration qui sort des corps odorans et qui en respand l'odeur : comme de ce que la pluspart de ces corps-là se diminuent et se fletrissent en perdant leur odeur; que la chaleur excite et reveille l'odeur; que le vent la porte et la dissipe; que les odeurs réjouissent ou blessent le cerveau; que nous ne sentons point qu'en aspirant l'air et l'attirant par le nez; qu'on est quelque- fois long-temps avant que de sentir le corps odorant, quelque proche qu'il soit. outre ces raisons, dis-je, qui montrent qu'il sort quelque substance des corps, qui communique au Sens l'odeur dont elle est imbue : Nous en avons d'autres qui font voir evidemment que l'odorat ne se fait point par l'entremise des Especes.

En effet ce Sens-là ne discerne point si le corps odorant est esloigné ou non; quoy que ce soit un privi- lege des Especes de faire connoistre la distance des objets comme font celles des couleurs et des Sons. D'ailleurs à considerer exactement la nature de ces Especes, elles ne servent de rien a la perfection des choses d'où elles sortent, qui ne seroient pas moins par- faites a leur égard quand elles en seroient privées : Et l'on peut dire que ce sont des qualitez supernumeraires qui ne leur ont esté données qu'en faveur de la Connoissance. Or comme la Connoissance est destinée pour jouir des biens et fuir les maux, et qu'il y a des biens et des maux esloignez qu'il est necessaire de connoistre promptement, de peur que les biens ne s'échappent, et que les maux ne surprennent; les Especes ont esté données pour en avoir une prompte Connoissance. Mais les autres, qu'il n'estoit point neces- saire de connoistre avec tant de haste, comme les qualitez tactiles et les autres qui servent à discerner les alimens, n'ont point eu besoin de ces moyens extraor- dinaires, les Animaux les pouvant connoistre sans peril avec beaucoup de temps. Or les odeurs sont principale- ment destinées pour discerner les bons et les mauvais alimens. C'est-pourquoy l'organe de l'Odorat est tout proche de la bouche, et avant qu'un Animal mange quelque chose, il ne la taste ni ne la gouste pas comme nous pour connoistre si elle est bonne, il la flaire seule- ment, et juge de sa bonté par son odeur.

Il ne faut point s'arrester a l'objection qu'on fait des Vautours qui sentent les charongnes de si loin, qu'il n'y a aucune apparence que l'expiration y puisse porter l'odeur : et qu'elle ne se peut respandre dans l'eau, quoy que les poissons sentent l'appas d'une fort grande distance. Car il est presque impossible de veri- fier ces observations, et l'on doutera tousjours si ces Animaux-là viennent de dessein ou par hazard où ils trouvent à manger. joint que l'expiration qui porte l'odeur n'est le plus souvent autre chose qu'une Substance spiritueuse qui sort du corps odorant; et cette sorte de Substance est si prompte et si subtile, qu'elle peut penetrer les corps les plus denses.

Concluons donc qu'il n'y a que les Sens de la Veuê et de l'ouve qui avent besoin d'Especes pour connoistre leurs objets. C'est-pourquoy il n'y a qu'eux seuls qui jugent de la situation et de la distance de ceux qui sont esloignez : et parce qu'il n'y a que les Especes qui puissent donner cette Connoissance, comme nous allons montrer, il s'ensuit que les autres Sens qui ne l'ont pas, ne connoissent point par ce moyen-là. Il fau- droit maintenant voir les consequences que nous voulons tirer de cette hypothese.

Mais auparavant je suis contraint de dire que tous ces raisonnemens m'ont ouvert l'esprit sur la nature de ces Especes, et m'ont donné quelques conjec- tures qui peuvent esclaircir une matiere si obscure et si peu connue. Le Lecteur ne sera pas à mon advis fasche de les sçavoir, et il m'excusera sans doute si je m'escarte un peu de mon dessein, pour parler d'une chose qui a fait taire les plus subtils Philosophes.

Quelle est la Nature des Especes sensibles

Premierement c'est un grand point pour abbre- ger les difficultez qui s'y trouvent, d'avoir montre qu'il n'y a point d'Especes sensibles que dans les objets de la Veuë et de l'Ouye. Car l'on peut descouvrir la Nature des Especes visibles par le moyen de la Lumiere exterieure; et celles des Sons par celles qui sont visibles.

Pour connoistre donc la Nature et l'essence de celles-cy, il faut presupposer que la Lumiere qui est dans les corps lumineux respand hors de soy une autre lumiere qui luy est semblable : et que toute Lumiere sensible a la mesme puissance. De sorte que si l'on fait voir que la Couleur est une Lumiere qui est interieure au corps coloré, comme la Lumiere radicale l'est aux Astres; il faudra necessairement confesser qu'elle a aussi la vertu de respandre en l'air une seconde Lumiere qui luy est semblable.

Or nous avons à mon advis demontré au traité de la Lumiere, que les Couleurs sont des Lumieres, parce que les Couleurs apparentes ne sont autre chose que la Lumiere du Soleil qui se rompt et s'affoiblit en passant a travers un corps diaphane. Et comme les yeux, a qui seuls appartient de juger de la difference de leurs objets propres, ne reconnoissent aucune diversité entre les Couleurs Apparentes et les Couleurs Réelles quant à la couleur, il s'ensuit que puisque les Apparentes sont des Lumieres, les autres qui sont inte- rieures aux corps, comme nous avons montré au lieu allegué, doivent estre aussi des Lumieres. Et par conse- quent qu'elles respandent hors d'elles une autre Lumiere, qui respond a la clarté que les corps lumineux jettent hors d'eux; et cette seconde Lumiere est ce que nous appellons l'Espece ou l'Image de la couleur.

En effet les Especes visibles ont les mesmes proprietez et les mesmes privileges que la Lumiere exterieure; elles subsistent et se perdent de la mesme maniere qu'elle; et hors qu'elles ne sont pas si fortes ni si actives, elles luy sont tout-à-fait semblables; et on n'y sçauroit remarquer aucune difference essentielle. N'ont-elles pas comme la Lumiere, la vertu de represen- ter les subjets d'où elles découlent? n'ont-elles pas toutes deux cela de particulier de ne dépendre point du milieu qui les recoit, mais seulement du principe d'où elles partent, avec lequel elles sont tellement unies qu'elles n'en peuvent estre séparées pour un seul moment; et ne peuvent subsister que par l'irradiation et l'influence continuelle qu'il leur depart? Enfin elles demandent la mesme disposition dans le milieu par où elles passent, que la Lumiere; Elles le traversent comme elle en un moment et en droites lignes; et si elles ren- contrent un corps opaque elles s'y refleschissent à angles égaux ainsi qu'elle fait. Leur refraction est sem- blable a la sienne, car elles s'approchent comme elle de la ligne perpendiculaire quand elles passent d'un milieu rare en un plus espais, ou s'en esloignent quand c'est d'un espais en un plus rare. Et il n'y a que ces deux choses dans toute la Nature ou ces mouvemens se trou- vent. Que diray-je davantage? Les Especes prennent les mesmes couleurs dont la Lumiere se teint dans les verres pleins d'eau et dans les triangles de crystal. Apres une si juste ressemblance, peut-on douter que ces Especes ne soient pas des Lumieres qui se respandent dans l'air?

Voilà donc le fonds de la nature des Especes visibles descouvert, il faut voir maintenant comment elles agissent, car de-là dépend la Connoissance des Especes du Son. Or c'est une verité qu'on ne peut contester que la Lumiere qui sort du corps lumineux, n'est rien qu'un assemblage d'une infinité de Rayons qui se joignant ensemble font une masse qui est large et profonde à la maniere des corps solides; c'est justement comme la toile qui se fait de plusieurs fils assemblez et joints les uns aux autres. Car si l'on considere que l'image du Soleil et de tous les corps colorez en passant par un petit trou dans un lieu obscur, paroist non seule- ment confuse quand elle est trop pres du trou; mais encore qu'elle se voit renversée, en sorte que le haut de l'objet est en bas, et le droit à gauche; Il est impossible de concevoir comment cela se peut faire, et la Nature mesme ne sçauroit à mon advis produire ces effects, s'il n'y a des Rayons qui composent la Lumiere et les Especes. Car si c'est une qualité simple qui n'ait point de rayons differens, elle sera toûjours semblable a elle- mesme en quelque maniere et en quelque situation qu'elle se trouve; et il n'y aura aucune raison pour laquelle elle se doive confondre ni renverser, non plus que la chaleur et l'odeur, l'air ou l'eau que l'on feroit passer par le mesme trou. Il faut donc que cette confu- sion et ce renversement viennent des Rayons dont elle est composée. Car comme ils se couppent et passent l'un sur l'autre au sortir du trou, il faut que l'image qu'ils portent avec eux se brouille et se confonde comme eux; n'estant pas possible qu'elle soit distincte pendant qu'ils demeurent meslez et confondus ensemble. Mais il faut encore qu'elle paroisse renversée : Car comme les Rayons se croisent en passant par le trou, il faut que ceux qui sont au dessus des autres avant que de se croi- ser, se trouvent au dessous aprés l'intersection, et que ceux qui partent du costé droit prennent la gauche.

On peut adjouster a cette observation, que la Lumiere se ramasse en un point, soit qu'elle se refle- chisse dans les miroirs caves, soit qu'elle se rompe en traversant quelques corps diaphanes : Car cela ne se peut faire que par la cheute des divers Rayons qui la composent, dont chacun fait un angle particulier qui se termine enfin en un point ou tous les autres aboutissent.

Enfin si la Lumiere et les Especes visibles n'es- toient composées de Rayons, on ne pourroit rendre raison pourquoy l'Image des corps lumineux et de ceux qui sont colorez, est toute en tout le diaphane et toute en chacune de ses parties. Ce qui est facile a com- prendre en y supposant des Rayons, comme nous avons amplement montré au Traité de la Lumiere. ll seroit inutile de repeter icy ce que nous y avons dit, puisque les raisons precedentes suffisent pour persua- der que la Lumiere et les Especes Visibles sont composées de Rayons.

Cela estant donc veritable, si nous faisons voir que le Son qui se respand dans l'air est aussi composé de ses Rayons particuliers que l'on peut appeler Sonores, comme ceux de la Lumiere s'appellent lumi- neux, nous pourrons conclure que le Son qui se fait dans les corps sonnans respand comme la couleur un autre Son, qui luy est semblable, et qui est composé d'une infinité de Rayons. On ne peut douter de cette verité, si on considere que le Son se refleschit à angles égaux comme la lumiere; qu'il se respand en l'air de telle sorte qu'il est tout en tout l'espace qu'il occupe, et tout en chacune de ses parties; et qu'enfin il se fortifié dans les voûtes de figure elliptique ou parabolique : Car toutes ces experiences font voir evidemment qu'il est composé de rayons.

En effet comme la lumiere ne se reünit en un point dans le miroir parabolique, que parce que tous les costez du miroir sont tellement compassez, que tous les rayons qui y tombent se refleschissent necessairement à ce point; il faut qu'il en soit de mesme du Son, et qu'il ait des Rayons pour faire les diverses cheutes et les divers angles qui les conduisent au point où ils se doi- vent ramasser et reünir tous ensemble. Et comme il n'y a point de raison pour laquelle l'image du corps lumi- neux est toute en chaque partie du diaphane, que parce qu'elle est composée de Rayons, comme nous avons montré en son lieu, il est necessaire que le Son qui s'en- tend aussi tout entier dans chaque partie de l'espace qu'il occupe soit composé de rayons.

Comment les Sens connoissent la distance des objets

A quoy il faut adjouster que la Veuë et l'Ouye sont les seuls entre les Sens qui connoissent la Situation et la Distance de leurs objets. Car le Goust et le Toucher ne jugent que de ceux qui les touchent immediatement; et quoy que le corps odorant soit esloigne, l'Odorat neantmoins ne discerne point sa Distance ni sa Situation ; Mais les yeux et les oreilles connoissent dans leurs objets ces deux circonstances, parce qu'ils connoissent la Lon- gueur des rayons dont leurs Especes sont composées, Oui sans doute les Especes portent avec elles et repre- sentent toute leur Longueur, qui fait connoistre la distance et la situation des choses. C'est pourquoy l'image qui est receue dans le miroir ne se voit pas sur la surface du miroir, mais dans sa profondeur; et il semble qu'elle est au dela du miroir, parce qu'elle represente sa Longueur, et en suite la Distance qui est entre le miroir et l'objet.

C'est pour cela encore que l'Image des objets visibles, quoy qu'elle soit necessairement renversée quand elle est au fond de l'oeil, parce que ses rayons se croisent et passent l'un dessus l'autre en entrant dans la prunelle, comme il arrive dans ce qu'on appelle le petit monde; toute renversée dis-je qu'elle est, elle represente les objets dans leur situation naturelle, dautant que le Sens Voit toute la Longueur des Rayons, et connoist par Consequent que ceux qui sont renversez dans l'oeil, sont d'une autre maniere dans l'objet. Car il voit tout le Rayon B, A, qui tient le haut et le gauche dans l'objet, quoy qu'il soit en bas et a droit dans la retine où se fait la vision. On en peut dire autant des Rayons qui composent le Son; l'Ouye en connoist toute la Longueur, et par elle elle connoist la Distance et la Situation du corps qui cause le Son.

Je sçay qu'il y a de la difficulté en cette hypo- these, et qu'il n'est pas aise de comprendre comment l'Espece represente sa Longueur. Mais il n'y a pas moins de peine ai concevoir comment le Sens peut connoistre la Distance dans les autres opinions.

Car de dire que la Veuë mesure la Distance de l'objet par la grandeur de l'angle que son Espece forme dans l'oeil; outre qu'il faudroit aussi rapporter la Distance des Sons et des angles qui se fissent dans l'oreille; ce que l'on n'accordera pas facilement. Tous les objets qui font un mesme angle dans l'oeil parois- troient egalement distans : cependant un petit corps qui sera proche, peut faire un angle egal à celuy que feroit un grand corps esloigné.

D'ailleurs la Distance d'un mesme objet paroistroit bien differente quand il seroit veû au grand jour, et dans l'obscurite; puisque la prunelle s'appetisse à une grande lumiere et s'eslargit a l'obscurite. Car cela ne se peut faire que l'angle de l'image ne se fasse plus grand et plus petit.

Enfin quelle raison y a-t-il, pour quoy la gran- deur de l'angle doive faire connoistre la Distance? Il n'y a aucune proportion entre la pointe d'une pyramide et toute sa longueur; et le plus subtil Geometre ne sçau- roit dire en voyant seulement l'angle d'un triangle, quelle longueur le triangle peut avoir, puisque sur un mesme angle on peut faire divers triangles de differente longueur. Non, il est impossible de connoistre la Distance qu'il y a de la pointe du triangle a sa base, si on ne connoist la longueur des costez qui le composent. Il est donc necessaire que l'oeil connoisse la longueur des Rayons qui partent de l'objet, pour connoistre sa Distance.

De dire aussi qu'on juge de la Distance d'un objet par l'interposition des autres corps qui sont entre luy et l'oeil, et qu'en voyant ceux-cy plus proches on juge que l'objet est esloigne. Outre qu'on suppose que la Distance de ceux qui sont pres est connue, quoy que cela tombe dans la mesme question : Il faudroit aussi pour juger de l'esloignement d'un Son qu'il y en eust d'autres qui fussent plus proches de l'oreille. D'ailleurs l'interposition des corps est une chose purement acci- dentelle a la Veue; et il n'est pas vraysemblable que la Nature ait remis la Connoisssance de l'esloignement des objets qui est si importante, a une circonstance hazar- deuse et contingente.

Il est vray que quand elle s'y trouve elle sert a le faire connoistre; mais c'est un effet de la Raison qui compare les objets qui sont proches, avec les esloignez; et cela n'empesche pas qu'il n'y ait un autre moyen qui est propre au Sens, et qui devance naturellement le secours de la Raison; laquelle mesme doit auparavant apprendre des yeux qu'il y a des objets proches.

La Veuë et l'Ouye connoissent la Longueur des Rayons

Apres cela je ne voy plus d'autre moyen par lequel les Sens puissent connoistre la Distance de leurs objets, qu'en connoissant la Longueur des Rayons dont leurs Especes sont composées. Et il me semble que la Distance des objets qui paroist dans les miroirs en est une preuve convainquante; car il est aise de voir que tout ce que l'optique dit du progrez et du concours des Rayons pour rendre raison de cet effet, est imaginaire, et n'a aucun fondement dans la Nature. De sçavoir com- ment les Sens connoissent la Longueur de l'Espece, c'est-là le noeud de la difficulte qu'il n'est pas aisé de resoudre. Car il semble que le Sens ne peut connoistre que ce qui le touche : Or il n'y a que l'extremite des Rayons qui touche la retine, et la Longueur n'est pas dans l'extremite. Outre que l'Espece ne peut represen- ter que ce qui est dans l'objet, et que la Distance est exterieure à l'objet.

Il faut donc presupposer que l'Espece visible est de mesme nature que la Lumiere qui sort des corps lumineux, comme nous avons demontre cy-devant. Et par consequent puisque la Lumiere a un estre réel et un estre representatif, il faut qu'il en soit de mesme de l'Espece. Car il est certain que la Lumiere porte l'Image du corps lumineux, et qu'elle se fait voir encore elle- mesme : il faut donc aussi que l'Espece visible porte l'Image du corps colore, et que de plus elle se fasse voir. En effet quoy qu'il n'y ait rien de change dans l'objet, elle le represente en diverses manieres selon qu'elle est alte- rée par le mouvement de ses Rayons. Ainsi quand elle le fait voir renverse, il y a la deux representations; l'une qui fait voir le corps veritable de l'objet, et l'autre qui fait voir sa figure et sa Situation differentes de celles qu'il a effec- tivement. Celle-cy est un effet de l'estre réel de l'Espece, qui estant altere par le renversement de ses Rayons, altere aussi la representation de l'objet. Mais si cet estre réel n'estoit sensible, il ne pourroit faire connoistre le changement qui se fait dans l'Image. Il ne faut donc point dementir ses yeux qui croyent voir les Images des objets dans les miroirs : et toutes les raisons que l'on apporte au contraire, se destruisent par la nature de la Lumiere, a laquelle les Especes visibles participent.

De cette hypothese il s'ensuit que si l'Espece est visible de soy-mesme, elle peut faire voir sa lon- gueur, quelque exterieure qu'elle soit a l'objet.

Or comme l'Espece est composée de plusieurs rayons, qui tous ensemble forment une Pyramide, dont la pointe est en l'oeil, et que celuy qui est au milieu, et qui fait la rectitude de la veuë est perpendiculaire, et que tous les autres sont obliques à son esgard : Il est certain que la longueur ne se connoist pas par le perpendicu- laire, parce que toutes ses parties sont les unes au devant des autres, et qu'il ne peut se presenter à l'oeil, que par son extremité qui n'est qu'un point : C'est pourquoy si l'on regarde perpen- diculairement une chose toute droite, on n'en discerne point la longueur, et les objets que l'on voit par la mire de l'harquebuse, ou par l'alidade des instrumens de dioptrique, quelque esloignez qu'ils soient, semblent estre au bout de l'harquebuse et de l'alidade. Ce sont donc les Rayons Obliques qui font connoistre la Longueur de l'espece, parce qu'ils se pre- sentent à l'oeil non seulement par le point qui les termine, mais encore par tous ceux qui sont dans sa longueur. Car comme en descendant de l'objet ils s'ap— prochent tousjours du perpendiculaire, leurs parties superieures demeurent comme en saillie, et n'ont rien au devant d'elles qui les empesche de se presenter à la veue, qui voit par consequent toute leur longueur. Et à mesure que ces parties se voyent plus distinctement, on reconnoist aussi la longueur de l'espece avec plus de justesse. Cest pourquoy, quand l'objet est grand et proche, comme son espece fait une Pyramide plus large, ses parties saillantes sont plus distinctes, et font connoistre sa juste longueur. Mais s'il est esloigne, la Pyramide s'estressissant par la distance, ses parties ne font plus tant de saillie, et se confondent enfin les unes avec les autres, d'où vient qu'on n'en peut plus discer- la Longueur. La Longueur de l'espece estant donc connue ainsi par le Sens, il n'y a plus de difficulte à concevoir comment il connoist la Distance des objets : parce que la distance n'est que l'espace que la Longueur occupe.

Quelle est la fonction par laquelle se fait la Connoissance des Sens

Mais c'est trop s'escarter de nostre premier dessein; reprenons en la suite, et disons, qu'apres avoir images. montré que tous les Sens n'ont pas besoin d'Especes pour connoistre leurs objets, l'opinion qui tient que la Connoissance des Sens n'est que la reception des Especes sensibles, ne se peut soustenir. Car s'il n'y a point d'Especes pour le Sens du Toucher, qui connoist immediatement les qualitez tactiles, il ne pourra rece— voir aucune Espece, et par consequent il ne connoistra rien : Il est neantmoins certain qu'il connoist sans Especes, et par consequent c'est une necessite, que les autres Sens qui reçoivent les images de leurs objets ne connoissent pas aussi, entant qu'ils reçoivent ces images; parce que la Connoissance se doit faire d'une mesme maniere en tous les Sens.

D'ailleurs, si les Sens qui ont besoin d'Especes, connoissoient seulement parce qu'ils les reçoivent, il faudroit que les miroirs qui les reçoivent tout de mesme que les yeux, les connussent aussi comme eux. Et il ne faut point dire qu'elles doivent estre receuës dans une . organe vivant, et qui leur soit proportionne : car les yeux de ceux qui dorment sans fermer les paupieres, ou qui ont l'esprit distrait, ont toutes ces conditions—là; et neantmoins ils ne voyent point les objets dont ils reçoi— vent les images. Et cela fait bien voir que les Sens agissent quand ils connoissent : car la seule raison pour laquelle la distraction d'esprit et le sommeil les empes- chent de connoistre leurs objets, quoy qu'ils en reçoivent les images, c'est que l'Ame qui est occupée ailleurs ne fait pas l'Action en quoy consiste la Connoissance. joint que la Sensation est une fonction de la vie, et par consequent c'est une action, puisque la vie est un mouvement qui part d'un principe vivant. Enfin, puisque l'Entendement agit quand il connoist, il faut que le Sens agisse aussi, puisque la Connoissance est une fonction commune a l'un et a l'autre, comme nous avons dit cy-devant.

Il est vrav que les Sens doivent patir et souffrir l'impression que les objets font sur eux par leurs Especes ou par eux mesmes; mais ce n'est qu'une condition necessaire à l'action qu'ils doivent faire.

Quelle est donc cette Action? Qu'est-ce que les Sens font quand ils connoissent? Il faut advouer que la Philosophie est bien embarrassée la dessus, et a fourni diverses conjectures a ceux qui ont examine ces matieres. Car les uns disent que la faculte Sensitive s'ap- plique et s'unit aux Especes : les autres qu'elle les considere : quelques-uns qu'elle les esclaire. Il y en a qui veulent que son action principale consiste dans l'Attention; et d'autres l'ont mise dans le Discernement qu'elle fait des objets.

Pour destruire en peu de mots toutes ces opi- nions, nous avons a dire contre celles qui font agir l'Ame sur les Especes que les objets leur envovent; Premierement, que tous les Sens n'ont pas besoin d'Especes; auquel cas ces Sens la n'agiroient et ne connoistroient point, comme nous avons desja marque. En second lieu, que les Especes visibles dépendent tel- lement de la presence des objets d'où elles scrtent, qu'elles ne s'en peuvent separer un moment : Cependant l'Ame juge et se souvient des choses absentes : Il faut donc, si elle a des Especes, que c'en soient d'autres que celles qu'elle a receues de dehors.

De dire aussi que l'Ame les considere; c'est expliquer une chose obscure par une autre qui ne l'est pas moins; il faudrcit auparavant sçavoir ce que c'est que Considerer; car dans sa propre et sa naturelle signification, ce mot ne convient qu'à la Veue, et non point aux autres Sens. Et quoy que par metaphore on l'applique a l'Esprit, il se prend alors pour Connoistre; et la question est de sçavoir ce que c'est que Connoistre.

Il n'y a pas plus de raison à dire que l'Ame esclaire les Especes, car il faudroit qu'elle eust une veri- table Lumiere; et cette Lumiere ne peut esclairer les sons, les odeurs, les saveurs. Et quand mesme elle les esclaireroit, cela ne feroit pas la Connoissance. Car comme le Soleil ne voit pas les corps en les esclairant, et les rend seulement capables d'estre veus : Aussi l'Ame, quelque lumiere qu'elle puisse avoir, ne sçauroit connoistre les Objets en les esclairant, et sa Lumiere ne se1viroit d'autre chose que de les disposer à estre connus : de Sorte que la question demeureroit toûjours a sçavoir ce qu'elle fait pour les connoistre. Nous confessons bien qu'il y a quelque Lumiere dans les Esprits et dans les Especes, qui sert a la Connoissance, comme nous montrerons dans la suite de ce discours; mais ce n'en est pas la cause principale, ce ne peut estre au plus qu'une condition sans laquelle la Connoissance ne se peut faire.

Quant a l'Application que l'on met en avant, ce n'est pas une action qui responde et la noblesse de la Connoissance : ce n'est qu'une condition pour agir, qui est commune a toutes les choses lesquelles s'appliquent au subjet sur lequel elles doivent travailler. Outre que si pour Connoistre, elle ne faisoit autre chose que de s'ap- pliquer aux Especes, elle ne pourroit connoistre que ce qui y seroit represente : Neantmoins elle reconnoist dans les Objets, la bonté, la malice, la conformite, la contrariete; quoy que ces qualitez la ne soient point representées dans les images qu'ils envovent.

Il en faut dire autant de l'Attention, car à parler exactement, ce n'est autre chose qu'une forte applica- tion que l'Ame fait a ses Objets pour les mieux connoistre; car elle fait effort pour s'y unir davantage, elle se roidit et s'affermit sur eux, et l'on peut dire qu'elle est tendue, d'où est venu le mot d'Attention. Et pour montrer qu'elle se donne alors ce mouvement, c'est qu'elle l'imprime à ses organes : Car on voit manifeste- ment que les yeux s'arrestent et se fixent, que leurs muscles se bandent; et mesme on a observe que dans cet effort la ils s'allongent, et que de ronds qu'ils estoient, ils prennent la figure ovale. Et sans doute il se fait quelque chose de semblable en tous les autres Sens, quand ils s'appliquent fortement a quelque objet; leurs fibres se resserrent, tous leurs organes se roidissent et se tendent; d'où vient la lassitude que la continuation de ces actions a de coustume de causer. Si cela est ainsi, l'Attention n'est qu'une condition et une aide qui est necessaire ai la faculté pour connoistre plus parfaitement ses objets. Mais ce n'est pas en quoy consiste sa Connoissance : Car on ne laisse pas de connoistre sans attention; on lit, on escrit souvent sans songer a ce que l'on fait; cependant il faut que les Sens discernent les lettres, les paroles, les lignes, et qu'ils les connoissent par consequent. Enfin, quelque distraction qu'ait l'Esprit, les objets violens ne laissent pas de se faire sentir.

Pour ceux qui ont mis la Connoissance dans le Discernement, ils n'ont pas considere que Discerner se prend pour connoistre exactement une chose sans la confondre avec d'autres, comme si on la separoit d'avec elles : ou pour la distinguer effectivement d'avec les autres en les comparant ensemble. Au premier sens, Discerner c'est la mesme chose que Connoistre; au second il presuppose la Connoissance; car il faut connoistre les choses avant que de les pouvoir compa- rer et distinguer. Ainsi en quelque sens qu'on le prenne il laisse tousjours à scavoir ce que c'est que Connoistre, et quelle est l'action que la faculte Sensitive fait pour cela.

Toutes ces considerations nous obligent à croire qu'il n'y a point d'autre moyen d'expliquer la maniere comment la Sensation se fait, que de dire que la mesme action que l'Entendement fait en connoissant, la faculte Sensitive la fait aussi; et que comme il produit les images et les portraits des choses qu'il connoist, sur le modele des Phantosmes ; elle produit aussi les images et les portraits des objets qu'elle sent, sur le modele de leurs Especes ou de leurs qualitez. Ouy, sans doute, c'est une necessite que cela se fasse de la sorte, puisque la Connoissance est une action commune a l'Entendement et au Sens; car elle ne peut estre com- mune qu'elle ne soit semblable. Or est-il que l'Entendement forme luy-mesme ses images, car il rfv a point d'autre cause qui les puisse former, puisqu'elles sont spirituelles, comme nous avons montre cy-devant : et par consequent il est necessaire que la faculte Sensitive produise aussi les siennes, puisque son action est semblable à la sienne.

D'ailleurs, s'il est vray que tous les objets ne sont pas connus par l'entremise des Especes, et que neantmoins les Images s'en conservent dans la Memoire, c'est une necessite, que la faculte Sensitive produise ces Images, puisque la Memoire les garde et ne les fait pas.

La raison que nous avons apportée cy-devant touchant les Especes visibles, demontre encore cette verite : car si elles ne se peuvent separer pour un moment du corps d'où elles sortent, et que neantmoins l'Imagination se souvienne et juge de ces objets là, tout absens qu'ils soient; il faut que les images qu'elle en a gardées soient differentes de ces Especes; et par conse- quent qu'elle se les soit formées elle-mesme, puisqu'il n'y a point d'autre cause qui les puisse produire.

L'Ame Sensitive fait donc elle-mesme les Images des choses sensibles, et ces images s'appellent Phantosmes, parce que ce sont les effets de la Phantaisie, qui est la mesme chose que l'Imagination, comme nous dirons cy-apres. De sorte que si Connoistre c'est agir, il faut qu'en produisant ces Phantosmes elle Connoisse, et qu'à toutes les fois qu'elle Connoist, elle les produise autant de fois, de la mesme façon que nous avons dit qu'il arrivoit à l'Entendement.

De la Nature du Phantosme

Le Phantosme represente l'accident et le subjet

Parlons maintenant de ces Phantosmes, et montrons ce que c'est, et comment ils se font. Car outre que cet examen fera voir toute l'oeconomie de la faculte Sensitive, il confirmera la verite que nous venons d'es- tablir, et ne laissera plus aucun subjet de douter, que les Images qui font la Connoissance ne soient tout-a-fait differentes des Especes sensibles.

Premierement, on pourroit croire d'abord que les Phantosmes ne sont que les images des qualitez sen- sibles que l'Ame se forme, et que lors qu'elle connoist la couleur ou la saveur, elle ne se represente que la cou- leur et la saveur toutes seules. Mais a bien considerer la nature des facultez Sensitives, il faut que cela se passe d'une autre maniere, et qu'il y ait dans les Phantosmes quelque autre chose que l'Image de ces qualitez.

Il est donc necessaire de se souvenir, que toute faculte Sensitive est une vertu organique qui ne peut agir qu'avec son organe; de sorte que ce n'est pas une qualité abstraite et separée qui agit, comme le mot semble indiquer, mais c'est une qualité qui est dans la matiere : Enfin c'est un composé de la vertu et du subjet où elle est. Or comme la puissance et l'objet sont d'un mesme ordre, il faut que la puissance qui est composée, ait un objet qui soit aussi composé : d'où il s'ensuit, que la couleur, l'odeur, la chaleur, etc. ne sont pas les veri- tables objets des Sens, parce que ce sont des qualitez simples et abstraites, et que le Sens est un composé. Mais a parler exactement, les corps qui ont ces qualitez là, sont leurs veritables objets. Ainsi l'Ame Sensitive ne connoist pas simplement la couleur ni la chaleur, mais ce qui est coloré, et ce qui est chaud : Elle connoist ce qui est dur, mol, aspre ou poli. Car pour le dureté, la mollesse, l'aspreté et la polissure, elles luy sont incon- nues dans cette simplicité là; ce sont des notions qui sont propres à l'Entendement, qui considere ces quali- tez separées et abstraites. La Lumiere mesme qui semble avoir un estre absolu et indépendant de son subjet, n'est pas visible, si elle n'est arrestée dans un corps opaque; de sorte que l'on peut dire qu'elle ne se voit pas toute seule, mais ce qui est lumineux, ou ce qui est illuminé.

Comme la Connoissance est donc une repre- sentation de l'objet, et que l'objet des Sens est composé, il s'ensuit que la representation est aussi composée; et que le Phantosme qui fait cette representation, ne represente pas seulement la qualité sensible, mais encore le subjet où elle est. Et certainement le dessein de la Nature en donnant les Sens aux Animaux, a esté de leur faire connoistre les choses qui sont necessaires a leur subsistence : or les accidens ne servent de rien à cela; parce que la saveur et l'odeur ne nourrissent pas, le bruit ni la figure ne blessent point : Ils cherchent donc ce qui est savoureux et odorant, ils fuyent ce qui fait le bruit, et ce qui a une forme extraordinaire. En effet, ils ne s'arrestent pas a l'odeur qu'ils sentent, ils courent apres la chose odorante; ils ne fuyent pas au premier bruit qu'ils entendent, ils regardent de tous costez pour apprendre ce qui l'a fait. Et sans doute, la Nature auroit este une trompeuse, d'avoir reduit toute leur Connoissance aux accidens exterieurs, et de leur avoir denie celle qui estoit la plus importante pour leur conservation.

Enfin, si la faculte Sensitive pouvoit connoistre les accidens tous simples, elle pourroit faire des abs- tractions, et separer les formes de leur subjet; ce qui n'appartient qu'a une puissance separée de la matiere, comme est l'Entendement. Le Phantosrne qu'elle fait estant compose, elle ne peut rien connoistre de simple, et ne peut par consequent separer les accidens ni les formes.

Mais quoy? les Especes sensibles ne portent l'Irnage que des seuls accidens : Comment le Phantosme qui est fait sur le modele de ces Especes peut-il representer autre chose que ce qu'elles repre- sentent? Car si la Veuë connoist ce qui est coloré, il faut que le Phantosme represente la couleur et le subjet où elle est : cependant le subjet n'est point represente dans les Especes qui sortent des corps colorez.

Il ne faut qu'un mot pour lever cette difficulte. Le Phantosme ne se peut faire autrement qu'il ne repre- sente la qualite et son subjet; parce que la faculté qui le produit est composée, et ne peut rien produire que de composé; et quoy que les Especes soient simples, et ne representent que les seuls accidens; quand elle vient a travailler sur ce patron la, elle agit selon sa nature, et se forme une image qui est composée comme elle. Nous l'avons autrefois comparée a un Fondeur qui fait une statue massive sur un moule qui ne donne que la seule figure, et la seule superficie.

Et certainement on peut dire qu'il est des facultez Sensitives, comme de tous les Arts qui repre- sentent les choses. Chacun donne la matiere à l'image qu'il fait; un Peintre fournit les couleurs, un Sculpteur le marbre, un Graveur le cuivre : Il en est de mesme des Sens, qui sont les Peintres naturels de tous les objets sensibles, ils adjoustent le subjet a l'image qu'appor- tent les Especes, et representent ainsi l'objet tout entier. Et sans doute, puisque la Connoissance des Sens est destinée pour representer les objets sensibles, il faut qu'elle les represente tous entiers; car tout ce qui doit representer quelque chose, la doit representer toute entiere, autrement s'il n'en representcit qu'une partie, ce ne seroit pas la chose qu'il doit representer; et l'on ne diroit jamais, qu'un Peintre qui n'auroit peint que les yeux d'un homme, eust fait le portrait de son visage. Afin donc que l'Ame Sensitive puisse representer l'ob- jet sensible, il faut qu'elle fasse l'Image de ses accidens, et du subjet qui les soustient; autrement elle ne repre- senteroit pas l'objet sensible qui comprend l'un et l'autre.

Qu'on ne demande point d'où les Sens peu- vent tirer l'Image du subjet qui entre dans le Phantosme. N'ont-ils pas le leur propre qui leur peut servir de modele? Et puisqu'ils sont, et qu'ils agissent dans la matiere, cette matiere la ne leur pourra-t-elle pas fournir la Connoissance qu'ils en doivent avoir? aussi- bien n'est-elle que confuse, et ne distingue point le subjet d'avec l'accident. Elle ne distingue pas mesme un subjet d'avec l'autre; car le subjet de la couleur est à la faculte Sensitive le mesme que celuy de l'odeur, de la chaleur, etc. et elle sçait confusement qu'il y a quelque chose où sont tous ces accidens.

Si cela est ainsi, il est indubitable que le Phantosme qui represente le subjet et les accidens, est une chose tout-à-fait differente de l'Espece sensible, qui ne represente que les accidens, et qu'il faut par consequent que la faculte Sensitive le produise elle- mesme; en quoy consiste sa Connoissance.

A quoy il faut adjouster, que comme l'ldée que forme l'Entendement est une qualite, le Phantosme le doit estre aussi; parce que c'est l'effet et le terme de la Connoissance Sensitive, laquelle est une alteration, comme nous avons dit cy-devant, et que l'alteration se termine tousjours ai une qualite. ]oint que c'est une Image produite par la faculte Sensitive, qui est une puissance de l'Ame, et par consequent une qualite qui ne peut rien produire immediatement qu'une qualite.

Le Phantosme se multiplie et se respand en toutes les parties

Mais cette qualite n'est pas sterile et immobile comme la pluspart des autres; car elle n'est pas si-tost fcrmée, qu'elle se multiplie et se respand en toutes les parties de l'Ame.

Et certainement il n'est pas vrav-semblable, que l'Image que l'Ame produit, soit qu'elle soit spiri- tuelle comme celle de l'Entendement, ou corporelle comme celle de la faculte Sensitive, (qui sont sans doute les plus nobles productions qui soient dans la Nature) n'ait pas le privilege qu'ont les couleurs, les sons, la vertu magnetique, et mille autres semblables, et qu'elle ne se multiplie et ne se respande pas comme elles en un instant.

En effet, sans cette prompte effusion et multi- plication d'Images, on ne sçauroit concevoir comment le sentiment du chaud, du froid, etc. que l'on a aux extremitez du corps, se communique si-tost a la teste; ni comment le dessein que l'on a de les faire mouvoir passe si promptement a ces parties; car il faut que les Images qui forment ces Connoissances se portent en un instant de la teste aux pieds, et des pieds a la teste.

On ne pourroit encore comprendre comment la Faculté Formatrice change quelquefois l'ordre que la Nature luy a prescrit pour la conformation des membres, et suit les desseins que l'Imagination luy pro- pose; comme quand les femmes font des enfans monstrueux, ou qui portent les marques des choses qu'elles ont ardemment desirées. Car on ne peut douter que la vertu Formatrice ne prenne part aux Images que leur Imagination a formées, puisque son ouvrage a tant de ressemblance avec elles. Et comme ces Images ne peuvent sortir de l'Imagination, il faut de necessité qu'elles en produisent d'autres qui leur soient sem- blables, et qui descendent jusques à cette basse partie de l'Ame, pour luy marquer la figure qu'elle donne alors aux organes.

D'ailleurs, si la Memoire est une puissance dic- tincte de l'Imagination, il est necessaire que toutes les Especes qu'elle garde soient de cette nature, et que ce soient les effets et comme les copies de ces premieres Images qui se sont produites par la Connoissance, qui est une action immanente, et qui ne sort point de la faculté qui la produit.

Enfin il n'y aura plus lieu de douter de cette verité, si on peut faire voir, qu'apres que les Images de l'Imagination se sont effacées, il s'en trouve encore des restes qui demeurent dans les autres puissances, et qui v subsistent long-temps apres que les autres se sont per- dues. Or outre que la preuve en est evidente dans la Memoire qui conserve ainsi les siennes; elle se peut encore tirer de ces marques que les meres donnent a leurs enfans pendant leur grossesse; de cette sorte de reminiscence qui demeure dans les doigts d'un joueur de luth, apres mesme qu'il a oublié ses pieces; et de ces profondes impressions et inclinations que certains objets laissent dans l'appetit et dans la volonte. Car il est impossible que tout cela arrive de la sorte, qu'il ne soit reste quelque charactere de ces premieres Images que lïmagination a formées, lesquelles se conservent dans ces autres facultez, long-temps apres que celles la se sont evanouïes.

Quand il s'est donc forme une Image dans quelque faculte connoissante, c'est comme une Lumiere qui se multiplie et se respand dans toutes les parties de l'Ame qui en sont susceptibles. C'est à dire que celle qui est spirituelle se communique aux facultez spirituelles; et celle qui est materielle aux facultez cor- porelles : Et l'une et l'autre y agit selon la nature de la faculte qui la reçoit. Car si elle est mobile comme l'Appetit, cette Image l'esmeut; si elle n'a point d'action comme la Memoire, elle n'y produit rien, et s'y conserve seulement; si elle est alterative comme la vertu Formatrice, elle sert de modele a l'alteration qu'elle cause dans les membres, et ainsi du reste. Il en est comme de cette vertu magnetique, dont nous venons de parler, qui bien qu'elle se communique esgalement à tous les corps, n'agit pas esgalement sur eux : elle altere et meut l'aymant, le fer, et les tuiles plombées, sans cau- ser aucune alteration ni mouvement à tous les autres.

Combien il y a de sortes de Phantosmes

Voila quelle est la nature du Phantosme en general, dont nous parlerons plus particulierement au Chapitre du Souvenir. Il faut voir maintenant s'il y en a de diverses sortes; c'est a dire qui soient essentielle- ment differens l'un de l'autre. Car il n'y a pas lieu de douter qu'il n'y ait autant de Phantosmes qu'il y a de diverses sortes d'objets. Mais la question est de sçavoir, si l'Ame Sensitive fait d'un mesme objet plusieurs Phantnsmes qui soient de differente nature.

Certainement si elle a besoin de plusieurs Facultez pour connoistre parfaitement son objet, il faut qu'il y ait autant de differens Phantosmes, qu'il y a de Facultez qu'elle employe à cela; parce que chaque Faculté agit quand elle connoist, et qu'elle n'a point d'autre action que la production du Phantosme, et par consequent si ces Facultez sont differentes, elles forme- ront de differens Phantosmes, puisque les effets respondent a leurs causes.

Il faut donc examiner si elle a plusieurs Facultez, en quel nombre elles sont, et si elles sont de differente Espece.

Des Facultez Sensitives

Combien il y a de Facultez Sensitives

Tous les Philosophes sont d'accord de la plu- ralité des Facultez Sensitives, parce que tous v reconnoissent plusieurs actions et plusieurs organes, qui presupposent diverses Facultez; mais ils sont en differend pour le nombre. Car outre les cinq Sens Extérieurs dont ils conviennent tous; Avicenne en compte cinq Interieurs; le Sens Commun qui recoit les Especes sensibles; l'Imagination qui les retient, la Phantaisie qui les unit ensemble, comme il paroist dans les songes; l'Estimative, qui sans l'aide des sens connoist ce qui est conforme ou contraire, comme sont les inimitiez naturelles qui se trouvent entre les animaux ; et la Memoire qui garde toutes ces Images.

Saint Thomas n'en veut que quatre, confon- dant l'Imagination avec la Phantaisie : Les Medecins n'en reconnoissent que trois, l'Imaginative, la Ccgitative, et la Memoire. Il y en a mesme qui n'en veu- lent que deux, le Sens Commun, et la Phantaisie, laquelle fait toute seule les actions qu'on attribue aux autres.

Pour resoudre cette difficulte, il faut poser deux fondemens qui sont tres-solides; Le premier, que l'Ame Sensitive produit quelque chose en Connoissant, comme nous avons mcntrê. D'où il s'ensuit, que celles de ces Facultez qui ne font que recevoir ou garder les Images, comme la Memcire et l'Imagination, suppose qu'elle ne fasse que retenir, comme dit Avicenne, ne sont point du rang des Facultez Connoissantes.

Le second est, que les Facultez actives ne se reconnoissent que par les actions, et qu'on ne peut dis- tinguer les Facultez Sensitives, que par les diverses Conrioissances qu'elles ont; et par consequent, autant qu'il y a de Connoissances differentes, il faut qu'il y ait autant de diverses Facultez. Or il est certain qu'en gene- ral il n'y a que trois sortes de Connoissances. La premiere est Intuïtive, qui juge des objets presens; la seconde est Abstractive, qui juge des objets absens, et la trcisiesme est Practique, qui connoist ce qui est bon et mauvais, et qui ordonne a l'appetit de le poursuivre ou de le fuir. D'où il faut conclure qu'il n'y a aussi que trois Facultez qui fassent ces trois Connoissances. Le Sens Commun, et les Sens exterieurs ont l'Intuïtive; la Phantaisie a l'Abstractive; et l'Estimative qui connoist ce qui est bon et mauvais et qui conduit immediatement l'appetit, fait la Connoissance Practique. Au reste, le mot de Sens Commun ne se prend pas icy comme dans l'usage ordinaire de la langue, pour le jugement et le bon sens, qui appartient à la raison; mais pour une Faculté de l'Ame Sensitive.

Pour esclaircir tout cela, il faut observer que les Sens exterieurs n'agissent jamais sans le Sens Commun, ni luy sans eux; de sorte qu'on peut dire que c'est une mesme vertu qui agit en divers organes, ou une source qui a divers ruisseaux, comme nous mon- trerons plus particulierement cy-apres. Or la Connoissance qu'elle a n'est que des objets presens; et quand elle connoist l'odeur, la saveur, etc. Il est neces- saire qu'elles soient présentes, et qu'elles teuchent les sens. C'est pourquoy on l'appelle intuitive, d'un mot qui est propre à la veue : parce que la veué juge plus parfaitement de la presence des objets; et qu'il faut que toutes les qualitez sensibles touchent les sens, comme les Especes visibles teuchent les yeux.

La Phantaisie a bien plus de liberté, car elle connoist les choses quoy qu'elles soient absentes : c'est pourquoy sa connoissance se nomme Abstractive, parce qu'elle separe l'objet de la presence actuelle. Mais outre cela elle unit et separe les diverses parties de l'ob- jet que les sens luy presentent; car elle juge qu'une chose est molle, sans penser qu'elle soit douce, et peut aussi joindre le mol avec le doux., Ce qui n'est point au pouvoir du Sens Commun, qui concoit seulement son objet en gros, et comme un tout dont il ne separe point les parties.

Or comme la Connoissance de l'Ame Sensitive ne luy a esté donnée que pour suivre le bien et fuir le mal, et qu'il faut par consequent qu'elle connoisse ce qui est bon et mauvais, le Sens Commun ni la Phantaisie ne luy servent de rien pour cela; parce que ces Facultez ne connoissent que ce qui leur est représenté par les Sens Extérieurs, qui ne connoissent point la bonté ni la malice, comme nous avons dit cy-devant. C'est pour- quoy il a falu une Faculté particuliere, qui adjoustat aux images que le Sens Commun et la Phantaisie luy pre- sentent, les notions de bon et de mauvais ; qui jugeast qu'il les faut poursuivre ou les fuir; et enfin qui ordon- nast à l'appetit d'executer l'un ou l'autre. Et pour cette raison cette Connoissance s'appelle Practique, parce qu'elle fait operer : Et il n'y a que l'Estimative qui ait cet emploi. De sçavoir d'où elle peut tirer la Connoissance qu'elle a, et ce qui l'oblige a juger que les choses sont bonnes ou mauvaises, ce n'est pas icy le lieu d'exami- ner a fond une question de si longue suite. C'est assez de dire en gros que c'est l'Instinct, l'Experience et le Raisonnement faux ou veritable qu'elle fait des choses. Car sur la Connoissance qu'elle a du temperament des parties qui luy servent d'organes; sur celle que la puis- sance ou l'impuissance qu'elle croit avoir, luy donne, sur celle qui luy vient du defaut ou de l'abondance où elle est; elle juge que les choses luy sont conformes ou contraires, utiles ou dommageables, en un mot bonnes ou mauvaises.

Au reste, à bien considerer les trois Actions dont nous venons de parler, on trouvera qu'elles respondent aux trois Operations de l'Entendement; et que la Nature qui agit tousjours uniformement dans les choses d'un mesme ordre, et qui dans les plus basses fait un essay de la perfection qu'elle consomme dans les plus hautes, a voulu êbaucher dans l'Ame Sensitive les actions de l'Ame raisonnable. Car la Connoissance du Sens Commun respond a la premiere Conception de l'Entendement qui est toute simple; celle de la Phantaisie au jugement qui separe et unit les Images, et celle de l'Estimative au Discours qui tire la conclusion des connoissances precedentes. En effet, de la Connoissance que celle-cy a du bien et du mal, elle juge qu'il faut poursuivre l'un et fuir l'autre; et conclud enfin, en ordonnant a l'appetit de l'executer. Ce qui ne se peut faire sans Raisonnement, comme nous avons pleinement montré au Traité de la Connoissamce des Animaux.

De cette observation il résulte encoré que l'Ame Sensitive doit avoir trois Facultez pour faire ces trois Actions; car comme toute sa Connoissance n'ést destinée qu'a jouïr du bien, et eviter le mal, et qu'elle ne peut arriver a cette fin que par ces trois moyens, il faut qu'elle les employe tous trois, et qu'elle ait par conse- quent trois vertus differentes. Il est vrav que l'Entendement les fait par une seule Faculté; mais cette diversité procede de ce que l'Ame Sensitive est attachée à la matiere, et est par consequent déterminée, ne pouvant faire plusieurs actions sans plusieurs organes, qui suppesent diverses Facultez : Au lieu que l'Enten- dement est indifferent et indéterminé, parce qu'il n'est point lié a la matiere, et n'a pas besoin de plusieurs facultez pour plusieurs actions. Je sçay bien qu'on parle de deux sortes d'Entendément, du Speculatif qui connoist simplement les choses, et du Practic qui les connoist pour agir : Mais tout le monde est d'accord que c'est une mesme puissance quel'Eschole a voulu distin- guer, pour marquer les divers emplois qu'élle a.

Mais si toutes les actions de l'Ame Sensitive se réduisent au Sens Commun, à la Phantaisie et à l'Estimative, que deviendra l'Imagination, dont on parle tant? Il faut dire que c'ést un terme commun à toutes les Facultez Sensitives qui connoissent, tout de mesme que le mot d'Entendement comprend l'Intellect Agent et le Possible, le Speculatif et le Practic. En effet, quand on compare les Facultez Connoissantes avec les Motives, on oppose l'Entendement à la Volonté, et l'Imagination à l'Appetit Sensitif : Auquel cas l'Imagination comprénd toutes les autres Facultez connoissantes. Son nom mesme fait voir cela evidemment; car le mot d'Imagination ne signifie autre chose que la Faculté qui forme des Images : Or il n'y a aucune Faculté Connoissante qui ne forme des Images, et par conse- quent il n'y en a pas une à qui le mot d'Imagination ne convienne; quoy que par une façon de parler populaire on l'ait appliqué particulierement à la Phantaisie et a la presence de l'Esprit, parce que c'est la où la production des Images paroist davantage. Nous-mesmes emploi- rons souvent ce mot au Chapitre du Souvenir, pour designer la Phantaisie et l'Estimative, quand nous vou- drons parler conjointement de ces deux Facultez.

Que les Facultez Sensitives sont differentes réellement

Après avoir montré qu'il y a plusieurs Facultez Sensitives qui connoissent, et en avoir marqué le nombre, il ne reste plus qu'a sçavoir si elles sont diffe- rentes réellement l'une de l'autre. Mais outre que les trois sortes de Connoissance qui fondent la diversité de ces Facultez, persuadent assez qu'elles sont de diverse nature; nous avons encore l'experience qui nous empesche d'en douter. Car c'est une marque evidente, que le Sens Commun est une puissance differente de la Phantaisie, de ce qu'il est lié et sans action dans le som- meil, et que celle-cy y est en liberté, comme il paroist par les songes qui sont de sa façon. Et les maladies qui blessent la Phantaisie, sans faire de tort à l'Estimative, ou l'Estimative sans alterer la Phantaisie, montrent clai- rement que ce sont deux puissances, dont les fonctions et les organes sont differens.

S'il y a donc trois Facultez Connoissantes dans l'Ame Sensitive, il faut de necessite qu'il y ait trois sortes de Phantosmes, celuy du Sens commun, celuy de la Phantaisie, et celuy de l'Estimative.

On ne manquera pas de dire la-dessus, non seulement que cette multiplicité de Phantosmes est inutile, puisqu'un seul peut représenter l'objet, et le faire connoistre par conséquent; mais encore qu'elle doit apporter de la confusion dans la Connoissance par les diverses représentations qu'elle fait d'une mesme chose.

Quant au premier point de cette objection, il paroist par ce que nous avons dit, que cette multiplicité n'est pas inutile puisqu'elle est necessaire, à cause des trois sortes de Connoissances que l'Ame Sensitive doit avoir pour arriver a ses fins. Car il faut que l'Animal connoisse les choses présentes, qu'il se souvienne des absentes, et qu'il juge de la bonté et de la malice que les unes et les autres peuvent avoir. Or comme il n'y a point d'action qui ne produise quelque effet, le Phantosme estant l'effet de la Connoissance, il faut qu'il y ait trois Phantosmes qui terminent ces trois sortes de Connoissances. Mais outre la necessité qu'il y a que cela arrive de la sorte, l'utilité en est manifeste; parce que la Connoissance n'estant qu'une representation, il faut qu'elle ait un modele sur lequel elle se puisse faire : Le Sens Commun a pour patron les objets mesmes qui sont presens; mais quand ils sont absens, le Phantosme qu'il en a fait doit servir d'exemplaire ai la Phantaisie; et l'un et l'autre servent de modele et l'Estimative pour faire le jugement Practic qui doit esmouvoir l'Appetit. Car il faut toujours se souvenir que la Connoissance est une action; que la Faculté qui connoist fait quelque chose; et qu'elle ne peut rien faire que le Phantosme. Ainsi quoy que le Phantosme du Sens Commun represente l'objet, il ne sert de rien aux autres Facultez si elles ne le connoissent, et elles ne le peuvent connoistre qu'en for- mant leurs Phantosmes particuliers.

Quand et la confusion que tant de representa- tions pourroient faire, elle n'est non plus a craindre icy, que la multiplicité des Especes qui entrent dans les deux yeux et dans les deux oreilles, ou des Phantosmes qui sont dans la Memoire. Car il est certain que les deux Images que chacun de ces organes reçoit en mesme temps ne multiplient pas les objets; et que la repetition des Phantosmes qui entrent dans la rnemcire, bien loin de les confondre, les fortifie et les rend plus distincts et plus remarquables.

Quel est le siege des Facultez Sensitives

Ce n'est pas assez de sçavoir le nombre des Phantosmes, il faut encore scavcir les lieux ou ils se forment. On n'en peut pas douter pour ceux de la Phantaisie et de l'Estimative; car tous les Philosophes sont maintenant d'accord que c'est dans le Cerveau que celles-cy agissent; quoy qu'il y ait contestation entre eux pour sçavoir quelle partie du Cerveau est destinée pour l'une et pour l'autre. Car les uns mettent la Phantaisie au devant du Cerveau, l'Estimative au milieu, et la Memoire au derriere : Les autres veulent que ces Facultez soient toutes ensemble dans toute sa Substance : Quelques-uns partagent ses ventricules a chacune. Il est assez difficile de les mettre d'accord et de decider cette fameuse controverse; parce que nous ne sçavons point justement l'usage d'aucune partie du Cerveau : et que dans le grand nombre qu'il y en a qui sont si differentes en figure, en couleur, en consi-s- tence; nous ignorons la raison de cette diversité. Neantmoins comme on peut juger certainement de l'organe où se fait la Veuë, et de la partie mesme qui est la principale cause de la vision, sans sçavoir preci- sément l'usage des humeurs et des membranes dont l'oeil est composé : On peut aussi connoistre en gene- ral quel doit estre le siege des Facultez supérieures, sans sçavoir a quoy servent la couleur, la figure et les autres differences qu'ont toutes les parties du Cerveau.

Pour y parvenir, il faut observer que le Cerveau se peut diviser en trois parties principales, dans lesquelles toutes les autres sont comprises. Celle qui est superieure et qui est comme l'escorce qui couvre les deux autres : Celle qui est au milieu, que l'on appelle la partie calleuse et la mouèlle du Cerveau : et celle qui est au dessous de celle-là, et qui est comme la baze de toutes les autres. La Superieure est grisastre, plus ample que pas une des autres, et pleine de quantitè de des- tours et de circonvolutions qui representent la figure et la situation des intestins. Celle du milieu est plus blanche et un peu plus ferme que les deux autres, et contient les deux premiers et plus grands ventricules. En celle de dessous est l'origine des nerfs qui sont des- tinez au sentiment, et ce tissu d'a1teres qu'on appelle le rets admirable, et le troisième ventricule. Il y a outre cela le petit Cerveau qui est au derriere de la teste où est le quatrième ventricule et le commencement de la mouèlle de l'espine du dos. Mais ce qui est principale- ment a remarquer, c'est que tous ces ventricules ont communication ensemble, et se terminent tous dans l'Entonnoir, qui est le canal par lequel la pituite qui s'en- gendre dans le Cerveau se descharge dans le palais : De plus que les deux premiers qui sont a droit et à gauche, regnent presque dans toute la profondeur du Cerveau; que le troisième n'est que l'union et le confluant des deux precedens; et que le quatrième est dans le petit Cerveau.

Cette division est tout-a-fait necessaire a nostre dessein, car nous pretendons de faire voir que la Phantaisie a son siege dans la partie inferieure du Cerveau; que l'Estimative est en celle du milieu; et que la Memoire est placèe en celle de dessus.

Mais avant que d'establir cette conjecture, nous pouvons dire que de toutes celles que l'on a pro- posées sur ce subjet, il n'y en a point de si peu soustenable que celle qui met le siege des Eacultez superieures dans les Ventricules, et qui soustient que ce sont les receptacles et les reservoirs des Esprits ani- maux, et les lieux où se font les plus nobles operations de l'Ame.

Car outre qu'il y a des Animaux qui n'ont point de ventricules au Cerveau comme l'ove et quelques autres, quoy qu'ils avent toutes les Facultez Animales; il n'y a pas d'apparence que le mesme lieu qui sert de descharge aux excremens du Cerveau soit la source des Esprits qui doivent estre si purs et si subtils. Car c'est une chose certaine que les serositez qui abondent en cette partie, se rendent en ces ventricules pour estre apres portez au palais par le canal dont nous avons parle. Et c'est la sans doute un des usages ai quoy ser- vent les Ventricules : Mais il y en a un autre qui est bien plus considerable, et qui est asseurement le premier dans l'intention de la Nature.

Comme le Cerveau a son mouvement propre, par lequel il se dilate et s'esleve comme le coeur et les arteres, il faloit qu'il y eust quelque vuide qui aidast a cette dilatation; car elle se fust faite avec trop de vio- lence si tout le corps en eust este plein et solide; et il eust falu que toute sa Substance eust souffert rarefac- tion ou distraction en toutes ses parties pour satisfaire a ce mouvement-là. Mais la separation et le vuide qu'y font les Ventricules, donnent la liberte aux parties de s'ouvrir et de se souslever sans y causer aucune vio- lence. Il en est comme d'un soufflet qui ne se pourroit eslargir s'il n'y avoit du vuide entre ses aisles; ou comme d'un livre qui s'ouvre facilement parce que ses feuillets sont separez les uns des autres, car s'ils estoient tous colez ensemble on ne le pourroit jamais ouvrir sans le rompre.

En effet les Animaux dont le Cerveau ne se meut point, comme les poissons et les insectes, n'ont aucun ventricule; ce qui fait bien voir qu'ils n'ont este faits que pour faciliter le mouvement de cette partie.

Je sçay qu'il y en a plusieurs qui croyent que ce mouvement n'est autre que celuy des arteres qui sont dans le Cerveau, et qui le font souslever, ou du moins qui font croire que sa Substance se meut quoy qu'il n'y ait qu'elles qui soient agitées. Mais le moyen que de si petits vaisseaux puissent souslever un corps si dense et si pesant; puisque nous ne voyons point que la Rate se meuve, quoy qu'elle soit toute pleine d'arteres, et qu'elle ne soit pas si lourde ni si dense que le Cerveau. Apres tout il s'en faut rapporter a l'experience, qui nous apprend qu'aux grandes playes ou la Substance du Cerveau est descouverte, on remarque distinctement le mouvement qu'elle fait. Et si l'observation de Riolan est veritable qu'en levant la Substance qui forme les ventri- cules, son mouvement cesse quoy que les arteres se meuvent, il ne faut pas que ce soient elles qui le fassent mouvoir. Enfin Du Laurent ne feint point de dire qu'il faut estre stupide ou ignorant, pour nier que le Cerveau se meuve.

Je dis bien davantage, c'est une necessité que cela se fasse ainsi : car puisque c'est là où s'engendrent les Esprits animaux, comme tout le monde est d'accord; il faut que toutes les choses qui sont necessaires à la naissance et a la conservation de ces Substances deliées, s'y trouvent aussi, et que le Cerveau ait a pro- portion tout ce qu'a le Coeur pour produire et conserver les Esprits vitaux. Or le Coeur se doit mouvoir necessai- rement pour entretenir le mouvement de ces Esprits, pour distribuer la chaleur vitale a toutes les parties, et pour chasser les excremens qui s'v engendrent. L'air y est attire par la respiration pour condenser par sa froi- deur les Esprits afin qu'ils ne se dissipent et ne s'evaporent pas, et pour moderer l'ardeur que l'agita- tion et les autres causes y peuvent exciter. Le Cerveau se doit donc aussi mouvoir en faveur des Esprits animaux; car outre qu'il entretient par là leur mouvement qui ne peut cesser sans faire perir toutes les actions sensitives; quand il vient a se souslever et a s'abbaisser il pousse les Esprits dans tous les nerfs, il sollicite et force les excremens à sortir, et il faut par necessite qu'en se dila- tant, l'air entre dans les ventricules pour eviter le vuide qui s'v feroit sans luy. Or cet air tempere les Esprits par sa fraischeur, et empesche qu'ils ne se dissipent par la condensation qu'il leur donne.

Peut-estre mesme qu'il se mesle avec eux : car il n'y a point de partie qui se ressente tant des qualitez de l'air que le Cerveau; selon que celuy-là est subtil ou grossier, celui-cy fait ses operations plus ou moins par- faitement; l'Esprit est pesant quand le temps est sombre, et il est clair et penetrant quand il est serein.

On dira peut-estre que si le mouvement du Cerveau estoit si necessaire, il faudroit qu'il se fist en toutes sortes d'Animaux; quoy qu'il y en ait beaucoup ou il ne se remarque point. Mais il n'y a qu'un mot a respondre la-dessus. Il est du Cerveau comme du Coeur a qui le mouvement est aussi necessaire ; et qui pourtant ne se meut sensiblement que dans les Animaux qui ont du sang, et qui sont par consequent d'une complexion plus chaude. Car le Cerveau ne se meut que dans ces Animaux-là; et mesme il n'y a guere que les Hernmes et les Bestes a quatre pieds ou il se trouve; parce qu'ils ont plus de sang, et sont plus chauds que les Oiseaux et les Poissons.

En effet comme les actions sensitives deman- dent une grande quietude, et ne peuvent souffrir dans leurs organes aucune qualite turbulente, comme nous avons dit cy-devant, il faut que les Esprits ani- maux soient si temperez, que la chaleur ne s'y puisse reconnoistre. C'est-pourquoy dans les Animaux qui ont le tempérament fort chaud, la Nature ne s'est pas contentée de la froideur du Cerveau pour les moderer; elle a voulu encore que l'air entrast dans ses ventricules pour amortir tout-à-fait par sa fraischeur les moindres restes de cette qualité que le temperament naturel v pourroit laisser; et il n'y pouvoit entrer abondamment que par le mouvement dont est question.

Il y auroit encore beaucoup de choses a dire sur cette matiere ; mais outre que nous en avons desja parlé au traité du mouvement des Esprits, cecy doit suf- fire pour montrer que les ventricules du Cerveau ne sont pas destinez pour estre le lieu ou se font les actions de la Phantaisie et de l'Estimative.

Apres cela nous pouvons maintenant appuyer la proposition que nous avons mise en avant, sur deux maximes que tous les Philosophes et tous les Medecins ont approuvées : La premiere, qu'en tout organe il y a une partie similaire qui est le principe et l'instrument principal de sa fonction, et que les autres qui entrent en sa composition ne luy servent que d'aides ou de defenses. Ainsi dans l'oeil, la retine est la cause princi- pale de la veue, les humeurs et les membranes dont il est composé aident a cela par les refractions qu'elles donnent aux especes; les paupieres, les sourcils en sont les deffenses.

La seconde maxime est, que le Tempérament propre des parties est la principale disposition que les Facultez demandent pour agir, jusques-là qu'il y en a qui crovent que le Tempérament et la Faculté ne sont qu'une mesme chose.

Ces deux veritez estant supposées, il s'ensuit de la premiere que la Substance du Cerveau est la par- tie similaire qui est la source et le principe de toutes les actions animales, parce qu'il n'y en a point d'autres qui puissent servir à cét usage; qu'elle est en trop grande quantité pour n'avoir pas un aussi grand emplov qu'est celuy-là; que les Animaux ont toutes ces actions plus parfaites ai mesure qu'ils ont davantage de cervelle : de sorte que c'est une des raisons pour lesquelles l'Homme les a plus excellentes, parce qu'il en a plus qu'aucun autre. Enfin une marque certaine que c'est le siege et la source de toutes ces Facultez, c'est que devant estre communiquées a toutes les autres parties, il a falu que cette Substance y ait esté respandué pour leur servir de subjet. Car les N erfs qui leur portent ces vertus, ne sont autre chose qu'un abbregé et une continuation du Cerveau, avant leur double membrane qui les couvre, et leur Substance mouëlleuse comme luy. Or si les choses se doivent conserver par les mesmes movens qu'elles ont esté produites, c'est une necessite que les Facultez animales qui se conservent dans la Substance des nerfs, soient produites par la Substance du Cerveau qui est semblable ai la leur.

Il ne faut pas pourtant croire que cette Substance ne soit autre chose que ce qui nous paroist de sensible et de grossier en elle. Car si les organes doi- vent estre proportionnez aux actions qu'ils doivent faire, il n'y a pas d'apparence que les actions animales qui sont si promptes et si delicates, avent un organe si materiel et si pesant comme est le corps du Cerveau. Il le faut considerer comme une partie vivante et animée, qui a beaucoup d'Esprits en sa composition, puisque ce sont les liens de l'Ame et du Corps : De sorte qu'on peut asseurer que ces Esprits sont le veritable et le premier subjet des Facultez sensitives, comme ceux qui par leur subtilité approchent le plus de la nature de l'Ame. Or quand je parle des Esprits, j'entends principalement les Esprits fixes et non pas ceux qui sont errans et vaga- bonds : car il est necessaire que ces Facultez qui sont permanentes avent un subjet fixe et constant. Ce n'est pas que les autres ne servent à leurs actions, mais c'est seulement comme aides et non pas comme premiers organes.

Quoy qu'il en soit les uns et les autres doivent estre abondans, purs et mobiles pour faire agir parfaitement ces Facultez; car s'ils sont en petite quantité, par des longs travaux de corps et d'esprit; si quelques vapeurs grossieres se meslent avec eux qui corrompent leur pureté comme dans les atrabilaires; s'ils sont pesans comme dans les temperamens pituiteux; ces Facultez sont foibles et ne peuvent faire leurs fonctions qu'imparfaitement. Au contraire les sanguins bilieux, et les bilieux sanguins ont l'Imagination plus prompte et plus fertile que les autres; parce qu'ils abondent en esprits ayant beaucoup de sang qui est la matiere dont ils se font; que leur sang est pur et subtil; et qu'ils ont une chaleur humide qui est celle qui se meut plus facilement.

Il faut neantmoins remarquer que la Phantaisie a deux actions differentes, l'une de concevoir, et l'autre de juger; elle conçoit en formant l'Image des objets, elle juge en unissant ou separant les Images qu'elle a formées. La premiere de ces actions est plus parfaite à mesure qu'elle se fait plus promptement, et pour cela elle demande plus de chaleur; mais l'autre a besoin de temps pour unir ou separer justement les Images, et veut une chaleur moins active et qui ne la precipite point: C'est-pourquoy ceux qui ont l'Imagination trop chaude et trop vive se trompent pour l'ordinaire quand ils jugent des choses. Mais cette moderation est encore pls necessaire à l'Estimative qui a plus à travailler que la Phantaisie, et dont les jugemens sont bien plus importans, puisqu'ils regardent la recherche du bien et la fuite du mal. Car c'est elle qui juge si les objets sont bons ou mauvais, s'il faut les rechercher ou les fuir, et qui ordonne apres à l'Appetit d'executer les resolutions qu'elle a prises. Et tout cela ne se peut faire qu'en pesant exactement la nature des choses que l'on a conceues, ou il faut beaucoup de temps et de tranquillité d'esprit; c'est-pourquoy le froid y est plus requis que la chaleur; d'où vient que les melancholiques sont plus ingenieux que les autres, non pas pour concevoir plus facilement, mais pour juger plus solidement des choses.

Enfin il faut une moderation en toutes les Facultez de l'Ame, car celle qui excelle par dessus les autres les affoiblit, et comme nous avons montre dans l'Art de connoistre les Hommes, la perfection naturelle de l'Homme qui consiste dans la mediocritê, ne peut souffrir une Imagination trop vive, ni un jugement trop circonspect, ni une Memoire trop heureuse : Il faut pour entrer en une juste societe qu'elles quittent ces avan- tages qui ne peuvent compatir ensemble; en un mot, il faut qu'elles soient mediocres pour estre conformes à la nature de l'Homme.

Quel est le siege dela Phantaisie

Pour reprendre nostre premier discours, quoy que la Substance du Cerveau soit le siege des Facultez superieures, ce n'est pas à dire qu'elles soient toutes ensemble en un mesme endroit. La Nature souffre bien que les vertus qui sont d'un ordre inferieur soient unies en un mesme subjet, comme sont la plupart de celles qui sont du ressort de l'Ame vegetative : Mais elle dis- tingue et separe tousjours celles qui sont plus nobles : De sorte qu'il n'y a pas d'apparence qu'elle ait voulu confondre toutes les Facultez dont nous parlons, apres avoir place les Sens Exterieurs en tant de divers organes. joint que les parties du Cerveau estant diffe- rentes en situation, en consistence, en couleur, qui marquent la diverse temperature qu'elles ont, deman- dent chacune une puissance differente, puisque selon la maxime que nous avons posée, le temperament propre est la principale disposition qui est necessaire aux Facultez pour agir.

En effet à considerer la nature de la Phantaisie, on ne sçauroit rien s'imaginer de plus vraysemblable que de la placer dans la partie inferieure du Cerveau. Car outre que cette partie est plus molle et plus chaude a cause du tissu des arteres qui est tout contre, et que ces qualitez conviennent à la promptitude avec laquelle cette Faculté agit, et à la facile impression qu'elle demande pour former ses Images. Outre cette raison, dis-je, puisque c'est elle qui doit travailler la premiere sur les especes que les Sens luy envoyent, c'est comme une nécessité qu'elle soit placée au lieu où elles abor- dent, c'est à dire, à cette basse partie du Cerveau, où tous les nerfs qui les y apportent, se rendent comme a leur source et à leur centre.

Cela se peut confirmer par la connoissance que les Yeux donnent de la force, ou de la foiblesse de cette Faculté : car comme ils sont placez justement au droit de cette partie ou elle est logée, selon qu'ils sont vifs ou obscurs, ils font connoistre quelle elle est. C'est- pourquoy l'on dit que l'on connoist l'Esprit d'un homme dans les yeux, et sa sagesse sur le front : D'autant que le front respond directement à la Mouëlle du Cerveau, qui est le siege de l'Estimative.

Quel est le siege de l'Estimative

Et certainement si ce que nous venons de dire de la distinction, et du tempérament que demandent les facultez est veritable, il n'y a pas lieu de douter que l'Estimative ne soit en cét endroit. Car puisque c'est elle qui agit sur les Images de la Phantaisie, elle doit estre placée immediaternent aprés elle : Puisque c'est la plus noble de toutes, il faut qu'elle soit au milieu, qui est la situation la plus noble : Puisqu'elle doit juger des choses sans precipitation, son organe ne doit pas estre si mobile, et doit par consequent estre plus ferme : Enfin son action estant la plus delicate de toutes, demande une plus grande quantité d'esprits qui soient plus purs et plus subtils que les autres. Ce qui se reconnoist par la blancheur et par la transparence qui sont plus grandes en cette partie, qu'en tout le reste du Cerveau : Car les esprits estant naturellement lumineux et transparents, luy communiquent ces qualitez-là. A quoy il faut adjouster que les Phantosmes estant de la nature des especes sen- sibles qui sortent et se multiplient hors de leurs subjets, il faut qu'il y ait un espace dans le Cerveau ou ils avent la liberté de se répandre comme elles; et c'est sans doute toute la partie superieure ou est le siege de la Memoire, comme nous dirons au Chapitre suivant. Il paroist bien qu'il faut que cela soit ainsi, puisque entre les Phantosmes qui s'v conservent, il y en a dont on se sou- vient facilement, et d'autres qu'on a de la peine a trouver : Car cela ne peut proceder que de ce que les uns sont plus proches et plus exposez a l'Imagination, et les autres plus esloignez et plus cachez, comme sont ceux qui sont renfermez dans les détours et circonvolutions de cette partie. Mais nous éclaircirons cy-apres toutes ces matieres.

En quel lieu se forment les Phantosmes

Apres tout ce long examen qui estoit absolu- ment necessaire a nostre dessein, nous pouvons maintenant reprendre la question que nous avons pro- posée touchant le lieu ou se forment les Phantosmes, et dire qu'il paroist par les raisons que nous venons d'ap- porter, que ceux de la Phantaisie et de l'Estimative se font dans le Cerveau, puisque c'est le siege de ces Facultez, et le lieu ou elles agissent.

Mais on ne peut pas dire la mesme chose du Sens Commun : car si sa connoissance n'est point diffe- rente de celle des Sens Exterieurs, il ne produira point d'autre Phantosme que le leur, puisque une mesme action ne produit qu'un mesme effet. Et comme le Phantosme des Sens se forme dans leurs organes parti- culiers, il faudra par necessite que le Phantosme du Sens Commun, qui est le mesme que celuy des Sens Exterieurs ne se fasse pas dans le Cerveau.

Pour etablir donc cette verite, nous avons deux choses à prouver; la premiere, que les Sens Exterieurs ont leurs Phantosmes particuliers, et qu'ils les forment dans leurs organes. L'autre, que la connois- sance du Sens Commun, est la mesme que celle des Sens Exterieurs.

Quant à la premiere, puisque sentir c'est connoistre, et qu'on ne connoist point sans faire le por- trait des choses que l'on connoist, c'est une necessite que les Sens Exterieurs qui connoissent leurs objets en fassent les Images; et ces Images sont leurs Phantosmes, comme nous avons dit; de sorte qu'on ne peut contester que les sens ne produisent leurs Phantosmes. Suppose mesme que le Sens Commun ait une action propre, et qu'il fasse aussi les portraits des objets sensibles, il faut qu'il ait un patron et un modele pour les faire. Or si les Sens Exterieurs ne produisoient point leur Phantosme, il n'auroit aucun modele, et par consequent il ne pourroit agir. Car puisque le sens de l'odorat, du Goust, et du Toucher n'ont point besoin d'especes pour connoistre les choses, et qu'ils les connoissent immediatement comme nous avons demontré : si le Sens Commun reside dans la teste, com- ment connoistra-t—il le sentiment du chaud, du dur, du mol qu'ont les doigts, si le sens du toucher ne luy com- munique l'Image de ces qualitez? Il faut donc qu'il la fasse luy—mesme, puisque le chaud, le dur, le mol n'ont point d'Especes qui se puissent porter au Cerveau. Les Sens exterieurs doivent donc produire leurs Phantosmes.

Mais parce que la sensation se fait dans leurs organes particuliers, et que la Veue se fait dans les yeux, le Goust dans la langue, et le Toucher en toutes les par- ties qui ont du sentiment, il s'ensuit que puisque la sensation est une connoissance, ils connoissent au lieu mesme ou ils sentent; et par consequent qu'ils y for- ment leur Phantosme, puisque la Connoissance Sensitive consiste dans la production du Phantosme.

L'autre point que nous avons a montrer est facile a resoudre, si l'on se souvient de ce que nous avons dit cy-devant, que le Sens Commun et les Sens Extérieurs ne font qu'une mesme vertu; car de-la il s'en— suit nécessairement que leur Connoissance est la mesme chose que la sienne.

En effet si le Sens Commun estoit une Faculté differente des Sens Extérieurs, ce seroit un genre de Facultez comme est la vertu Animale qui a diverses especes; ou une espece particuliere qui seroit sous un genre comme est la Veue, l'Ouye etc.

Or le Sens Commun ne peut estre le genre des Sens exterieurs, parce que le genre est en chacune de ses especes, et chaque espece a en soy tout ce qui est dans le genre : Cependant le Sens Commun n'est pas dans la Veue, et la Veue n'a pas tout ce qui est dans le e Sens Commun; autrement la Veue connoistroit les objets de tous les autres Sens.

Ce n'est pas aussi une espece de Faculté particuliere, parce qu'élle auroit une action propre, et le Sens Commun n'en a point. Car comme il n'y a que trois sortes de Connoissances, l'Intuitive, l'Abstractive, et la Practique, qui demandent trois Facultez differentes; il faut puisque l'Intuitive est propre aux Sens Extérieurs, que lé Sens Commun n'en ait point d'autre que celle-là, (parce que les deux autres se font par la Phantaisie et par l'Estimative) et par consequent que le Sens Commun ne soit pas une Faculté differente des Sens Extérieurs, puisqu'une action ne demande qu'une seule cause. D'ailleurs la Connoissance du Sens Commun n'adjouste rien à celle de la Veuë, de l'ouie, du Toucher : d'où il s'ensuit, et que son action n'est pas dif- ferente de la leur, et que ce n'est pas une Faculté distincte; la Nature ne multipliant point les choses sans nécessité. Enfin la marque ordinaire de la distinction des Facultez, en ce qu'ellés agissent en divers temps, et separémént, et qu'elles sont blessées, pendant que les autres sont saines, ne se trouve point icy : Car le Sens Commun n'agit point sans les Sens, ni eux sans luy; et la Medecine qui a esté si exacte a remarquer les mala- dies qui alterent les actions des Facultez supérieures, n'en met point pour celle du Sens Commun. Il y a des delires qui troublent la Phantaisie, d'autres qui alterent l'Estimative, et qui corrompent la Memoire; mais per- sonne n'a dit, qu'il y en eust aucun qui blessast le Sens Commun. Puisque il n'a donc point d'action propre, ce n'est point une faculté particuliere; et tout ce que l'on en peut dire, c'est un Mot qui comprend tous les Sens Exterieurs, ou plustost c'est un tout dont ils sont les par- ties. je sçay bien que l'on dit qu'il connoist la fonction des Sens, et qu'il en discerne les objets, et que c'est luy qui nous fait juger que nous voyons, que nous enten- dons, etc. et que nous distinguons la couleur d'avec l'odeur, et des autres.

Mais pourquoy la Phantaisie n'aura-t-elle pas cét employ, puisqu'elle a la vertu d'unir et de diviser les Phantosrnes, que le Sens Commun et les Sens Exterieurs n'ont point; et que c'est par l'union et par la division que ces connoissances s'acquierent. En effet la Phantaisie connoist que les Sens agissent, c'est à dire, qu'elle fait son Phantosme de l'action et de l'objet des Sens : car il faut necessairement qu'elle s'en represente l'action, puisque on se souvient d'avoir veû, d'avoir entendu, d'avoir senti etc. ce qui ne se peut faire, que les Images de ces actions-là ne se conservent dans la Memoire; elle unit donc l'action avec l'objet. Mais quand elle divise les parties de l'objet que les Sens luy presentent, elle distingue la couleur d'avec l'odeur etc. Ainsi il n'est point necessaire d'introduire icy une autre faculte, pour faire ces jugemens, puisque celle-cy les peut faire toute seule, et que la Nature suit tousjours les voyes les plus courtes. Concluons donc qu'il n'y a point d'autre Connoissance qui precede celle de la Phantaisie, que celle des Sens Exterieurs, et que ce sont les Phantqsmes qu'ils i`ont dans leurs organes, sur les- quels cette Faculté forrne ses Connoissances.

Mais comment peut-elle connoistre ce qui se passe en des lieux qui sont si esioignez d'elle? Cela ne sera pas mal-aise à concevoir si l'on se souvient de ce que nous avons dit cy-devant, que toutes les Images que ferment les Facuitez connoissantes, se multiplient, et se répandent en un moment par toutes les parties de l'ame : Car le Phantosme qui se fait dans les organes des Sens, est comme un eclair qui se poite en un moment au Cerveau, et qui excite la Phantaisie et l'Estimative à travailler dessus luy, comrne nous avons dit.

On demandera peut-estre par quelle voye le Phantosme se porte au Cerveau, et puisque ce n'est qu'une qualite et un accident, quel en peut estre le sub- jet et le seustien? il faut donc dire que les nerfs sont les canaux par ou il coule, et que les Esprits animaux le soustiennent et le portent. Car ce sont eux qui entre- tiennent le commerce qui est entre la Teste et les autres parties, et qui sont comme les Courriers qui rendent compte au Prince cle ce qui se passe dans ses Provinces eslcignêes, et qui leur reportent aussi les resolutions qu'il a prises en son Conseil. En effet si-tost que ces Esprits ne coulent plus dans les membres, l'Imagination ne connoist plus rien de ce qui s'v fait, et les organes aussi ne peuvent ni juger cle leurs objets ni se mouvoir ensuite; ne recevant point le Phantosme de la Phantaisie ni celuy cle l'Estimative, sans lesquels il n'y a point de jugemens, ni de mouvemens qui se puissent faire, comme nous montrerons cy-apres quand nous parlerons cles Mouvemens de l'Ame.

Ce n'est pas qu'a parler exactement, les Esprits portent les Phantosmes : car il s'ensuivroit que les Phantcsmes ne se respandroient pas plus viste que les Esprits; quoy qu'il soit certain que les Phantosmes se communiquent en un instant comme la Lumiere, et que les Esprits qui sont des corps se meuvent successive- ment et avec du temps. De façon qu'on peut dire que les Esprits sont aux Phantosmes ce que l'air est aux rayons, car il ne les porte pas, il leur sert seulement cle traject. Les Esprits aussi ne servent que de milieu qui donne passage aux Phantosmes, et qui pour cette rai- son ne doit point estre interrompu ni embarassê comme il est souvent clans les apoplexies et dans les paralysies.

Quoy qu'il en soit, il n'y a aucune partie qui puisse soustenir les Phantosmes que les Esprits, parce qu'il faut que le subjet soit proportionne ai la forme qu'il cloit soustenir, et qu'il n'y a que les Esprits qui par leur subtilité avent quelque conformite de nature avec ces Images qui sont si minces et si deliées.

Si cela est ainsi, il n'y a plus lieu de douter que ces Esprits ne soient animez, dautant que les Phantosmes sont des effets qui ne sortent point de la Faculté Sensitive qui les produit; parce que toutes ses actions sont immanentes comme parle l'Eschole. Si donc les Phantosmes sont dans les Esprits, il faut que la Faculté Sensitive y soit aussi : et si la Faculté Sensitive v est, c'est une nécessité que l'Arné y soit, puisque ses Facultez ne se peuvent separer d'elle. Mais cecy soit dit en passant, car nous avons traité à fonds cette question 4 au traité des Esprits.

Quelle est la Connoissance qui est propre à l'Homme

Voila ce que nous avions a dire de la Connoissance Intellectuelle et de la Sensitive. Mais il v faut adjouster que de ces deux jointes ensemble se forme celle qui est propre ai l'Homme. Car puisque chaque chose a une action qui est conforme a sa Nature, il faut que l'Homme qui est composé, ait une action qui soit composéé. L'Entendement agit bien dans l'Homme, mais l'Entendement tout seul n'est pas l'Homme, ce n'en est qu'une partie; et l'action qu'il fait est simple, et ne remplit pas la puissance que la com- position donne à la Nature humaine. Il est donc necessaire que l'Imagination concoure avec luy, et que le Phantosme qu'elle produit se joigne à l'Idée que forme l'Entendement. En effet on ne peut rien conce- voir de spirituel où il n'entre quelque notion corporelle. Qu'on se figure de la façon que l'on voudra l'Ame, l'Ange, Dieu mesme; on se les représentera tousjours comme des choses matérielles : et quoy que l'Entendement corrige cette erreur tant qu'il peut par ses abstractions; neantmoins la notion qui en demeure a l'Homme se ressent tousjours de la nature du Phantosme; parce que l'Imagination et l'Esprit doivent unir leurs actions pour former la Connoissance qui est propre à l'Homme. D'ailleurs quand l'Esprit n'agit point soit par maladie ou par distraction; et que cependant l'Imagination connoist quelque chose, comme cela arrive souvent, on ne se souvient point du tout de ce qu'elle a fait; non plus que de ce qui se passe dans l'Esprit dans les extases naturelles, où il n'y a que luy qu.i agisse; parce que ces Connoissances sont simples et separées l'une de l'autre. Mais ce qui est fort remar- quable, quoy que les Idées de l'Entendement soient Spirituelles, et par consequent au dessus des atteintes des choses corporelles; Neantmoins quand il arrive des maladies qui destruisent la Memoire et qui effacent toutes les Images materielles qui y sont; on perd le sou- venir de celles qui sont spirituelles aussi-bien que de celles-cy; et quoy qu'elles soient demeurées, elles ne sont pas capables de faire souvenir d'aucune chose z parce que la Connoissance est dans l'Homme une action mixte, et que les Images doivent estre mixtes pour la former.

Ce n'est pas que ce meslange rende spiri- tuelles les Images qui sont materielles, non plus que l'union de l'Ame avec le corps ne rend pas l'Ame cor- porelle : et mesme comme le corps se corrompt sans que l'Ame perisse; aussi les Images Sensibles s'effacent sans que les intellectuelles se perdent : mais parce que l'I·Iomme a une nature et une operation mixte, il ne peut se servir durant sa vie de ces Images qui restent, parce qu'elles sont simples.

En effet pour montrer qu'elles subsistent, quoy que la maladie ait destruit toute la Memoire, c'est que ceux à qui cet accident est arrive, rapprennent les choses qu'ils ont oubliées en bien moins de temps et avec plus de facilite que la premiere fois qu'ils les avoient apprises. Ce qui fait bien voir qu'il y a quelque reste des Images qu'ils avoient, qui leur sert de disposi- tion pour apprendre plustost et plus facilement ce qu'ils avoient oublie. Or il est vravsemblable que s'il y en a quelques-unes qui soient demeurées, ce sont les Intellectuelles qui ne peuvent estre alterées par la mala- die comme nous avons dit : Mais tandis qu'elles sont solitaires et abandonnées des autres, elles ne servent de rien au souvenir. Car comme la Lumiere n'est point visible si elle n'est unie au corps opaque, aussi les images intellectuelles ne donnent aucune connois- sance, si elles ne sont jointes aux Phantosmes de l'Imagination. Et c'est en ce cas-là qu'Aristote a fort bien dit, que celuy qui connoist doit connoistre en mesme temps le Phantosme. Car cela ne se peut entendre que de l'Homme, qui doit connoistre par l'action de l'Entendement et de l'Imagination jointes ensemble, et non pas de l'Entendement seul, qui peut former sa Connoissance sur les idées qu'il aura faites auparavant, sans avoir recours aux Phantosmes, comme nous avons dit cy-devant.

Tout cela neantmoins se doit entendre de l'Ame durant qu'elle est unie au corps. Car quand elle en est separée, elle agit toute seule, et elle se souvient des choses par le moyen des Images spirituelles que l'Entendement a formêes, et qu'il a conservées en luy- mesme : n'estant point sujettes à aucune corruption, comme nous montrerons cy-apres.

DE LA CONNOISSANCE NATURELLE

Outre la Connoissance Intellectuelle et Sensitive qui sont dans l'Homme, il y en a une autre qui est purement Naturelle, et qui se fait sans la participa- tion des Sens, et de l'Esprit, dont il nous faut maintenant parler.

Mais que cette entreprise est difficile! et qu'il v aura de peine a se faire jour dans ces profondes obscu- ritez, où l'Esprit humain est aveugle, et où il n'y a que les yeux de la Nature qui avent penetre! Il faudreit qu'elle s'expliquast elle-mesme pour nous decouvrir, d'où luy vient, et comment se forme cette Connois- sance, par laquelle elle fait les choses avec tant d'ordre et de justesse. Car elle est si differente de celle des Sens et de l'Entendement, que hors l'effet qui y est sem- blable, il semble qu'il est impossible de trouver aucun rapport entre elles, ni pour le genre et la forme de l'ac- tion, ni pour la maniere dont elle se fait, ni pour les autres circonstances qui accompagnent la connois- sance des Sens et de l'Esprit. En effet pourroit-on bien croire que la faculte Naturelle se transformast comme eux dans les choses qu'elle connoist, qu'elle en formast des Images qui leur fussent semblables, et qu'elle v adjoustast d'elle-mesme les notions de bon et de mau- vais, comme fait l'Estimative? Il n'y a aucune apparence qu'une Faculté si basse et si materielle puisse s'eslever à des actions si hautes et si nobles; il n'y a pas la moindre conjecture qui nous puisse faire soupconner qu'elle connoisse par ces movens-là. Cependant ce sont les seuls qu'on se puisse raisonnablement imaginer, pour sçavoir ce que c'est que la Connoissance, et comment elle se fait : De sorte que s'ils ne se trouvent point dans celle de la Nature, nous n'aurons plus rien qui nous puisse aider à decouvrir ce mystere, et nous serbns contraints d'avouër que c'est une de ces choses où nostre Esprit ne sçauroit atteindre. Mais quoy que l'ad- veu qu'il fait de les ignorer soit un temoignage de · l'honneste pudeur que sa foiblesse luy donne; et que les plus grands Hommes avent souvent merite plus de gloire par cette confession ingenuë, que par les grandes descouvertes qu'ils avent faites ailleurs; la Philosophie neantmoins ne peut approuver cette modestie. Comme elle doit la pluspart de ses plus belles connoissances a l'heureuse temerite des Esprits curieux; elle veut que l'on mette tout à l'examen, et sçait profiter de tout ce que l'on dit de bien et de mal, puisque les erreurs mesmes ne luy sont pas inutiles non plus que les fausses positions à l'Arithmetique. Suivons donc ses conseils, et sans nous rebuter par l'obscurite de la matiere, taschons de l'eclaircir par nos conjectures.

Qu'il y a une Connoissance dans l'Ame vegetatâve Aimcrm Pour satisfaire à ce dessein, il faut presuppeser qu'il y a une Connoissance dans l'Homme, où les Sens ni la Raison n'ont point de part, et qui se remarque prin- cipalement dans la faculte Vegetative. Car il est impossible de considerer tant de diverses actiens qu'elle fait, et l'ordre et les mesures qu'elle y garde, qu'on ne soit contraint d'avouër qu'il y a quelque connoissance qui regle et qui conduit une si belle 112 oeconomie. Quand il n'y auroit que ce qui se passe dans la premiere conformation du corps, où le nombre, la figure et la situation des parties sont si justes et si regu- lieres; cela ne seroit-il pas capable de persuader que la cause qui en a la direction, est bien scavante, et qu'elle fait les choses avec plus de connoissance, que la raison mesme ne pourroit faire, quand elle s'en voudroit mes- ler toute seule? Mais ce n'est pas la seulement qu'elle donne des preuves de cette verité; il n'y a aucun moment dans tout le cours de la vie ou elle ne la fasse paroistre evi- demment. Ne discerne-t-elle pas les humeurs les unes d'avec les autres, puisqu'elle attire et retient les bonnes, et qu'elle separe et chasse les mauvaises? Ne choisit- elle pas dans les passions l'humeur qui y doit estre agitée pour seconder le dessein que l'Imagination s'v propose? Car elle ne remue le venin et la bile dans la Colere, que parce que ce sont des humeurs propres ai destruire l'ennemi qu'elle attaque : Elle n'agite le sang dans la jove et dans l'Amour que parce que c'est un suc doux et paisible qui convient ai l'estat agreable où elle se veut mettre, et ainsi du reste, comme nous avons montré ailleurs. Asseurément ce discernement et ce choix-là ne se peuvent faire sans Connoissance. Il y a mesme des choses ou l'on peut dire qu'elle est plus exacte que n'est celle des Sens. Car le Toucher ne sçauroit discerner la picqueure d'une aiguille d'avec celle d'une abeille, puisqu'il ne peut juger que de la solution de continuité qui est esgale en l'une et l'autre : Cependant les parties ont un sentiment naturel qui en fait la distinction, et qui montre par la contraction qu'elles se donnent et par l'inflammation qui leur survient, que le venin de l'abeille ne luy est pas inconnu comme il est au Toucher. Car ce n'est pas la mauvaise qualité du venin qui cause ces accidens-là toute seule, puisque sur une partie morte ou insensible elle ne fait pas le mesme effet. 113 C'est par le mesme sentiment que l'Estomac corrige les jugemens du Goust, et qu'il rebute quantité de choses que celui-cy a approuvées. Car quoy que ce Sens-là soit destiné pour faire l'essai des bons et des mauvais alimens, l'Estomac connoist mieux que luy ce qui luy est propre ou contraire. je dis bien davantage, la Faculté Naturelle apprend à l'Imagination ce que les Sens ne luy peuvent faire connoistre; car il n'y en a aucun qui la puisse ins- truire de ce qui se passe dans le profond des veines; elle seule a ce pouvoir-là : elle connoist pendant le som- meil les humeurs qui y dominent et les mouvemens qu'elles font, et les represente à la Phantaisie, qui forme ensuite des songes conformes aux notions que cette basse Faculté luy en a données. Enfin on ne sçaurnit avoir une marque plus certaine de sa Connoissance, que lors que dans les maladies elle choisit les heures et les jours pour les atta- quer, qu'elle discerne et separe les humeurs qui les ont causées, et que souvent, estonnée qu'elle est par leur malignité, elle perd le courage et s'abandonne à leur violence. Mais pourquoy voulons-nous prouver une chose dont on ne doute point? tout le monde voit et admire la sage conduite de cette Faculté, et il n'y a per- sonne qui n'advouë qu'elle agit avec un ordre et une justesse merveilleuse qui marque une grande Connoissance. Ce n'est donc pas en cela que consiste la diffi- culté, c'est de sçavoir si cette Connoissance est un effect de la Faculté Vegetative, ou si elle part d'une plus noble cause. De la rapporter a la Vegetative il n'y a point d'ap- parence, puisque personne ne l'a mise au rang des Facultez connoissantes. Mais aussi comme il n'y a que le Sens et l'Esprit dans l'Homme qui connoissent; on ne peut pas dire que ce soit par leur direction que cette 114 basse partie de l'Ame agisse, puisqu'elle est commune aux plantes qui sont insensibles, et aux Bestes qui n'ont point d'entendement. De façnn qu'il faudroit en ce cas recourir a une Cause exterieure et intelligente qui pous- sast toutes ces choses a faire leurs actions, et qui y mist la regle et la justesse que l'on y remarque. En effet Platon a creû que l'Ame du monde avoit ce soin-là; Avicenne l'a donne a une Intelligence particuliere; et apres que ces opinions ont este bannies des Escholes, la pluspart des Philosopbes ont este contraints de reconnoistre Dieu pour la cause unique et immediate de tous ces mouvemens, et de l'ordre qui s'y trouve. Neantmoins il y en a d'autres qui ne peuvent approuver cette opinion. Car quoy qu'elle soit appuyée sur la Bonte et sur la Providence de Dieu qui s'est oblige de secourir les creatures dans les actions qu'elles ne peuvent faire : ils crovent qu'elle est injurieuse a sa Toute-puissance et a sa Sagesse, qui a deû donner à ses ouvrages toute la perfection qui leur estoit convenable. De sorte que chaque cbose estant parfaite quand elle a la vertu de faire les actions qui luy sont propres; il estoit de la gloire du Createur de luy donner cette vertu, et de ne la rendre pas inutile en faisant de luy-mesme l'action qu'elle doit produire. C'est-là jusques où l'audace de l'Esprit humain est montée de sousmettre a ses jugemens la Puissance infinie de Dieu, et de vouloir penetrer dans les secrets de sa Sagesse incomprehensible. Pour mov dans la necessite que mon dessein m'impose de juger laquelle de ces deux opinions est la plus raisonnable, je tremble en voulant parler de choses qui sont ineffables, et qui doivent plûtost estre admirées avec le silence qu'exami- nées avec des raisons. Car quoy que Dieu ait imprime en nostre Ame un Ravon de cette immense Lumiere dont il est revestu, afin de nous faire appercevoir 115 quelque chose de sa Grandeur et de sa Majesté; cela neantmoins ne la rend pas capable de voir les prefonds secrets de sa Providence, ni la maniere dont elle agit dans la conduite du monde. Mais enfin puisque nous sommes contraints de nous en expliquer, beguayons si nous n'en pouvons parler comme il faut, et disons avec le respect qu'un si grand subjet nous demande;

Que l'on ne peut douter que Dieu ne soit la source de toutes les perfections qui sent dans les crea- tures; mais cela n'empesche pas qu'elles n'ayent leurs actions propres, lesquelles elles font par le moyen des vertus qu'il leur a departies. Car quoy qu'il ait donné la raison aux Hommes, ce sont les Hommes qui raisonnent et non pas luy; ce sont eux qui voyent, qui entendent, qui sentent, quoy qu'ils ayent receû de sa main liberale les Facultez qui font ces operations-là. Asseurément il en faut dire autant des Actions Naturelles; c'est l'Ame qui les produit effectivement par le moyen des puissances dont la Sagesse Divine l'a pourveuë. Et il n'est pas plus vray que l'Ame intelligente raisonne, et que la Sensitive juge des objets sensibles; que de dire que la Vegetative forme les parties du corps; qu'elle discerne les bonnes humeurs d'avec les mauvaises; qu'elle choisit les jours pour combattre les maux, etc. parce qu'elle a comme les deux autres, les vertus qui sont destinées pour faire ces actions-là.

En effet ce sont actions vitales qui font partie de la vie, et toutes les actinns de vie doivent estre produites par un principe de vie : or il n'y a point d'autre principe de vie que l'Ame mesme, et par cnnsequent c'est elle seule qui les fait. Il ne faut donc point recourir à la Cause pre- miere pour les produire immediatement; elle n'a pas accoustumé de mettre ainsi la main a celles qui se peu- vent faire par les causes secondes; et il est de sa Gran- deur et de sa Majesté de les faire par leur entremise. 116 Comme tout ce qu'Elle a creé est parfait et accompli, chaque chose a toutes les vertus qui sont necessaires à sa perfection, et ces vertus sont suffisantes pour faire toutes les actions ausquelles elle est destinée. De maniere qu'il n'y a pas lieu de douter que Dieu n'ait donné ai l'Ame Vegetative toutes les Facultez qui sont necessaires pour produire les actions qui luy sont propres; et que ces Facultez n'agissent aussi d'elles- mesmes sans avoir besoin d'autre secours. On dira peut-estre qu'il est vrav qu'elle agis- sent, mais que Dieu conduit et dirige leurs actions a leur fin particuliere; et que cette Direction est cause de l'ordre et de la justesse qui s'y trouvent. Mais qu'est-il besoin de Direction aux actions qui ne se peuvent faire que d'une seule maniere? dira-t-on que Dieu dirige la pierre quand elle va vers son centre? elle ne peut faire autrement; sa pesanteur la conduit necessairement la, sans avoir besoin d'une Direction particuliere. Il en faut dire autant des Facultez Naturelles; elles n'ont qu'une maniere d'agir qu'elles gardent inviolablement, et soit qu'elles soient dirigées ou non, elles ne peuvent manquer d'arriver a leur but. A la verité elles sont subjettes ai quantité de déreglemens qui leur surviennent, soit par le defaut de leurs organes, soit par la desobeissance de la matiere sur laquelle elles agissent. Mais cela montre non seule- ment que ces actions-là ne partent pas immediatement de la main de Dieu; mais encore qu'il n'en a pas la Direction ni la conduite. Autrement on luy pourroit imputer les desordres ou tombe l'Ame Vegetative, les monstres qu'elle produit, les fausses crises qu'elle entreprend, les funestes transports d'humeurs qu'elle excite dans les maladies, etc. Ce n'est pas que toutes les choses ne soient dirigées par la Sagesse Divine; mais cette Direction n'est pas dans les actions; c'est dans les vertus qu'elle 117 leur a données. Car comme l'Archer ne dirige pas le but, mais la fleche qui part de sa main pour aller au but; aussi Dieu ne dirige pas l'action, parce que c'est la fin et le but où tendent les choses; mais il dirige les Facultez qu'il leur a données pour arriver à cette fin. Pensez- vous que la Direction qu'un artisan donne à ses machines, soit dans le mouvement qu'elles ont? Non, elle est dans les rouës et dans les ressorts qui doivent faire ce mouvement : Car quand elles ne se mouve- roient jamais, elles ne laisseroient pas d'avoir toute la Direction que l'art est capable de leur donner. On peut dire aussi que les Facultez sont comme les ressorts qui font agir les choses, et qu'a proprement parler ce sont les seules qui sont dirigées : C'est-pourquoy il n'y a jamais d'erreur dans la Direction que Dieu leur donne, parce qu'il les pour·voit de tout ce qui est necessaire pour faire leurs actions; mais ces actions ne respondent pas tousjours à cette Direction, parce qu'elle ne va pas jusques a elles. On dira sans doute que c'est offenser la Sagesse Divine de luy oster la Direction des actions. Nullement; puisque c'est une chose asseurée qu'il ne dirige pas le raisonnement ni les desirs des Hommes qui sont subjets à tant de vices et de dereglemens. Car si diriger une chose n'est rien que de luy donner la recti- tude physique ou morale qui luy convient, il est certain que les actions de l'Entendement n'ont pas tousjours cette rectitude, et par consequent on ne peut pas dire que Dieu les dirige immediatement. Et si cela est veri- table, il n'y a pas plus de danger a croire qu'il ne dirige pas les actions de l'Arne Vegetative, qu'il n'y en a d'as- seurer qu'il ne dirige pas celles de l'Entendement et de la Volonte. Ce n'est pas que Dieu ne puisse diriger les actions aussi-bien que les facultez, et il le fait tres-sou- vent pour des raisons particulieres; mais comme il a 118 abandonné la Volonté de l'Homme a la liberté qu'il luy a donnée, il laisse aussi une espece de liberté aux Agens naturels pour faire les fonctions ausquelles ils sont des- tinez : Il permet qu'ils agissent d'eux-mesmes sans leur donner d'autres secours que son Concours general, qui ne les dirige et ne les determine point comme l'Eschole enseigne. De tout cela il est aisé a juger que cette Direction est la cause generale de l'ordre et de l'oecono- mie qui se trouve dans la Nature; parce que toutes les Facultez qui la servent estant ainsi dirigées, concourent toutes ensemble a la perfection des choses dont l'ordre fait une des principales parties. Mais il s'ensuit aussi que la Connoissance d'où procede cette Direction est dans l'Entendement Divin, comme celle de l'art est dans l'es- prit de l'artisan; Et que s'il n'y a point d'autre Connoissance qui conduise l'Ame Vegetative, il faudra conclure qu'elle ne connoist point du tout. Cependant elle discerne ce qui luy est bon et mauvais, elle scait la difference des humeurs qui dominent et qui sont en mouvement, elle choisit les jours qui sont propres pour attaquer les maladies, Et toutes ces actions qui mar- quent un ordre et une Connoissance particuliere, ne sont pas sous la Direction divine, puisqu'il y survient souvent de l'erreur et du desordre. La Connoissance de l'Ame Vegctative appartient à l'Instinct ARTICLE II C'est-là sans doute où le noeud de la difficulté se rencontre; voyons si nous le pourrons deffaire, ou si nous serons contraints de l'abandonner. A ce dessein il faut observer que les actions de l'Ame Vegetative torn- bent sous la question de l'lnstinct, parce que tous les 119 Philosophes sont d'accord que c'est par luy qu'elles se font; Et qu'en effet l'usage de ce mot n'a esté introduit que pour marquer la cause d'un mouvement qui se fait avec connoissance, mais qui est secrette et cachée. Car quand on a veû que l'Abeille n'est pas plustost née qu'elle sçait faire le miel; que la Fourmi discerne et ronge le germe des grains qu'elle amasse; Et que la Brebis connoist et craint le Loup dez la premiere fois qu'elle le voit : on a dit que tout cela se faisoit par l'Instinct. Dautant que la Connoissance qui s'v remarque ne peut venir de la Faculté Sensitive dont ces Animaux sont pourveus; Et qu'il faut qu'elle ait une autre cause; que par ignorance on a déguisée par le mot d'lnstinct; lequel on a appliqué ensuite à toutes les actions naturelles ou les mesmes circonstances et les mesmes difficultez se rencontrent. Car il est certain que si l'on considere toutes les choses de l'Univers, on y remarquera cette Connoissance secrette dont nous parlons. Elle se trouve mesme dans l'Entendement; car l'inclination qu'il a pour la liberté, pour la gloire, pour la felicité et pour cent autres choses semblables, devance toutes ses Connoissances ordinaires; il se porte de luy-mesme à la recherche de toutes ces choses sans s'en appercevoir; Et ce qui est estrange, il n'aime ce qui est beau que parce qu'il luy plaist. Mais la raison pourquoy il luy plaist, luy est inconnue : Cependant cette raison est le veritable motif et la seule Connoissance qui l'oblige à l'aimer. C'est donc l'lnstinct qui le pousse, puisqu'on donne ce nom-là aux actions qui se font par une obs- cure et secrette Connoissance. Les exemples que nous avons apportez font bien voir qu'il y en a de pareilles dans l'Ame Sensitive et dans la Vegetative. Et l'on n'en peut douter pour les choses Inanimées qui agissent avec discernement et avec regularité : Car leurs sympathies et antipathies sont 12o conduites par l'lnstinct; c'est par luy que l'aymant connoist les diverses situations qu'il doit prendre; que le fer sent sa presence et en discerne les poles; que la Lumiere distingue la constitution des diaphanes qu'elle doit traverser. Enfin toute la Nature est pleine de ces merveilles, qui montrent que l'lnstinct est une cause qui conduit les choses animées et inanimées en beaucoup de leurs actions. L'Instinct des Animaux consiste dans les Images Naturelles Aimcmz III or puisque cette cause est commune à toutes, il est certain que si nous la pouvons connoistre en quel- qu'une, ce sera la mesme qui fera agir toutes les autres; et nommement la Vegetative qui est celle qui nous occupe maintenant. Cherchons-là donc dans les Animaux, c'est à dire, dans l'Ame Sensitive ou il semble qu'elle est plus manifeste, et ou l'on en a fait de plus exactes et de plus frequentes observations. je sçay bien que l'on en propose beaucoup que l'on croit estre de ce rang-là qui n'en sont point du tout; car il y a des choses que certains Animaux font par une Connoissance Sensitive que l'on attribue a l'Instinct; parce que l'on ne connoist pas la force ni l'exactitude des Sens dont ils sont pourveus. N'y en a-t-il pas qui ont l'odorat si exquis qu'ils discernent des odeurs qui ne nous touchent point, comme les Chiens et les Vautours? N'y en a-t-il pas d'autres qui ont le sentiment du Toucher si delicat, qu'ils ressentent les plus legeres alterations de l'air, et donnent ainsi des presages de la pluye, des vents et du beau temps et venir. · Non ce n'est point par Instinct que le Cheval 121 hait le Chameau, c'est à cause qu'il n'en peut supporter l'odeur : ce n'est point par Instinct que des Boeufs s'ef- frayent en passant par des lieux où d'autres ont este massacrez; ni que les souris ne se laissent pas facile- ment prendre auxratieres où d'autres ont este prises; c'est l'odeur qui en reste en ces endroits qui les estonne. Tous ces exemples et mille autres semblables ne sont point du ressort de l'Instinct qui appartient à l'Ame Sensitive. On ne luy doit pas mesme attribuer les Connoissances que celle-cy acquiert par les alterations secrettes que les qualitez occultes font dans les corps des Animaux; car quoy qu'elles ne soient pas sensibles, elles ne laissent pas de donner à l'Imagination quelque connoissance de ce qui se passe dans la Faculte natu- relle. Nous concevons donc l'Instinct des Animaux comme une cause secrette qui agit par une Connoissance qui est née avec eux, et qui ne vient point des Sens, de l'experience, ni de l'instruction. Car qui peut avoir appris à l'Abeille qui naist, tout l'art qu'elle a de faire le miel? Quelle experience a la Brebis qui n'a jamais veû le Loup, que c'est un ennemi qui doit atten- ter a sa vie? C'est-là l'Instinct qu'il nous faut examiner. Car quoy que nous en avons parle au traite des Animaux, la difficulte et l'importance de la matiere meritent bien que nous la retouchions icy, et que nous y adjoustions les nouvelles considerations que nous y avons faites. Pour commencer cette recherche, il faut dire premierement que c'est une necessite que l'Instinct vienne d'une cause exterieure qui conduise et qui pousse l'Animal ; ou qu'elle luy soit interieure et natu- relle, comme sont les autres Facultez qui servent a ses fonctions. Ceux dont nous avons parle cy-devant qui tiennent que Dieu est la cause prochaine et immediate 122 de tous les mouvemens de l'Ame Vegetative, sont dans la mesme opinion pour l'Instinct des Animaux. Car ils disent que Dieu leur ayant donné toutes les vertus dont ils sont capables, il les secourt dans les actions qui leur sont necessaires, et qu'ils ne peuvent faire par le moyen de ces vertus. Mais cette opinion, comme nous avons desja dit, donne une atteinte a sa Sagesse et à Toute- puissance, qui auroient laissé les Animaux dans une si grande imperfection qu'ils n'auroient pas la moitié des vertus qui sont necessaires a la vie. Pourroit-on dire qu'ils ne sont ni capables ni dignes de les avoir; eux qui ont le Sens et peut-estre la raison, qui sont des Facultez bien plus nobles que celles-là ne peuvent estre? Est-ce point que Dieu n'a pas voulu les leur donner, luy qui veut que toutes choses soient parfaites, et qui dit luy- mesme que tout ce qu'il a fait est dans la derniere perfection? Asseurément on ne sçauroit douter que s'ils en sont privez ils ne soient moins parfaits que s'ils les avoient eues : cependant on dit, et il est vray, qu'or1 ne peut rien concevoir de plus achevé que ce que Dieu a fait. Mais pourquoy en seroient-ils privez, puisqu'elles leur sont aussi necessaires et aussi naturelles que les autres? et qu'enfin les actions qu'ils font par leur moyen font partie de leur vie, lesquelles, comme nous avons dit si souvent, ne peuvent partir que du principe de la vie. on a beau dire que l'impuissance que Dieu leur a laissée fait voir davantage sa Bonté et sa Providence qui ne les abandonne point dans les moindres actions qui leur sont necessaires. Car outre qu'il est plus glorieux a un artisan d'avoir accompli de tout poinct son ouvrage, que d'v remettre la main a tous momens : Il n'est point besoin de se figurer des defauts dans les creatures pour relever la Sagesse et la Bonté de Dieu, puisque la perfection qu'il leur donne les fait bien 123 esclater davantage. Quoy qu'il n'y adjouste plus rien il ne les abandonne pas pour cela, il les soustient par sa Toute-puissance, et concourt a toutes leurs actions. Non, il n'y a pas d'apparence qu'avant fait toutes choses avec poids et mesure il ait laissé un si grand vuide en celles-cy; qu'il ait abandonné l'Homme a la foiblesse de son raisonnement, pour assister les Bestes d'un si noble et si puissant secours; et qu'il ait trouvé des moyens naturels pour former le raisonnement et l'intelligence qui sont les plus nobles actions des choses créées, sans en avoir pû trouver pour celles des Bestes qui sont d'un ordre inferieur, et qui ne demandent pas un art si exquis ni une si grande puissance. Toutes ces considérations ont enfin contraint ceux qui tiennent cette opinion, de confesser que les Facultez que tout le monde reconnoist dans les Animaux font les actions dont est question; non pas qu'elles avent de soy le pouvoir de les faire, mais parce que Dieu les dirige et les pousse; cette Direction et Impulsion les ren- dant capables de les produire. Mais nous nous sommes desja expliquez sur cette Direction prétendue, et nous avons montré que ce n'estoit rien que la puissance que Dieu a donnée aux Facultez pour agir, et que les actions qu'elles faisoient n'estoient point dirigées par aucun secours particulier qu'il leur donnast. Quant ai l'Impulsion qu'ils mettent en avant, elle ne peut avoir lieu que dans les Facultez qui sont mobiles, et dans les membres; car il n'y a que cela qui se puisse mouvoir dans les Animaux, et qui par conse- quent soit susceptible de l'Impulsion qui est un mouvement. Et comme il n'y a point de Faculté qui soit mobile que l'Appetit et la Vertu Motive qui est dans les membres; il faut faire voir que l'Appetit ne peut estre poussé dans les actions de l'Instinct. C'est une chose certaine que quand la Brebis voit le Loup elle en a Peur; 124 et que cette Peur est une veritable passion. La question est donc de sçavoir si le mouvement de l'Ame que souffre alors la Brebis vient immediatement de Dieu qui la pousse et l'agite ainsi; ou si c'est l'Appetit qui se meut de luy-mesme comme il fait dans les passions ordi- naires. on ne peut pas dire que ce soit Dieu qui fasse luy-mesme ce mouvement, parce que la passion est un mouvement vital qui ne peut estre produit que par le principe de la vie : Et par consequent cette Peur qui est un effet de l'Instinct, ne peut proceder de l'Impulsion divine ou ils disent que consiste l'Instinct. Il en faut dire autant de la Vertu Motivé; car tous les mouvemens qu'elle fait faire aux membres dans l'Instinct sont volontaires ou spontanés comme parle l'Eschole, et presupposent l'agitation et le commande- ment de l'Appetit. Et comme ces actions sont vitales, elles dépendent d'un principe interieur, et non d'au- cune impulsion exterieure, laquelle ne pourroit produire que des mouvemens violens et qui ne seroient point naturels. Il ne reste donc plus que les Membres ou cette impulsion se puisse faire sans que les Facultez Motives y concourent. Mais quelle apparence y a-t-il que la fuite que prend le Poulsin à la veue du Milan, ou la brebis à la rencontre du Loup se fasse de la sorte? Ne sont-ce pas les effets de la passion qui les a saisis; puisqu'ils ne fui- roient jamais s'ils n'avoient point de peur? L'Abeille ne remueroit-elle ses aisles pour voler sur les fleurs que par le branle que Dieu leur imprimeroit? Non, il ne faut pas douter que tous ces mouvemens ne soient volon- taires, et ne se fassent que par un principe de vie. L'Instinct des Animaux ne peut donc venir immediatement de Dieu ni d'aucune autre cause exterieure, et par consequent il en faut chercher la source dans les Animaux mesmes. Pour cela il faut 125 presupposer qu'il n'y a en eux que deux sortes de Facultez en general, par lesquelles ils puissent agir; à sçavoir les Vegetatives et les Animales; et que les actions dont est question ne dépendent point des Vegetatives, puisqu'elles sont accompagnées des pas- sions et du mouvement des membres qui sont du ressort de l'Ame Sensitive. Or toutes les Facultez Animales se reduisent à l'Imagination et à l'Appetit Sensitif; l'Imagination fait leur connoissance, et l'Appetit cause leur mouvement. Mais celui-cy ne se peut mouvoir qu'il ne soit esclairé par l'Imagination; car il est aveugle de sa nature, et a besoin d'estre conduit par sa Connoissance. De ces hvpotheses il s'ensuit, que tous les mouvemens qui se remarquent dans les actions de l'Instinct procedent veritablement de l'Appetit; mais que l'Imagination luy doit servir de flambeau et mar- cher devant pour le conduire. Car c'est l'ordre establi par la Nature que le jugement practic qui fait connoistre ce qui est bon et mauvais, et qui ordonne de poursuivre l'un et de fuir l'autre, doit preceder tous les mouvemens de l'Appetit : Il ne s'émeut jamais que l'Animal n'ait connu que la chose est bonne ou mauvaise, et qu'il est à propos de la poursuivre ou de la fuir. Et par conse- quent c'est une necessité que les Bestes connoissent tout ce qu'elles font par Instinct : car il faut que la Brebis connoisse qu'elle doit craindre et fuir le Loup; que la Fourmi sçache comment elle doit faire ses provisions; que l'Hirondelle ait connoissance des matieres et de la forme dont elle doit bastir son nid; et que les Abeilles n'ignorent rien de tout ce qu'il est necessaire à leur petite Republique. Parce que tout ce que ces Animaux font en ces occasions dépend de l'Appetit qui est le principe de tous leurs mouvemens, et qui ne peut agir qu'en suite de la connoissance de l'Imagination. 126 Comment les Animaux connoissent ce qu'ils font par Instinct Aimcm IV Toute la difficulté est de sçavoir comment leur Imagination peut connoistre ces choses : Car les Sens, ni l'experience, ni l'instruction ne luy servent de rien pour cela. Quelques-uns disent la-dessus que les inclina- tions et les aversions qui se communiquent des peres aux enfans, sont les causes de toutes celles qui sont dans les Bestes; et que la Brebis hait et craint le Loup, parce que celle dont elle est née ayant fait experience de la malice du Loup, et ayant pour ce subjet conceû une forte aversion contre luy, elle la communique apres a celles qu'elle engendre. Mais que diront-ils des Souris qui nais- sent de pourriture, et qui craignent naturellement le Chat comme les autres? Que diront-ils des Abeilles qui se for- ment des entrailles du Taureau, et qui sçavent faire le miel et les autres fonctions de leur Republique, comme les autres qui sont engendrées d'autres Abeilles. Il ne faut donc point recourir a d'autres moyens par lesquels l'Imagination puisse connoistre en ces ren- contres, que ceux dont elle se sert ordinairement. Comme elle ne peut connoistre qu'en formant le Phantosme et le portrait des choses; et que pour faire ce portrait il est necessaire qu'elle ait un original et un patron qui la determine a un objet plustost qu'à l'autre, estant indifferente à tous : dans sa maniere ordinaire d'agir, ce sont les Especes et les Images que les objets presens luy fournissent, ou celles que la memoire a conservées, qui luy servent de patron et de modele. Il est donc necessaire puisqu'elle connoist les choses qu'elle fait par Instinct, qu'elle ait aussi ses patrons et ses Images sur lesquelles elle puisse 127 travailler. Ce ne sont pas les objets presens, ni la memoire qui les luy donnent; parce que toutes leurs Images sont les ouvrages des Sens; et que les Sens ne servent de rien à la connoissance de l'Instinct. C'en sont donc d'autres, qui viennent d'une plus haute source. Et certainement quand on aura considere que la Nature a inspire aux Animaux tant de soin de leur conservation, et qu'elle ne leur a desnie aucune des choses qui y estoient necessaires, on sera contraint d'advouer que la Connoissance des Sens ne pouvant satisfaire toute seule a cette necessite, ils avoient besoin d'en avoir une autre qui suppleast à celle-là, et qui mesme la leur rendist utile. Car que pourroit servir au Poulsin de voir le Milan, s'il n'estoit instruit d'ailleurs que c'est un oiseau qui est ne pour sa perte, et qui doit attenter à sa vie? Et que serviroit a l'Abeille quand elle sort la premiere fois de la ruche, de voir et de gouster les fleurs, si elle ne jugeoit qu'elle y doit trouver la matiere dequoy faire le miel, et si elle ne sçavoit desja tout l'art qu'elle doit employer en un si merveilleux ouvrage? De sorte qu'en ces rencontres les Sens ne ser- vent à ces Animaux que pour reveiller de plus anciennes et de plus nobles connoissances que la Nature leur a données, et sans lesquelles les presentes leur seroient inutiles et souvent dommageables. Or ces Connoissances ne peuvent venir que des Images dont nous parlons qui doivent naistre avec les Animaux, parce que ces Connoissances leur sont necessaires des le premier moment de leur vie, et ne se doivent point acquerir par l'experience, dont la pre- miere leur pourroit souvent estre funeste. Car il n'y a point de temps ou la Brebis n'ait besoin de connoistre la violence du Loup; et rarement en peut-elle faire deux fois l'espreuve. La Sagesse Divine a donc pouiveû à cela imprimant dans l'ame des Animaux au point de leur naissance, les Images fixes et immuables des choses 128 qu'ils ne peuvent connoistre par les Sens, et qui sont absolument necessaires à leur conservation ou a la fin à laquelle ils sont destinez. Ces Images s'appellent dans l'Eschole Connaturelles, que la Theologie et la Metaphvsique reconnoissent dans les Anges pour la mesme necessite qui se trouve dans les Animaux. Car estant créez avec l'intelligence de beaucoup de choses qu'ils ne peuvent acquerir par le moyen des objets ni des especes qui viennent de dehors; il a este necessaire qu'ils en eus- sent d'interieures et d'originelles sur lesquelles en l'absence des objets leur entendement formast ses idées et ses connoissances. Et c'est une chose tenue pour constante, que les sciences infuses qu'Adam, Salomon, et quelques autres ont eues, consistoient dans ces sortes d'Images que Dieu avoit imprimées dans leur ame. Quoy qu'il en soit, puisque l'Instinct des Animaux n'est point sans Connoissance, et que cette Connoissance ne se fait par aucune cause exterieure; c'est une necessite qu'elle se fasse dans l'Animal par les facultez qui luy ont este données pour connoistre, et par la mesme maniere dont elles ont accoustume de se servir pour cela. Or l'Imagination est la faculte qui fait la Connoissance dans les Animaux, et elle ne peut connoistre que par le moyen des Images sur lesquelles elle travaille : Il faut donc qu'elle en ait pour l'Instinct. Mais parce qu'elle ne s'v peut servir de celles que les Sens luy presentent qui sont exterieures et passageres; c'est une necessite qu'elle en ait d'interieures et de constantes qui soient nées avec elles. Enfin si on se souvient qu'il y a des passions qui viennent de l'Instinct, et que l'amour, la haine, la hardiesse et la crainte se forment ainsi en certains Animaux; on ne pourra douter que ces passions qui sont des mouvemens de l'Appetit, ne soient precedées par la Connoissance de l'Imagination; parce que 129 l'Appetit ne se meut point sans elle, et qu'il faut par necessite qu'elle ait juge la chose bonne ou mauvaise avant qu'il se donne aucune agitation. Or elle ne peut faire ce jugement qu'elle n'ait des Images sur lesquelles elle le puisse former; Et comme les Sens ne luy en four- nissent point, il faut qu'elle en ait de Connaturelles. On ne doit pas pourtant croire qu'elles soient supernumeraires a l'Essence des Animaux, ni que ce soit un present que la Bonte Divine leur fasse par pure grace et par surabondance. Elles leur sont aussi naturelles que les autres facultez qui leur sont propres; Et un Animal qui en seroit prive, auroit le mesme defaut que s'il n'avoit pas la vertu vegetative, sensitive ou telle autre semblable. On pourroit demander la-dessus pourquoy la Nature qui se sert tousjours des mevens les plus courts et les plus asseurez pour faire ses actions, n'a pas donne aux Animaux des Especes Connaturelles de toutes les choses, sans qu'il fust de besoin de recevoir celles des objets qui sont si souvent trompeuses, et qui font un plus grand cir- cuit dans la Connoissance? Il y auroit beaucoup de choses a dire sur ce point; mais ce sera assez de remar- quer que la plus necessaire de toutes les Connoissances est celle de la Presence des objets : dautant que c'est par elle qu'on jouït effectivement du bien, et qu'on connoist certainement le mal pour le pouvoir eviter. Or elle ne se peut acquerir que par les Sens et par les Images qui vien- nent de dehors. Car celles qui sont naturelles ne la peu- vent donner, parce qu'elles sont generales et indifferentes à toutes les circonstances de temps, et il faut par neces- site que les Sens les determinent au temps present : Car si la Brebis ne voit le Loup, et si la Fourmi ne voit le grain, toutes leurs connoissances naturelles leur sont inutiles. Au reste, quand nous disons que la Connoissance vient de ces Images, nous n'entendons pas qu'elles fassent effectivement la Connoissance, car c'est l'Imagination qui la fait : Mais elles servent d'objets 13o à l'Imagination pour former ses Phantosmes; Ce sont les originaux et les patrons sur lesquels elle fait ses por- traits, en quoy consiste sa Connoissance. En effet elles sont du mesme service que les Images qui se conser- vent dans la Memoire aprés l'operation des Sens : Car comme celles-cy ne font pas l'action de la Connoissance, (autrement on connoistroit actuellement tout ce qui seroit dans la Memoire) mais ne servent que d'objets a l'Imagination pour la faire souvenir de quelque chose : les Images de l'Instinct n'en font pas davantage, et a parler exactement la Connoissance que l'Imagination forme sur elles est une sorte de Souvenir et de Reminiscence. Quoy qu'il en soit tandis qu'elle ne les consi- dere point, elles ne produisent aucune Connoissance, parce qu'elle n'agit point sur elles, et que la Connoissance est une action. Et comme cette faculté est indifférente à toutes, il faut qu'elle soit déterminée à l'une ou à l'autre par quelque chose qui ait rapport avec elle. Pour l'ordinaire ce sont les objets qui se presentent aux Sens, dont les Images excitent l'Imagination a considerer celles qui sont cachées dans l'Ame et qui leur sont semblables, ou qui ont quelque connexion avec elles, sur lesquelles en suite elle forme ses connoissances selon l'ordre qu'elles gardent. Car comme celles de la Memoire sont rangées selon la liai- son et le rapport qu'elles ont ensemble, et que l'Ame n'en peut remuer aucune, que celle qui luy est proche ne soit esbranlée : Il en est de mesme des Images Naturelles; celles qui se rapportent a une mesme fin sont liées ensemble, et quand l'Imagination s'applique a quelqu'une, elle voit en suite toutes les autres qui ont connexion avec elle; c'est justement comme une longue chaisne, dont on ne peut tirer un anneau que tous les autres ne le suivent. Ainsi quand la faim a excité la Fourmi a 131 chercher durant l'Esté dequoy se nourrir, venant à ren- contrer des grains de bled, les Images qui sont nées · avec elle se réveillent a cette veue, et la font souvenir qu'elle doit amasser ces grains, les porter en ses reser- voirs, et quand tout cela est fait en ronger un des bouts. Ce n'est pas peut-estre qu'elle pense à l'Hvver à venir, ni qu'elle sçache que ce qu'elle ronge soit le germe qui corromproit sa provision s'il venoit a demeurer : parce que les Images qu'elle a ne s'estendent pas plus loin que les actions qu'elle fait; Et qu'il suffit pour sa conser- vation qu'elle fasse les choses simplement, sans scavoir toutes les raisons pour lesquelles elle les fait ainsi. Il en est de mesme de l'Hirondelle quand elle veut bastir son nid; la saison et la fermentation des humeurs l'incitant a faire ses petits, toutes les Especes qui sont destinées pour cette action se presentent a son Imaginatien et luy font connoistre qu'elle doit chercher de la boue, l'appliquer de telle et telle sorte, et faire aprés provision de plumes pour les mettre au dedans de son nid. Non pas peut-estre qu'elle sçache que la bouë se desseichera et se rendra solide avec le temps, ni que telle figure soit plus commode a son dessein qu'une autre, ou que les plumes soient propres à conserver la chaleur de ses oeufs et a faire reposer plus mollement ses petits : dautant qu'elle n'a pas plus de connoissance que ces Images Naturelles luy en peuvent donner; Et qu'elle agit comme un Homme qui auroit ses ordres par escrit, qui fait simplement ce qui est couché en ses memoires, sans penetrer plus avant dans le dessein de celuy qui les luy a donnez. En effet toutes les Connoissances de l'Instinct sont des Connoissances Practiques qui sont destinées pour agir. Car la Brebis ne connoist pas le Loup pour arrester la sa connoissance; mais elle le connoist comme un ennemi qu'elle doit fuir : Et la Fourmi ne connoist pas simplement le grain; mais elle le connoist 132 comme une chose qui luy est bonne, qu'elle doit porter en son magazin, et qu'elle doit ronger par le germe, et ainsi du reste. Et c'est sans doute pour cette raison que quelques-uns ont placé l'Instinct dans la Faculté Estimative, parce que c'est elle seule qui forme les Connoissances Practiques, qui juge si les choses sont bonnes ou mauvaises, s'il les faut poursuivreou non, qui en un mot esclaire et conduit immediatement l'Appetit. Mais quoy que cela soit vrav quand on consi- dere l'Instinct en exercice, parce qu'il suppose une connoissance actuelle qui ne peut estre ailleurs que dans l'Estimative : neantmoins absolument parlant cela n'est pas veritable; puisque l'Instinct est une vertu qui est née avec l'Animal, qui n'agit pas tousjours, et qui procede de ces Images dont nous venons de parler. Or ces Images ne sont en aucune partie de l'Ame qui soit connoissante, parce qu'il faudroit qu'elles produisissent tousjours la connoissance; Et partant l'Instinct ne peut estre dans la Faculté Estimative. Quel est donc le lieu où la Nature a logé ces Images? certainement il y a grande apparence que c'est la Memoire qui n'est propre qu'a recevoir, qui ne produit de soy-mesme aucune connoissance, et qui conserve les Images des choses qui sont entrées par les Sens. Car s'il est vrav que toutes les Images d'un mesme objet qui sont semblables s'unissent ensemble; il faut que les Images qui viennent de dehors s'unissent avec celles qui ont esté imprimées dans l'Ame; parce qu'elles sont semblables et qu'elles représentent souvent un mesme objet. Et par consequent puisque celles-là sont dans la memoire, il faut que celles-cy y soient aussi. Cela se doit pourtant entendre seulement des Images Naturelles qui appar- tiennent a l'Ame Sensitive dont la Memoire est placée dans le Cerveau, car il y en a d'autres qui se conservent ailleurs, comme nous dirons cy-apres. 133 C'est là tout ce que nous devions dire de l'Instinct des Animaux, non seulement parce que c'est assez pour nostre dessein d'avoir montré quelle en est la nature pour la pouvoir appliquer aux autres choses; mais encore parce que nous en avons parlé ailleurs avec plus de soin et plus de liberté. Ce n'est pas, quoy que nous en ayons pû dire, que nous ayons levé toutes les difficultez qui s'v peuvent trouver : Mais outre que par le conseil d'Aristote il ne faut pas abandonner un sentiment raisonnable pour quelques doutes qui le peuvent traverser, quand mesme on ne les pourroit pas resoudre; les mesmes difficultez se rencontrent dans l'examen de toutes les Actions de l'Ame que l'on pense connoistre le mieux. Tout le monde scait que la Memoire conserve les Images de tout ce que l'on connoist, et que le Souvenir n'est autre chose que la representation qui se fait de quelqu'une d'elles; mais quand on vient a examiner où sont ces Images; com- ment elles sont placées; comment elles se presentent à l'Ame; comment elles font souvenir non seulement qu'on s'est souvenu, mais encore qu'on ne s'est pas souvenu : Ce sont des choses qui estonnent les Esprits les plus penetrans, et qui leur semblent incompréhen- sibles. Cependant on n'a pas pour cela abandonné l'opinion commune, qui tient que ces Images sont dans la Memoire, et que sans elles on ne peut se souvenir d'aucune chose. On en peut dire autant des Images Naturelles qui ont tant de conformité avec celles de la Memoire; ce sont elles qui forment l'Instinct des Animaux, et les rai- sons qui les soustiennent peuvent passer pour demonstratives. Mais cela n'empesche pas qu'outre les mesmes doutes que l'on a pour les autres touchant le lieu et l'ordre ou elles sont, et la maniere dont elles exci- tent l'Ame pour connoistre et pour agir; il n'y ait des cas particuliers ou il est assez difficile de s'imaginer 134 comment elles peuvent donner la connoissance des choses que font les Animaux. Car entre ceux qui sont les plus considerables, il n'y a rien qui me semble si mer- veilleux et si malaise a comprendre, que le choix que l'Ame fait des muscles qui sont necessaires pour faire un mouvement. Elle ne les connoist point, elle n'en sçait point l'usage, elle en ignore le nombre; neantmoins de plusieurs qui sont meslez ensemble, et qui peuvent faire des mouvemens contraires, elle choisit ceux qui sont propres a l'action qu'elle doit faire, sans jamais se trom- per, sans prendre jamais l'un pour l'autre. Il y a sans doute de la peine a reduire tout cela aux Images Naturelles, aussi-bien que cent autres pareilles observations que l'on a faites dans l'Instinct des Animaux. Mais quand ce que nous en dirons cy- apres ne seroit pas capable de satisfaire l'Esprit, il ne faudroit pas pour cela quitter une opinion si raison- nable et si bien establie. L'Instinct de l'Ame Vegetative consiste dans les Images Naturelles Aimcm v La supposant donc pour certaine et constante, c'est une necessite que si l'instinct se trouve ailleurs que dans l'Ame Sensitive, il faut qu'il ait par tout la mesme nature et la mesme cause, il faut dis-je, que les Images Naturelles qui le forment dans les Animaux le fassent aussi en toutes les autres choses; et qu'il y en ait pour la Faculte Intelligente, pour la Vegetative et pour toutes les autres qui agissent par ce principe dans les corps inanimez. Cette verite se laissera plus facilement persua- der si on se souvient de ce que la Theologie nous apprend de la ressemblance que Dieu a voulu que tous 135 ses ouvrages eussent avec luy, et des vestiges qu'il y a laissez de sa nature et de ses emanations ineffables. Car comme il produit en luy-mesme son Image, ou sont tous les thresers de sa Sagesse et de sa Puissance : Il a voulu aussi que toutes les creatures pour luy estre sem- blables eussent des Images qui fussent les sources de toute la connoissance et de toute la vertu qu'elles peu- vent avoir. Cela est evident en celles qui sont les plus nobles et les plus parfaites, tels que sont les Hcmmes et les Animaux. Car l'Entendement ne peut rien connoistre ni rien faire que par le moven des Images qui se pre- sentent à luy; ni l'Imagination, que par celles que les Sens luy fournissent. Et parce que l'ordre de la Nature demande que les perfections qui se trouvent accom- plies dans les choses les plus hautes, soient commencées et comme esbauchées dans les plus basses ; il a falu que ces Images qui font la perfection de l'Homme et des Bestes, se trouvassent aux autres choses dans la mesure qui convient à leur bassesse; C'est-à-dire qu'elles y fussent plus ou moins fortes, et plus ou moins nombreuses a proportion des vertus qu'elles doivent avoir. Car il est vrav-semblable que ce sont les Exemplaires sur lesquels les Facultez forment leurs effets, et que c'est par eux qu'elles sont determinées à produire une chose plustost que l'autre. Pourquoy le Lion engendre-t-il plustost un Lion qu'un autre Animal, si ce n'est parce que la Vertu fcrmatrice qu'il a, contient en soy l'Image de toutes les parties qui le doivent com- poser. Ouy sans doute, toutes les semences portent le charactere des choses qu'elles doivent produire; et la plus petite graine a en sov l'Image de la plante qui en doit naistre. Il ne faut point craindre que sa petitesse ne puisse contenir tant de diverses parties dont elle est composée. Car ces Images ne tiennent point de place; 136 du moins il est aisé à juger par celles de la Memoire qui sont en si grand nombre, qu'elles en tiennent fort peu : et pour en estre tout-à-fait persuadé, il ne faut que considerer celles des objets colorez qui se reünissent comme en un poinct, sans se confondre quand elles passent par un trou dans une chambre obscure. Apres tout les effets ne sont semblables à leurs causes, que parce que ce sont les copies des exem- plaires qui reglent et dirigent la puissance active dont elles sont pourveuës : Et l'on peut dire que la Fleche ne va a son but que parce que la corde de l'arc luy a imprimé l'Image de son mouvement : car c'est ainsi qu'on peut appeller cette qualité merveilleuse et inex- plicable que l'on nomme Impems, qui est le principe de tout mouvement local. On peut mesme asseurer qu'il est impossible de rendre raison de ces diverses inclinations que les Peres laissent a leurs Enfans, si on ne les rapporte aux Images qu'ils leur communiquent avec la vie, comme nous avons montré au discours des Inclinations. Enfin si l'Art imite la Nature, il faut que la Nature ait ses Idées et ses Images pour agir, puisque l'Art ne peut rien faire sans elles, et qu'il ne fait que les copies des originaux qui sont dans l'esprit de l'a1tisan. Concluons donc que ces Images sont les Exemplaires sur lesquels la Nature fait toutes ses pro- ductions; que ce sont les vertus seminales et comme les formes par lesquelles toutes les Facultez produisent leurs effets : et qu'outre qu'il n'y a aucun inconvénient de les admettre, il y a de l'avantage pour la Philosophie : Car estant si timide à definir les choses, et n'emplovant que des termes et des notions vagues et generales pour en expliquer les differences, elle aura un moyen de les specifier plus particulierement par ces Images. Cette Philosophie toute nouvelle qu'elle paroisse est aussi ancienne que celle de Platon, qui tient 137 que les Idées qui sont dans l'Entendement Divin sont les exemplaires sur lesquels Dieu produit toutes choses; que les Raisons qui sont dans l'Ame du monde sont les Images des Idées et les modeles sur lesquels la Nature fait ses ouvrages; et qu'enfin tout ce qui est dans le Monde, n'est que l'ombre c'est-a-dire l'Image de ce qui est dans la Divinité. Quoy qu'il en soit, cette doc- trine est née avec nostre Theologie, comme nous avons dit, et fait mieux voir que toute autre, la source des ver- tus qui sont dans les creatures, et l'ordre merveilleux que Dieu a establi parmi elles. L'Ame Vegetative connoîst et sent à sa maniere ARTICLE VI Ce que nous avons maintenant à chercher est de scavoir si toutes ces Images sont capables de former la Connoissance en toutes les choses ou elles se trou- vent, et la maniere comment cela se peut faire. Commençons donc par l'Ame Vegetative, puisque c'est elle qui fait le sujet de ce discours. Premierement il faut supposer qu'elle Connoist. Car outre les raisons que nous avons appor- tées cy-devant, il est impossible d'en douter si on considere qu'elle Sent veritablement; puisqu'il est cer- tain que Sentir c'est connoistre, et que ce Sentiment est purement naturel se faisant sans le secours de l'Ame Sensitive. Car bien que ce mot convienne proprement à l'action des Sens, et que pour parler plus exactement il en falust donner un autre à l'action naturelle; neant- moins la ressemblance qu'il y a entre elles a permis a ceux qui ont les premiers impose le nom aux choses de se servir de celuy-cy pour l'une et pour l'autre; et la Philosophie n'a pas voulu changer ce que l'usage avoit approuve. De sorte que l'on peut dire que l'Ame 138 Vegetative sent à sa maniere, c'est à dire qu'elle connoist par l'action qu'elle fait, comme les Sens connoissent par la leur. je ne veux pas soustenir cette verité par le sen- timent de l'herbe sensitive, des esponges et d'autres semblables zoophytes; parce qu'on pourroit dire qu'ils participent à la faculté animale. je n'en veux tirer la preuve que de ce qui se passe en nous, et de ce que nous experimentons à toute heure. Car nous voyons que les parties sentent ce qui les incommode, non seu- lement sans la participation du Cerveau qui est la source et le siege principal de la Faculté Sensitive, mais avant mesme que cette partie soit formée, ni que cette faculté ait aucun organe. Car nos dernieres observa- tions nous apprennent que dans les premiers lineamens que la Nature donne au corps des Animaux, et lors qu'il n'y a encore rien qui paroisse de la figure que les membres doivent avoir; on ne sçauroit si peu picquer la masse informe qui s'y est faite, et qui est le fondement de tout l'ouvrage, qu'elle ne se resserre et ne se retire : or cela ne se peut faire qu'elle ne sente ce qui la blesse. Cependant il n'y a point encore de nerfs, de cerveau, ni d'esprits animaux qui puissent causer ce mouvement, ni le sentiment qui le doit preceder, et par consequent il faut qu'ils procedent de la Faculté Naturelle qui est la premiere de toutes, en temps, en ordre, et en fonction. Mais quand on ne seroit pas asseuré de cette observation, il y en a cent autres qui confirment cette verité. Outre ce que nous avons dit cy-devant des par- ties qui par un sentiment naturel discernent le venin dont le sens du Toucher n'a aucune connoissance : Il ne faut que remarquer l'irritation que la malignité des humeurs donne à la Nature en toutes les parties; les efforts et les mouvemens qu'elle leur fait faire pour chasser ce qui les incommode, comme sont les palpita- tions, les changemens de pouls, les vomissemens, les F 139 diarrhées et mille autres semblables qui se font à l'ins- ceu du Cerveau et de la Faculté Sensitive. Car tout cela montre que la Nature est irritée : et il n'y a rien de si commun en la bouche des Médecins, que cette façon de parler; mais elle ne peut estre irritée qu'elle ne sente, et qu'elle ne connoisse ce qui l'offense. On dira peut-estre que ce mot d'Irritée marque une passion, et que la passion est un mouvement de l'Appetit sensitif : Mais nous avons montré ailleurs que la Faculté Naturelle a ses passions comme les autres, puisqu'elle a son Appetit propre qui a ses mouvemens particuliers; et que les mouvemens de quelque Appetit que ce soit, sont de veritables passions. En effet l'Amour paroist dans les inclinations qu'elle a pour les choses qui luy sont conformes; la Haine, dans les aversions pour celles qui luy sont contraires; la Hardiesse, dans les attaques qu'elle fait contre les maux; la Crainte, dans l'abandonnement ou leur violence la fait souvent tom- ber; enfin elle s'irrite, elle s'appaise; et la Fiévre luy est ce que la Colere est a l'Ame sensitive. Si cela est ainsi, il ne faut pas douter qu'elle ne connoisse, puisqu'il n'y a point de passion sans connoissance, et que l'Appetit ne se peut esmouvoir sans elle. Presupposé donc que l'Ame Vegetative connoisse, il faut qu'elle se serve des moyens qui sont necessaires pour former la Connoissance, et par conse- quent il faut qu'elle agisse, parce que toute Connois- sance est une action; Il faut qu'elle se represente les choses qu'elle connoist, c'est à dire qu'elle en fasse le portrait et l'Image, car il n'y a point d'autre action qu'on luy puisse donner que celle-là; ll faut enfin qu'elle fasse ses portraits sur quelque patron et sur quelque modele, comme se font ceux de l'Entendement, de l'Imagi- nation, et des Sens exterieurs. Mais encore comme ces Facultez ont deux sortes de Connoissance ; l'une, qui se fait sur des 14o patrons passagers que les objets presens ou la memoire leur fournissent ; et l'autre qui se forme sur des Images primitives et originelles : on peut dire que l'Ame Vegetative a ces deux sortes de Connoissance. Car quand quelque chose l'offense, c'est un objet present qui porte avec soy le patron et l'exemplaire de ce qu'elle en doit connoistre : Mais quand elle donne la figure et la situation qui sont necessaires aux membres, quand elle choisit les jours pour attaquer les maux; elle n'a aucun modele exterieur qu'elle puisse imiter, ni sur lequel elle puisse former ses connoissances. C'est pour- quoy elle a besoin en ces rencontres des Images originelles ou consiste l'Instinct. or quoy que toute cette oeconomie soit fon- dée sur des principes qu'on ne peut contester, et que les conclusions que nous en avons tirées soient neces- saires; je voy bien qu'elle aura de la peine a trouver creance dans les Esprits qui sont preoccupez des senti- mens de l'Eschole, et qui ne manqueront pas de proposer mille difficultez sur cette Connoissance, et sur la maniere dont nous voulons qu'elle se fasse. Car ils diront sans doute que c'est confondre les Facultez connoissantes avec celles qui ne le sont pas ; que la Vegetative est trop materielle pour avoir une fonction si delicate; qu'elle n'a point d'organes qui soient propres pour la faire, et qu'il faudroit qu'elle eust de la Memoire pour conserver les Images qu'elle recoit de la Nature, et celles qu'elle produit en connoissant; ce qui n'est jamais entre dans la pensée d'aucune per- sonne. Mais il est facile de les satisfaire sur toutes ces difficultez. Premierement c'est à tort qu'on oste la Vegetative du rang des Facultez connoissantes, puis- qu'il est constant qu'elle connoist comme nous avons montre. Et ce n'est pas les confondre, puisque nous donnons a chacune sa Connoissance propre. En quoy il 141 faut admirer la Providence de Dieu, qui scachant qu'il y avoit beaucoup de choses qui pouvoient conserver ou destruire l'animal, et que les Sens n'estoient pas capables de connoistre, comme les qualitez sympa- thiques et antipathiques qui ne sont point au nombre des objets sensibles; il en a voulu donner la Connoissance à la Faculté Vegetative, comme à celle qui soûtient les elemens de la vie, et qui doit connoistre ce qui leur peut estre utile ou qui les peut corrompre. En effet elle sçait les humeurs qui sont conformes aux parties, elle les attire, elle les retient; elle discerne les venins; et tous les symptomes qu'elle excite quand elle les sent, sont autant d'effoits et d'attaques qu'elle fait contre eux. A la verité sa Connoissance n'est pas si prompte ni si exacte que celle des Sens, car ils connois- sent d'abord les objets qui se presentent à eux, et en distinguent toutes les differences particulieres : mais il faut du temps a cette Faculté pour sentir les choses qui luy plaisent ou qui l'offensent, et elle n'en connoist que les differences les plus generales. Car les mauvaises humeurs croupissent long-temps dans le corps avant qu'elle les sente et qu'elle se souleve contre elles pour les chasser; les venins mesme les plus subtils ne l'exci- tent pas si tost qu'ils ont penetré dans les parties, et il y en a quelques-uns qui l'ont plustost destruite qu'elle ne les a pleinement reconnus. Or si elle est paresseuse a connoistre les choses qui luy sont contraires, à plus forte raison le sera-t-elle dans celles qui luy sont utiles, puisqu'elles ne sont pas si agissantes que les autres. D'ailleurs on peut dire qu'elle ne connoist les differences des objets qui la touchent que comme nostre Odorat connoist les odeurs. Car au lieu que les autres Sens discernent toutes les differences essen- tielles de leurs objets; comme l'oeil les especes des couleurs, et l'oreille celles des sons, celui-cy est 142 tellement imparfait en l'Homme qu'il ne distingue les odeurs que comme douces et fascheuses, bonnes et mauvaises. La Faculté Vegetative n'en connoist pas davantage de ses objets. La raison de tout cela est qu'elle est plus pesante et plus materielle que la Sensitive, et ne peut par consequent se remuer ni s'alte- rer si facilement que celle-là. Car nous avons dit que la Connoissance est une sorte d'alteration. Mais il faut remarquer icy que l'Ame . Vegetative est de deux sortes, l'une est dans les Plantes, · l'autre est dans les Animaux. Celle-cy est bien plus par- P faite que la premiere, parce qu'elle a pardessus les autres vertus qui sont dans les Plantes, la Faculté Vitale qui reside dans le coeur et qui agit avec tant de connois- sance, que plusieurs ont douté si elle se devoit mettre au rang des Facultez Naturelles. Car c'est elle qui a la charge du pouls et de la respiratinn, qui envove les esprits vitaux aux lieux où ils sont necessaires, qui a soin de combattre les maux et qui choisit les jours pour les attaquer, etc. où elle fait paroistre tant de discerne- ment et de conduite qu'on ne peut douter qu'elle ne connoisse, et que sa Connoissance ne soit plus prompte et plus exacte que celle des Plantes. Et cela vient non seulement de ce que les esprits qui luy servent de sub- jet et d'organes sont plus subtils et plus mobiles que ceux des Plantes; mais aussi de ce qu'estant plus noble a-cause de l'union qu'elle a avec i'Ame Sensitive; elle a esté pourveue d'un plus grand nombre d'Images Naturelles. Neantmoins de quelque ordre qu'elle soit, elle peut Connoistre; parce que l'alteration où consiste la Connoissance n'est pas au dessus de son pouvoir : c'est le mouvement qui luy est propre et qui la distingue de toutes les formes qui sont purement naturelles. Car toutes les choses Inanimées ne Connoissent point a par- ler proprement, elles n'ont que la matiere et l'ombre de la Connoissance. Dautant qu'elles ont bien les Images 143 que la Nature leur a dcnnées, mais elles n'ont aucune Faculté qui agisse sur ces Images, ni qui en fasse les portraits, en quoy consiste l'essence et la forme de la Connoissance. De sorte qu'on peut dire que tout ce qui est vivant connoist, et que tout ce qui connoist est vivant. S'il est donc vray que l'Ame Vegetative connoisse, il faut qu'elle fasse les portraits des objets qui la touchent, et qu'elle se change en eux tout de mesme que les Sens et l'Entendement se transforment dans les choses qu'ils conr1oissent, puisqu'il n'y a point de Connoissance sans cela. La Connoissance de l'Ame Vegetative se fait en toutes les parties Aimcrr vu Mais où se peut faire ce changement? quel est l'organe de cette action? car c'est une Faculté matérielle et organique qui la produit. Il faut dire qu'il n'y a point de partie ou elle ne se puisse faire, parce qu'il n'y en a point où la Faculté Vegetative ne soit. Et que les esprits sont les organes dont elle se sert en cette action : Car c'est l'instrument general de toutes les fonctions de l'Ame, et qui supplée au defaut de tous les autres. Et certainement il semble qu'il y a des subjets où la Nature veut faire voir son industrie et faire montre de sa magnificence par l'artifice dont elle fait leurs actions, et par la diversité des instrumens qu'elle y empleye. Censiderez un peu quel appareil elle apporte aux Meuvemens des Animaux parfaits, il y faut des nerfs, des fibres, des tendons, des chairs : Et il n'y a rien de tout cela en ceux des Mouches, des cirons et de mille autres insectes dont la petitesse ne peut souffrir tant de diverses parties; Et l'on peut croire que les Fibres font 144 toutes seules ces mouvemens-là. Il en est de mesme de la Connoissance, il y a des Sens où elle veut plus cl'art et plus d'organes pour la procluire, comme la veue et l'ouye; Il y en a d'autres où elle ne veut pas tant d'ap- parat, et l'on peut dire qu'il n'y a presque que les Esprits Animaux qui fassent le sentiment clu Tcucher. Il ne faut clonc pas s'estonner si la Faculté Vegetative qui a tant de conformité avec ce Sens-là, et qui en est si proche, connoist comme luy en toutes les parties où elle est; Et si les Esprits Naturels sont les seuls qui luy servent d'organes pour cela, comme les Esprits Animaux font presque tous seuls le sentiment du Toucher. Il ne reste plus des doutes que nous avons proposez sur la Connoissance cle cette basse partie de l'Ame, que celuy de la Memoire qu'il faudroit qu'elle eust pour conserver les Images naturelles, et celles qu'elle feroit en connoissant. Mais quoy qu'il n'y ait per- sonne qui l'ait reconnuë dans l'Ame Vegetative, ce n'est pas ai dire qu'elle n'y soit point; si l'Instinct se fait de la façon que nous avons dit il faut qu'il y ait quelque chose qui respcnde à cette Faculté, puisque les Images Naturelles y sont conservées. Outre que c'est une necessité qu'elle se souvienne si elle s'accoustume à certaines choses; parce que l'accoustumance vient cle plusieurs actions reïterées qui laissent une facilité pour en faire de semblables; Et qu'il n'y a pas moyen de les faire semblables si on ne se souvient cles premieres. Or c'est une verité qu'on ne peut contester, que les Facultez Naturelles agissent par Coustume. Car l'Estomac s'accoustume a de certains alimens, clont il y en a mesme qui luy seroient pernicieux si la coustume n'en corrigeoit la malice. Ne regle-t-il pas sa faim a de certaines heures, qu'il attend avant que de se rendre impcrtun? je ne veux pas parler cles intestins ni cle la Vescie qui vuiclent leurs excremens ai des temps prefix 145 que la coustume leur a marquez. C'est assez de dire que les parties supportent facilement les exercices où elles sont accoustumées; qu'elles sont sujettes ai de certaines maladies que la coustume rend plus legeres et moins perilleuses; qu'il y en a enfin qui oublient a faire leur devoir par la paresse qu'elles ont contractée : car si elles oublient il faut qu'elles avent de la Memoire. Il ne faut pas pourtant s'imaginer que cette Memoire soit dans le Cerveau comme est la Memoire Sensitive; elle est en toutes les parties qui agissent par instinct, et chacune conserve en elle-mesme l'Image naturelle qui la dirige et qui la pousse a faire ses actions. Il paroist bien que cela doit estre ainsi, puisque l'Imagination n'a aucune connoissance de ces Images, ce qui devroit pourtant arriver si elles estoient dans la Memoire Sensitive. Outre qu'on ne peut douter qu'il n'y ait de la Memoire aux doigts d'un joüeurde Luth, quand apres avoir oublié ses pieces, il s'en ressouvient en retouchant les chordes, et se laissant conduire au mou- vement de sa main. Car il faut en ce cas-là que les Images que l'Imagination avoit formées se soient conservées en ces parties apres s'estre perdues ou éga- rées dans le Cerveau. Or si cela est vrav des Images acquises, et plus forte raison le sera-t-il des Images Naturelles, qui sont comme les formes qui perfection- nent les organes. Mais nous parlerons plus amplement de cette matiere aux Chapitres suivans. En quoy consiste l'Instînct des choses inanimées Armcus vm Nous avons maintenant a parler de l'Instinct qui se trouve dans les choses Inanimées. Car quoy que cela ne soit pas de nostre dessein qui est renfermé dans les Mouvemens de l'Ame, neantmoins les Principes que 146 nous avons posez, et la suite des matieres nous enga- gent en quelque sorte a pousser ce discours jusques-là. Mais certes nous pouvons dire que nous allons entrer en des pays inconnus ou les loix et les coustumes sont tout-a-fait differentes des autres. L'Instinct y regne à la verité, et les Images Naturelles reglent toutes les actions qui s'y font : Mais c'est par une autre conduite que celle qui est observée dans les choses Vivantes. La, elles ne servent que de patrons aux Facultez Connoissantes pour connoistre ce qu'il faut faire, et pour en ordonner l'execution. Icy, il n'y a aucune de ces Facultez, il n'y a point de veritable Connoissance, et les Images font toutes seules, et par un seul mouvement tout ce qui se fait la par beaucoup de ressorts, et par un long circuit. Pour nous expliquer plus clairement là-des- sus, presupposé que les choses Inanimées agissent par Instinct comme tout le monde est d'accord, et que l'Instinct consiste dans les Images que la Nature donne, c'est une necessite que celles-là en soient pourveués. Mais parce qu'elles n'ont point d'Ame qui est le principe de la Connoissance, elles ne peuvent se servir de ces Images pour connoistre, parce qu'elles n'ont point de facultez qui agissent sur ces Images, ni qui fassent les portraits et les copies de ces originaux, en quoy consiste la Connoissance : et elles n'ont point ces facul- tez, dautant que ce sont des puissances vitales qui dépendent d'un principe de vie. Mais a quel usage sont donc reservées ces Images? il y en a deux principaux; l'un, qu'elles servent d'exemplaires aux effets que les Facultez doivent pro- duire comme nous avons dit cy-devant. L'autre, qu'elles suppléent au defaut des vertus necessaires aux mouve- mens qui se font pour quelque fin. Car ils ne se peuvent faire sans la connoissance de la fin, ni sans un moteur qui suive cette connoissance. Or c'est une maxime asseurée que la Nature agit pour une fin, et par conse- 147 quent elle ne fait aucun mouvement où elle n'ait besoin d'une Faculté qui connoisse, et cl'une autre qui fasse le mouvement. Dans les Animaux l'Estimative et l'Appetit ont ces emplois-là. Car celle-là forme le jugement prac- tic, qui leur fait connoistre s'il est utile de faire le mouvement, et qui l'ordonne en suite : Et l'Appetit exe- cute apres ces ordres, et commence le mouvement qui se doit communiquer aux membres. Mais comme ces Facultez sont cles puissances vitales, et ne se peuvent trouver dans les choses qui sont privées de vie : la Sagesse Divine qui leur a clonné la vertu cl'agir, les a aussi pourveués des Images Naturelles pour faire la fonction de ces deux Facultez. Car ces Images contien- nent le jugement practic et semblent faire connoistre aux choses, que l'action qu'elles doivent produire est utile, et ont encore la force de les faire mouvoir. C'est pourquoy on clit qu'elles ont une Connoissance et un Appetit naturel, quoy qu'en verité elles n'ayent ni l'un ni l'autre; estant seulement pou1veues de l'Instinct qui tient lieu de ces deux vertus, et qui en fait la fonction. Pour bien comprendre cecy, il faut se souvenir cle ce que nous avons clit cy-devant, que dans les Animaux les Images Naturelles ne sont pas des notions simples et purement speculatives, elles sont toutes practiques et composées, et sont comme autant cle pro- positions cles choses qu'il faut connoistre pour bonnes ou mauvaises, et qu'il faut poursuivre ou éviter. Il en faut clire autant cle celles qui sont dans les Corps Inanimez. Ce sont comme autant de propositions que Dieu y a imprimées qui marquent ce qu'ils cloivent faire, et qui leur donnent encore l'inclination de les faire; Et cette Inclination est un poicls secret qui les pousse où ils doivent aller, comme la pesanteur les fait mouvoir vers leur centre. , En effet s'il y en a qui se portent naturellement en haut et en bas par des qualitez qui leur ont esté 148 données pour cela, pourquoy n'y en aura-t-il pas d'autres qui auront de pareilles vertus pour d'autres mouvemens? Cela est evident dans la qualité magne- tique, car elle donne un poids a l'Aymant qui au lieu de le faire aller vers le centre de la terre, le fait tourner vers ses poles. Et il ne faut pas douter que ce ne soit une sorte de pesanteur, puisqu'une aiguille d'acier mise en equilibre sur un pivot ou dans une balance, tresbuche si tost qu'elle est touchée de l'Aymant. Asseurément toutes les autres choses qui se meuvent naturellement, ont comme luy des qualitez qui les poussent au but ou elles sont destinées. Et n'est-il pas plus vray-semblable que les Astres ont inclination au mouvement circulaire, par une vertu particuliere qui tende la, que par des Intelligences motrices qui ren- droient leurs mouvemens violens, et qui priveroient la Nature de ses plus nobles et plus importans effets. Ouy sans doute les Images Naturelles que Dieu y a impri- mées sont les veritables Intelligences qui reglent le tour qu'ils doivent faire, et qui leur donnent l'inclination et la pente pour l'executer. Ce sont autant de loix qui y sont écrites de la main de Dieu, et qui ne reglent pas seule- ment cette milice celeste, mais qui luy donnent tous les mouvemens qu'elle a. De sorte que l'on a eu raison de dire que les Cieux estoient le grand Livre ou l'on voyoit plus clairement les merveilles de la Sagesse et de la Puissance Divine. N'y a-t-il pas aussi plus d'apparence que le fer a quelques-unes de ces Images qui le portent vers l'Aymant, et qui luy donnent l'inclination de se joindre à luy; que de recourir a une vertu attractive qui est imagi- naire, et qui ne se trouve point dans la Nature, comme nous avons montré en autre lieu? Asseurément toutes les autres sympathies et antipathies ne viennent point d'ailleurs. La pesanteur mesme et la legereté sont les suites de ces Images qui sont gravées dans les corps 149 pesans et legers : en un mot ce sont les Principes de tous les mouvemens de la Nature. De sorte qu'il n'y a rien où l'uniformité que Dieu garde en sa maniere d'agir, et l'ordre qu'il a mis dans l'Univers, soient plus manifestes que dans ces Images, puisque ce sont les sources de toutes les actions vivantes et inanimées, spirituelles et corpo- relles. je dis bien davantage, elles ne le sont pas seulement des actions physiques, mais encore des actions morales. Car les loix ne sont autre chose que les Images des pensées du Legislateur, et les exemplaires sur lesquels on doit former la conduite de la vie civile. Les vertus et les vices sont des habitudes qui sont fon- dées sur les Images qui se sont consen/ées dans l'Ame. La louange, le blasme et la reputation se forment par la connoissance qui consiste dans les Images des choses connués. La religion mesme ne peut subsister sans les Sacremens qui sont des signes de la grace qu'ils confe- rent; sans les Ceremonies qui sont les figures des mvsteres qu'elle cache; sans les paraboles qui est le lan- gage ordinaire par lequel Dieu se veut faire entendre. Mais c'est peut-estre porter trop avant cette speculation, demeurons dans les bornes de la Nature, et disons. Qu'il ne faut pas s'estonner si dans les choses Inanimées, Dieu a reüny en une seule qualité les vertus qui sont divisées dans les autres; et s'il a confondu dans les Images Naturelles la fonction de l'Estimative et de l'Appetit. Cela n'est pas singulier dans la Nature, puisque les fibres des Insectes font toutes seules ce que les nerfs, les tendons et les chairs ont accoûtumé de faire dans les Animaux parfaits : puisque la puissance active et passive pour engendrer, qui sont separées en ceux-cy et qui y font les deux sexes, sont confonduës en quelques-uns qui engendrent sans que ces puis- sances y soient distinguées; Et qu'enfin c'est un ordre general, que les choses les moins parfaites avent moins 15o d'organes pour faire leurs fonctions, que celles qui le sont davantage. Il reste icy un doute a lever sur ce que nous avons dit, que les choses Insensibles n'ont point de veritable Connoissance. Car si la raison que nous avons apportée est concluante, que ce qui sent, connoist veri- tablement, il faudra confesser qu'elles connoissent puisqu'elles sentent. N'est-il pas vray que le fer sent la presence de l'Aymant? ne dit-on pas que l'eau sent la chaleur, et que toutes les choses qui ont sympathie ou antipathie avec d'autres les sentent quand elles en sont proches, s'unissant aux unes et s'esloignant des autres? A tout cela il faut dire qu'il n'y a point de veri- table Sentiment, parce qu'il n'y a point de faculté qui forme en soy-mesme les Images des objets qui touchent ces choses, en quoy nous avons montré que consistoit toute sorte de Connoissance. Il y a bien quelque ombre de Sentiment, parce qu'il faut que ces choses se tou- chent, et qu'il s'y fasse quelque alteration comme dans le veritable Sentiment; Mais c'est une autre sorte d'alte- ration; car celle qui fait la Connoissance est une action de la chose qui connoist, et celle qui se fait dans les choses Insensibles est une pure passion qui se fait par les objets qui agissent sur elles. La vertu magnetique altere le fer, les qualitez sympathiques et antipathiques alterent les choses qui les reçoivent; mais le fer et ces choses la patissent seulement sans agir. Que si apres cela elles se meuvent, c'est que l'alteration qu'elles souffrent, excite les Images naturelles qu'elles ont, a faire le mouvement ou elles sont destinées. Mais quoy! ne peut-on pas dire la mesme chose de la Faculté Vegetative, sans estre obligé de luy donner une veritable connoissance contre l'advis de tous les Philosophes? Il le faut ingenuëment confesser; elle a beaucoup d'actions qu'on pourroit rapporter a cette maniere d'agir. Mais parce qu'il y en a d'autres où 151 il est impossible de le faire, comme sont le choix des `ours our les crises l'ordre des arties dans la confor- mation, le discernement des lieux commodes pour les evacuations, et cent autres semblables : Il y a de l'appa- rence qu'elle fait toutes ses autres actions par le mesme Principe de vie ui la fait a ir en celles-là et ui est aussi comme nous avons dit le Principe de Connoissance. I Il faudroit icy resoudre la difficulte que nous avons proposée touchant le choix que l'Ame fait des Muscles qui sont propres ai chaque mouvement, parce que le secret de cette merveille depend de l'Instinct, et par consequent des Images naturelles que la Nature a imprimées dans les Muscles; Et que cela peut servir d'une nouvelle preuve pour montrer que ia doctrine en est bien establie; puisque les autres opinions ont si mal reussi en ce point la. Mais il est plus à propos d'en remettre l'examen au Chapitre des Mouvemens que l'Ame donne au Corps.

Concluons donc que dans l'obscurite où la Philosophie nous a laissez pour l'Instinct, on ne peut trouver de moyen qui soit plus propre pour s'en esclair- cir que ies Images Naturelles. Car on ne sçauroit rien imaginer qui puisse avec tant de fondement estre com- mun a toutes les choses qui sont conduites par l'Instinct, que ces Images. Et quelques doutes qu'on puisse former sur leur nature, sur leur existence et sur leur usage; ils se peuvent facilement dissiper par l'exemple de celles qui sont dans la Memoire, leur estant semblables en tous ces points-là. C'est ce qui se verra plus clairement dans le discours que nous en allons faire.

DE LA MEMOIRE ET DU SOUVENIR

La seconde action de l'Ame que nous avons à examnier, c'est le Souvenir, et comme c'est un effet de la Memoire, ou du moins qui ne se peut faire sans elle, il faut premierement expliquer quelle est sa nature. Mais en quel abysme nous allons-nous jetter, où il n'y a ni fond ni rive, où l'on ne trouve que des tenebres, et où la multitude innombrable des choses qui y sont renfermées confondent l'esprit et sont perdre le jugement à ceux qui le veulent sonder? Ouy sans doute la Memoire est un abysme dont la capacité est sans bornes et sans mesure; plus elle se remplit, et plus elle a de place pour loger ce qui luy vient de nouveau; elle ne se lasse jamais de recevoir, et on la peut mettre au rang de ces choses qui ne disent jamais, c'est assez. Que si l'on veut considerer en détail les richesses qu'elle contient; ce nombre infini de mots, de phrases, de discours, que chaque langue luy fournit; cette multitude incomprehensible d'objets diversifiez de mille circonstances que les Sens luy confient; toutes les veritez que l'esprit connoist; toutes les chimeres qu'il se forme et de la garde desquelles elle se charge; ne sera-t-on pas contraint de dire que la Memoire est dans l'Homme un grand Monde dans le petit Monde?

A la verité tout cét amas qu'elle fait et toutes les thresors qu'elle garde ne consistent qu'en Images: Mais cela n'en diminuë pas la merveille. Car outre qu'il est difficile de concevoir comment tant de figures qui representent au naturel de si grands et de si differens objets, peuvent estre reduites au petit espace que la Memoire occupe; ni comment elles y sont rangées de telle sorte qu'il semble qu'il y ait des bancs et des galle- ries ou toutes celles d'un mesme ordre sont placées; qu'il y ait mesme comme des theatres où les unes se font voir de toutes parts, et des cachots ou d'autres sont renfermées. D'où vient enfin qu'il y en a de si constantes, et de si fidelles, qu'elles ne quittent jamais l'Ame, ou n'en sortent que difficilement; et d'autres qui sont si mobiles et si coulantes qu'elles s'eschappent et s'enfuyent incontinent apres qu'elles y sont entrées. Outre ces considérations, dis-je, qui regardent l'exis- tence de ces Images; il y en a qui se tirent de l'action et de l'usage qu'elles ont, qui ne sont pas moins admi- rables. C'est par elles sans doute que l'Ame se souvient; mais qui peut dire si elle les va chercher pour cela; ou si elles-mesmes se détachent des autres pour se presen- ter à elle? D'ou vient qu'il y en a qui se produisent en foule sans estre appellées, et d'autres qu'on a beau sol- liciter qui ne viennent qu'avec peine, et souvent mesme lors qu'on n'en a plus affaire? Comment enfin on peut se souvenir de s'estre souvenu; car en ce cas-là, il est necessaire que la Memoire soit dans la Memoire : mais ce qui est de plus estrange, comment on se souvient de ne s'estre pas souvenu; puisqu'il faut alors que l'oubli soit dans la Memoire.

C'est-là une petite partie des difficultez qui estonnent ceux qui veulent examiner la nature de cette Puissance de l'Ame. Voyons comment nous y reussi- rons.

De la Memoire

A ce dessein, il faut se ressouvenir de ce que nous avons montré cy-devant, que la Connoissance est une action, et que quand l'Ame connoist les choses elle en fait les Images et les Portraits. Mais parce que sitost qu'elle cesse de produire ces Images, elle ne connoist plus rien, dautant qu'elle n'agit plus; et qu'il est neant- moins necessaire qu'il demeure dans l'Ame quelque chose de cette premiere Connoissance, afin de se remettre dans l'esprit les choses qui nous ont esté incommodes pour les éviter quand elles reviendront, et celles qui nous ont esté utiles, pour les chercher encore; la Nature a donné a l'Ame la vertu de conserver ces Images, afin de les representer aux Facultez connoissantes quand il seroit necessaire. Et cette vertu s'appelle Memoire.

Quelques-uns ne la distinguent point reelle- ment de l'Imagination, et disent que ce n'est qu'une mesme Puissance a laquelle on a donné deux noms, eu esgard aux deux fonctions qu'elle a; et qu'elle s'appelle Imagination quand elle produit les Images; et Memoire quand elle les retient et les conserve. Et cela est d'autant plus vraysemblable que ces fonctions ne sont pas oppo- sées, et que generalement parlant Agir et Conserver ne sont pas incompatibles dans un mesme subjet. Mais quoy que cela puisse estre veritable dans les Anges et dans les Ames separées, ou la simplicité qu'ont ces Substances ne souffre pas la distinction qui se trouve dans les choses materielles; on ne peut pas dire la mesme chose de l'Imagination et de la Memoire Sensitive. Car comme l'Entendement spéculatif et l'Entendement practic ne sont qu'une mesme Faculté, quoy que la Phantaisie et l'Estimative qui dans les Animaux font les mesmes fonctions qu'eux, soient dis- tinguées reellement; il est vraysemblable que si d'un costé la Memoire et la Faculté qui connoist, ne sont qu'une mesme puissance dans les Substances separées; de l'autre, elles sont differentes dans les Animaux.

Cela paroist evidemment dans les Hommes dont les uns excellent en Memoire et les autres en Imagination : Et ce qui met cette verité hors de doute, c'est qu'il y a des maladies qui blessent l'une de ces Facultez sans offenser l'autre. Car si ce n'estoit qu'une mesme Puissance, il faudroit que le mesme desordre qui tomberoit sur l'Imagination tombast aussi sur la Memoire. Enfin elles demandent de differentes disposi- tions dans leurs organes, et par consequent il est necessaire que ce soient aussi des vertus et des Facultez differentes.

Combien il y a de sortes de Memoire dans l'Homme

Mais avant que de parler de l'organe et des dispositions qui sont necessaires ai la Memoire, il faut observer qu'il y en a de plusieurs sortes dans l'I-Iomme. Car comme c'est la gardienne et la dépositaire des Images qui sont dans l'Ame, il est certain qu'il y a de ces Images qui sont Spirituelles comme sont toutes celles de l'Entendement, et que les accidens spirituels doivent avoir un subjet spirituel, ne pouvant estre receus dans la matiere. De sorte que c'est une necessité qu'outre la Memoire Sensitive que nous avons commune avec les Animaux, il y en ait une Intellectuelle qui garde les Images que l'Entendement produit.

D'ailleurs s'il y a des Images naturelles qui conduisent la Faculté Vegetative, et qu'elles ne puissent estre autre part que dans les organes particuliers qui en font les fonctions, comme nous avons montre cy- devant; il faudra qu'il y ait une troisiesme sorte de Memoire qui conserve ces Images, et qui n'ait aucune communication avec les deux autres.

Quoy qu'il en soit on ne sçauroit douter qu'il n'y ait une Memoire Intellectuelle qui est differente de la Sensitive; non seulement pour la raison que nous avons apportée qui est decisive; mais encore parce que c'est le sentiment commun des Theologiens que l'Ame separée se souviendra des sciences et des autres Connoissances Intellectuelles qu'elle aura acquises, et qu'elle perdra la Memoire Sensitive. joint que la Religion ne souffriroit pas qu'on ostast aux Saints qui sont dans le Ciel le sou- venir des choses et des personnes qui sont sur la terre; puisqu'elle nous apprend que dans les Enfers mesme le mauvais Riche se souvint de ses Freres qu'il avoit laissez en vie. Enfin elle ne permettroit pas que l'on dist que ceux qui sont morts ne se souvinssent point des bonnes et des mauvaises actions qu'ils ont faites pendant leur vie; puisqu'ils en doivent rendre compte devant leur souverain juge. Et comme tout cela ne se peut faire par la Memoire Sensitive qui se corrompt avec le Corps, c'est une necessite qu'il y en ait une Intellectuelle.

Tout ce qu'on pourroit dire la dessus, c'est que les maladies qui destruisent la Memoire, effacent non seulement les Images sensibles, mais aussi les Intellectuelles; en sorte qu'on perd le souvenir de tout ce que l'on a appris. Car puisque la maladie n'a aucun pouvoir sur l'Entendement, et qu'elle ne peut alterer que les Facultez corporelles, il faut que toutes les Images qui sont dans la Memoire, soient materielles puisque la maladie les efface toutes; et qu'il n'y ait par consequent aucune Memoire Intellectuelle.

Nous avons déja touché et resolu cette diffi- culté au Chapitre de la Connoissance, où nous avons montré que la maladie ne peut effacer les Images spiri- tuelles qui sont a couvert de toutes les atteintes des causes materielles; mais que ces Images qui subsistent, ne peuvent faire souvenir d'aucune chose : Parce que la Connoissance de l'I·Iomme est une action mixte comme est sa nature; et qu'il faut aussi que les Images par les- quelles elle se fait, soient mixtes, c'est à dire qu'elles soient composées de celles de l'Entendement et de celles de l'Imagination. Car s'il n'y a que les unes ou les autres qui se presentent à l'Ame, elles ne servent de rien au Souvenir, qui est une sorte de Connoissance. C'est pourquoy dans les maladies qui font perdre la Memoire, les Images spirituelles qui y demeurent, y sont comme si elles n'y estoient point; dautant qu'elles ne peuvent toutes seules servir â la Connoissance que demande le Souvenir; tout de mesme que l'on ne se souvient point de ce que l'Imagination a fait pendant que l'Esprit est distrait.

on nous objectera sans doute que l'on se sou- vient des Songes qui sont les ouvrages de la seule Phantaisie; et qu'encore que l'on ne se souvienne point de ce que l'Imagination fait dans la distraction d'esprit, on se souvient pourtant bien de ce que l'Esprit s'y est imagine, quoy qu'il n'y ait que luy seul qui y ait agi.

Mais il faut dire premierement que c'est une erreur de croire qu'il n'y a que la Phantaisie qui forme les Songes; l'Esprit y travaille comme elle; et il ne faut que considerer les raisonnemens qui s'y font pour estre persuadé de cette verite : On y fait des discours, on v fait des vers, on s'v forme des notions des arts qu'on ne scauroit executer durant la veille. Car celuy qui sçaura jouer mediocrement du luth, s'imagine alors d'en jouer parfaitement, et ainsi de mille autres choses. Enfin il n'y a point de Songe si extravagant, qui ne donne des marques que l'Entendement y a coopere.

Quant a la distraction de l'Esprit, il ne faut pas croire non plus qu'il agisse alors tout seul; il a besoin des Phantosmes pour former ses idées comme tout le monde est d'accord; et quoy que l'Imagination soit occupée ailleurs, elle se partage pour les luy presenter. Car comme sa principale destination est de servir à la Connoissance de l'Homme, elle ne peut s'appliquer à quelque autre action, qu'elle ne reserve la meilleure partie de ses soins pour celle-là : De la mesme maniere que la Faculté vitale ne peut estre employée a quelque fonction de la vie, qu'elle n'ait soin en mesme temps de faire mouvoir le Coeur qui est la premiere et la princi- pale fin ou elle est destinée.

De sorte que c'est une verité qui doit passer pour constante, que l'Entendement et lïmagination agissent tousjours ensemble pour former la Connoissance qui est propre à l'Homme. Ce n'est pas que l'action de l'un ne soit quelquefois plus forte que celle de l'autre, et qu'il n'y ait des rencontres ou celle de l'Imagination surpasse celle de l'Entendement, comme dans les Songes et dans les Perturbations de l'Ame; et d'autres ou celle de l'Entendement est la maistresse comme dans les sublimes speculations, et dans la prac- tique des vertus. Car les actions de l'Homme sont en cela semblables a sa nature, où il y a quelquefois plus de Corps que d'Esprit, et quelquefois plus d'Esprit que de Corps. Mais aussi comme il y a toûjours du Corps et de l'Esprit, il faut aussi que dans sa Connoissance, l'ac- tion de l'Entendement et celle de l'Imagination soient toûjours jointes ensemble.

Pour reprendre le fil de nostre discours, si c'est . une chose indubitable qu'il y a une Memoire · Intellectuelle, on ne peut aussi douter qu'il n'y en ait ` une Sensitive, puisqu'elle se trouve dans tous les Animaux. Car outre ceux qui sont capables d'instruc- tion, où il est certain que la Memoire est necessaire; il est aisé de juger que les autres qui sont indisciplinables comme les Hirondelles et les Insectes, n'en sont pas pri- vez. Car celles-là se souviennent de leurs nids et de leurs petits, les Abeilles de leur ruche, les Fourmis de leurs magazins, les Araignées de leurs retraites. Et quoy qu'on die que les Mousches n'ont point de memoire parce qu'elles retournent tousjours au lieu d'où elles ont este chassées sans se souvenir de la peur qu'on leur a faite, cette raison se destruit par elle-mesme, puis- qu'elles n'y retourneroient pas si elles n'avoient de la Memoire; principalement si elles y trouvent quelque chose qui leur soit utile. Enfin le souvenir des biens et des maux passez est absolument necessaire a tout Animal pour sa conservation.

Comme l'homme a donc toutes les Facultez animales qui se trouvent dans les Bestes, on ne peut contester qu'il n'ait la mesme Memoire qu'elles ont. On pourroit neantmoins dire qu'elle luy seroit inutile, puis- qu'il a celle de l'Entendement qui prend Connoissance de tout ce qui se passe dans l'Imagination : du moins si celle-cy connoist quelque chose à son insceû, on ne s'en souvient point du tout. Mais nous venons de mon- trer que ces deux sortes de Memoire ne servent de rien si elles ne se secourent l'une l'autre, puisque l'Intellectuelle ne represente rien à l'Esprit sans la Sensitive, ni celle-cy sans l'lntellectuelle. Et, comme nous avons dit ailleurs, elles sont comme la Lumiere et le Corps opaque qui sont invisibles l'un sans l'autre.

Quel est le siege dela Memoire

Suppose donc qu'il y ait une Memoire Sensitive qui doit estre organique comme toutes les autres Facultez animales, il faut voir où elle reside et quel doit estre son organe. Nous ne voulons pas perdre le temps a examiner si le Cerveau est le siege de cette puissance de l'Ame : On s'apperçoit bien que c'est la ou se forme le Souvenir, que les maladies de cette partie blessent la Memoire, et que l'on y applique les remedes qui la soulagent et qui la fortifient. Et certainement comme les pensées se forment-là, il faloit qu'elles y fus- sent conservées; et devant servir d'exemplaires pour de nouvelles connoissances, elles devoient estre proches de la Puissance qui les doit produire.

Apres cela qui voudroit contester que le Cerveau ne fust pas le siege de la Memoire, auroit aussi peu de raison que celuy qui nieroit que la Faculté qui fait voir, ne fust pas dans les yeux; ou que celle qui fait entendre, ne fust pas dans les oreilles. On a beau dire que le plus grand de tous les Philosophes, veut que le Coeur soit le Principe de toutes les actions animales; et que lors qu'il a traité de la Memoire, il n'a point du tout parlé du Cerveau, mais seulement du premier Sensitif, qui est le nom et la qualité qu'il donne au Coeur. Car on peut respondre a cela qu'Aristote a creu que les Facultez estoient à la verité dans le Coeur comme dans leur source; mais qu'elles n'agissoient pourtant que dans leurs organes particuliers. C'est pourquoy il dit que la Nature a esloigné du Coeur la partie ou la Connoissance se doit faire, parce que la violente cha- leur qu'il a, estant une qualité turbulente, n'estoit pas propre a la quietude que la Connoissance demande.

Et pour ne sortir point de la matiere que nous traitons, ce seroit une chose estrange que la Nature qui est si sage, eust placé en cette partie les Images que la Memoire doit conserver. Car si l'ardeur d'une fiévre et une commotion de Cerveau sont capables d'en troubler l'ordre, et mesme de les effacer quelquefois; que ne feroit pas le mouvement continuel du Coeur, et le bouil- lonnement que les passions y excitent à toute heure.

Quel est le siege dela Memoire Sensitive

La mesme difficulté que nous avons proposée cy-devant pour sçavoir quelle partie du Cerveau est le siege de l'Imagination, se rencontre icy pour la Memoire; car les uns tiennent qu'elle réside au derriere de la Teste ; les autres veulent que le quatriéme Ventricule qui est placé en cét endroit est particuliere- ment destiné pour cette Faculté. Quant a céux-cy, apres avoir montré au Chapitre de la Connoissancé quel est l'usage des Ventricules, et réfute solidement l'opinion de ceux qui croyent que ce soit le lieu ou se font les actions des Facultez supérieures; nous n'avons rien plus a leur dire, sinon que leur conjecture est moins favorable pour la Memoire que pour les deux autres; puisque les Ventricules ne sont que des espaces vuides dans le Cerveau, ou tout au plus il n'y a que de l'air et des Esprits qui à cause de leur fluidité ne sont pas capables de retenir et de conserver les Images. Pour les autres qui renferment la Memoire au derriere de la Teste, ils ne considerent pas le grand nombre d'Images qui sont dans la Memoire, et qu'il n'est pas possible qu'un si petit espace puisse contenir tant de choses. Car enfin ce sont des qualitez matérielles qui ont leur exten- sion propre, et qui demandent quelque distinction et quelque ordre pour représenter sans confusion les choses et les parties qu'élles ont. Et puisque les especes visibles que la lumiere porte par un petit trou dans une chambre obscure, ne peuvent représenter les objets quand elles sont trop prés du trou, parce qu'élles sont alors trop pressées et confuses l'une avec l'autre; et qu'il est necessaire qu'élles s'en esloignent pour occu- per l'espace que demande la distinction de leurs parties, il ne faut pas croire aussi que les Images de la Memoire qui ont tant de rapport avec ces Especes, soient reduites sur une surface si petite qu'il n'y ait pas lieu pour les mettre dans l'ordre qui leur est necessaire. D'ailleurs il y en a de profondes et de superficielles; il v en a qui sont proches et qui se presentent sans se faire chercher; il y en a qui sont reculées qu'on ne peut appercevoir que de loin; et d'autres enfin qui sont cachées qu'on a de la peine a découvrir, comme nous montrerons plus particulierement cy-apres. Or si cela est ainsi il ne faut pas douter qu'il n'y ait diverses parties dans le lieu ou elles sont pour leur donner tant de situa- tions differentes.

De sorte que l'on peut dire que tout le Cerveau n'est pas trop grand pour cela; et que c'est la raison pour laquelle ceux qui ont la Teste plus grosse, comme Aristote a remarqué dans sa Physionomie, ou qui l'ont plus advancée en derriere, ont la Memoire plus heu- reuse; parce que c'est une marque qu'ils ont plus de cervelle, et qu'il y a par conséquent plus d'espace pour loger ces Images. A quoy on peut adjouster que la Grandeur du Cerveau qui est dans l'Homme est en par- tie cause qu'il a plus de Memoire qu'aucun autre Animal : Car il n'y en a point qui ait si grande quantité de Cervelle que luy; jusques-là qu'on peut dire qu'il en a neuf fois plus qu'un Boeuf, puisqu'il a la Teste trois fois plus petite que luy, et que le Boeuf a un tiers moins de cervelle.

or quoy que tout le Cerveau puisse retenir les Images, et estre par consequent le siege de la Memoire, il a neantmoins quelques parties qui sont plus propres ai les conserver. Et sans doute celle qui est au dessus, et qui est comme l'escorce qui environne les autres, est principalement destinée pour cela : Parce que n'estant point occupée aux fonctions des autres Facultez, il semble qu'elle n'a point d'autre usage que de garder les Images qu'elles produisent; et que les destours et les circonvolutions dont elle est pleine, sont les galleries et les reduits ou elles sont renfermées et placées chacune en son ordre. Si cela est ainsi on se persuadera facile- ment que le petit Cerveau a le mesme employ; et que sa consistence estant mesme plus ferme, est capable d'en conserver quelques-unes plus long-temps que l'autre. Car c'est pour cela qu'on se gratte le derriere de la teste, quand on a de la peine a se souvenir de quelque chose; la Nature nous montrant par Instinct que c'est la le fonds du magazin où les Images se perdent les der- nieres.

Mais je dis bien davantage, ces Images ne s'ar- restent pas seulement dans la Teste, elles coulent en tous les Nerfs, et se respandent ainsi par tout le Corps. Car avant la mesme substance que le Cerveau, ils ont la mesme disposition pour les recevoir et pour les garder que luy; et l'on peut asseurer que cette substance leur est ce que le Diapbane est à la lumiere : Car comme celle-cy se respand par tout où elle rencontre de la transparence, elles se respandent aussi par tout où cette substance se trouve. C'est pourquoy il ne faut pas s'es- tonner si l'on a de la Memoire au bout des doigts qui supplée souvent a celle de la teste quand elle est per- due : et s'il y a des Hommes et des Nations mesmes toutes entieres qui sont plus propres aux ouvrages de main que d'autres, parce que avant le Cerveau plus humide, il ne peut si bien conse1ver les Images que les Nerfs des mains qui sont d'une consistence plus ferme. Pourquoy ne se pourroient-elles pas conserver en des parties qui ont tant de rapport et de connexité avec le Cerveau; puisque celles d'une Femme grosse s'arres- tent et se fixent sur le Corps de l'Enfant qu'elle porte.

Quoy qu'il en soit la partie principale qui est destinée pour estre le siege de la Memoire, c'est celle qui est au dessus du lieu où l'Imagination agit, car les Images se forment en ce lieu-là et se respandent à l'entour comme les especes visibles sortent des Corps colorez et s'êcoulent dans l'air qui les environne.

Ce n'est pas qu'elle ne soit aussi dans les autres parties : car quoy qu'elles soient occupées par la Phantaisie et par l'Estimative, cela n'en exclud pas la Memoire, puisqu'elle n'a point d'autre fonction que de conserver les Images, qui n'est pas incompatible avec la leur. Et cela paroist d'autant plus veritable qu'il y a des choses qui sont si presentes a l'Esprit, qu'il est impos- sible qu'elles ne soient au lieu mesme où il agit. Comment pourroit-il faire une proposition s'il ne se souvenoit des termes qui la composent? et comment s'en pourroit-il souvenir si promptement, s'ils ne luy estoient presens?

Avec tout cela il faut advouër que la Memoire n'est point la dans son principal siege ni dans le lieu qui luy est le plus naturel, dautant que ces Images ne s'y peuvent garder long-temps; et que c'est en cette longue garde que sa perfection consiste. Comment s'v pour- roient-elles conserver dans l'abord continuel des especes qui viennent de dehors, dans le mouvement continuel des Esprits, dans l'agitation que se donnent les parties qui soûtiennent ces Facultez? car il ne faut pas croire qu'elles demeurent en repos pendant que les Facultez agissent : elles se resserrent, elles s'estendent, elles s'allongent ou se racourcissent selon les actions qui se font; et c'est de la en partie que vient la lassitude qui suit les longues et les grandes applications d'Esprit. Ce n'est pas neantmoins que ces actions consistent dans le Mouvement local comme quelques-uns croyent; car ce sont des alterations qui se terminent a la production des Phantosmes qui sont des qualitez comme nous avons dit; mais le Mouvement local ne produit rien de soy; il peut seulement servir d'aide ou de condition, et non de cause principale. Enfin ce continuel abord d'Especes, et ce mouvement des Esprits et des parties qui se font dans le siege de l'Imagination, effacent et confondent les Images, et empeschent qu'elles ne s'v puissent conserver long-temps; de sorte qu'il est neces- saire que les autres endroits du Cerveau qui sont plus tranquilles en soient les fidelles depositaires. Qr il n'y en a point qui soit si paisible que sa partie superieure; parce qu'il ne s'y fait aucune de ces fonctions publiques qui regardent tout le Corps; il n'y a que celles qui sont necessaires à sa subsistence particuliere; et on peut dire qu'elle est semblable a la frontiere d'un Estat où le tumulte et l'embarras de la Cour ne se trouvent point.

C'est pour cette raison que le petit Cerveau ne peut estre le premier ni le principal siege de la Memoire, parce qu'il a une fonction publique aussi bien que le milieu et la base du Cerveau, et que c'est l'arcenal de la vertu Motrice où les nerfs destinez au mouvement de tout le Corps commencent a executer les resolutions que l'Estimative a prises. Outre que sa consistence plus ferme et plus dure qu'il a eue pour ce dessein, est bien cause que les Images qui y sont imprimées, s'v conservent plus long-temps, mais elle empesche aussi qu'elles n'y entrent facilement : or l'entiere perfection de la Memoire est de recevoir avec facilite, et de garder long-temps les images, comme nous allons montrer.

Nonobstant ces considerations, ceux qui veu- lent qu'elle soit toute renfermée en cet endroit, disent pour persuader leur opinion, que les contusions qui se font au derriere de la teste, luy sont plus dangereuses qu'en quelque autre partie qu'elles se fassent. II. Que les remedes qui y sont appliquez exterieurement la forti- fient davantage que si l'application s'en faisoit ailleurs. III. Que les apoplexies qui se forment ordinairement en cette partie, luy causent plus d'affoiblissement qu'à toutes les autres Facultez; et qu'enfin on se gratte ordi- Q nairement en cet endroit quand on ne se souvient pas de quelque chose.

Mais quand ces raisons seroient bonnes, elles ne prouveroient autre chose sinon que la Memoire se trouve dans la partie posterieure du Cerveau, sans qu'il s'ensuive de la qu'elle ne soit pas aux autres. Au fonds elles ne sont pas considerables; car pour ce qui est des contusions du derriere de la Teste, elles ne peuvent estre grandes qu'elles ne fassent commotion en tout le Cerveau, d'où vient la confusion des Images, et en suite la perte de la Memoire. D'ailleurs c'est un abus d'appli- quer au derriere de la Teste les remedes qui sont propres pour la fortifier; les plus sages et les plus expe- rimentez Medecins, sçavent que le cuir et l'os y sont trop denses et trop espais pour leur donner passage; et qu'il les faut mettre au dessus de la Teste ou la peau n'est pas si dure, et ou l'os est plus ouvert a cause des sutures qui y sont plus lasches. Il n'est pas vrav aussi que l'apoplexie se forme seulement en ce lieu-là; il n'y a aucune partie interieure du Cerveau ou elle ne se puisse faire, puisque l'interception mesme des veines, comme dit Hippocrate, la cause bien souvent.

Enfin il y a autant de personnes qui se frottent le front pour exciter leur Memoire, qu'il y en a qui se grattent le derriere de la Teste : on dit mesme qu'il y a des Nations toutes entieres qui dans ces rencontres ne font point autrement. Il s'en faut donc tenir a l'opinion que nous venons d'establir, que la Memoire est dans tout le Cerveau; mais que son siege principal est dans sa partie superieure. Il est vray qu'on peut objecter la dessus que les grandes playes de teste qui penetrent en cette partie ne diminuent point la Memoire, ce qui devroit pourtant arriver, si c'estoit le lieu où elle reside. Mais nous satisferons cy-apres à cette difficulte. Il nous faut parler premierement du Ternperament qui est propre a la Memoire.

Quel est le Temperament propre à la Memoire

La principale fonction de la Memoire est de conserver les Images; et néantmoins elle ne peut les conserver qu'elle né les ait réceuës auparavant : de maniere qu'il est necessaire que l'organe dont elle se sert, ait les qualitez qui sont propres pour recevoir ét pour conserver. On sçait que l'humidité reçoit facile- ment parce qu'elle est mobile et qu'ellé cédé; ét que la sécheresse au contraire conserve les choses qui ont fait impression sur elle; dautant qu'éllé est constante et qu'éllé resiste. Mais comme ces qualitéz sont ennemies et ne peuvent estre ensemble en un souverain degré, il faut qu'elles soient témperéés pour satisfaire à ces deux fonctions de la Memoire. Car si le Cerveau est trop humide, il a beau recevoir facilement les Images, il ne les garde pas long-temps; ét l'impression qu'elles y font ressemble à celle qui se fait sur l'éau où les figures qu'on luy donne sé corrompent et s'éffacént inconti- nant. D'où vient que les enfans et tous ceux qui ont cette partie trop humide ne se souviennent de rien; qu'au contraire ceux qui l'ont trop seche, comme les vieillards ét les melancholiques, manquent de Memoire, dautant que les Images n'y entrent qu'avéc peine, la dureté resistant à l'impression qu'elles y dévroient faire.

Le tempérament qui est donc propre à la Memoire est celuy qui participe également de ces deux qualitéz; ét peut-estre que c'est une des raisons pour lesquelles l'Homme l'a plus excellente que tous les autres Animaux : parce que outre qu'il a plus de cer- velle qu'aucun autre comme nous avons dit, il n'y en a point à qui la médiocrité du Tempérament soit plus naturelle, comme nous avons montré ailleurs.

Or quoy que cela suffise pour la Memoire qui n'a point d'autre fonction que de recevoir et de retenir les Images, ce n'est pas assez pour le Souvenir qui n'est pas l'effet de la Memoire, quoy qu'il ne se puisse faire sans elle; c'est l'Imagination qui le produit et qui a besoin de chaleur pour agir, comme nous montrerons cy-apres. C'est pourquoy ceux a qui la nature, l'âge ou les maladies ont refroidi le Cerveau, ont de la peine a se souvenir de ce qu'ils ont appris, comme il arrive aux vieilles gens, et ai ceux qui ont este attaquez d'apoplexie et d'autres pareilles maladies. Et quand Aristote a voulu donner les marques pour connoistre ceux qui se sou- viennent facilement, il dit qu'ils ont les parties superieures plus grandes, mieux formées et plus char- nues : Ce qui ne peut venir que d'un juste temperament des qualitez actives et passives.

Mais quand il se rencontre en cette justesse, il rend non seulement la Memoire excellente, mais encore l'Imagination et le jugement; et fait naistre cette parfaite constitution de l'Ame, que les Grecs nomment Eûcpustd et qu'on peut appeller, Heureuse Naissance, ou toutes les puissances de l'Ame font egalement bien leurs fonctions. Ce n'est pas qu'elles ne puissent monter a une plus haute perfection qu'elles n'en ont alors; mais quand quelqu'une passe au delà, elle diminue et affoi- blit les autres : Car une trop vive Imagination fait tort au jugement, comme la force du jugement fait tort a l'Imagination; et la trop grande Memoire met l'un et l'autre en desordre. La juste perfection qu'elles doivent avoir comme nous avons dit autre part, doit estre conforme a la nature de l'Homme qui consiste dans la Mediocrite, et quelque excellence qu'elles avent les unes sur les autres, c'est une Imperfection, eu esgard a la fin où elles sont destinées.

Quoy qu'il en soit, quand on a le Cerveau d'un Temperament chaud et humide, on apprend et on oublie facilement les choses. S'il est tempere, on n'a pas de peine a apprendre, et la Memoire s'en conserve long-temps : Mais quand il est froid et humide, on ne se souvient de rien; et bien que la sécheresse puisse gar- der les Images, quand elles y sont imprimées, neantmoins si la froideur l'accompagne, elle empesche l'Imagination de s'en pouvoir servir.

Il ne faut pas pourtant croire que le Tempérament soit l'unique ou la principale disposition que demande la Memoire Sensitive, et que celuy que nous avons marqué suffise pour faire que les Images soient receues et conservées dans le Cerveau. Comme ce sont des qualitez vitales et des effets d'un organe vivant, elles ne peuvent subsister que dans un sujet de mesme nature : C'est pourquoy si-tost que la vie s'est esteinte, elles se perdent; et il n'en demeure aucun reste ni aucune trace dans le Cerveau, ni mesme dans l'Ame quand elle est separée.

Il n'en est pas ainsi de celles qui sont Intellectuelles, parce qu'elles n'ont point d'autre subjet que l'Entendement; et quoy que le Corps meure, elles ne perissent pas pour cela. Qui est-ce qui les pourroit détruire? ce ne sera pas le Corps qui n'a point de pou- voir sur elles; ce ne sera pas l'Esprit qui n'est pas contraire a soy-mesme; elles ne s'affoibliront pas aussi d'elles-mesmes comme il arrive à la pluspart des quali- tez materielles ; car celles-cy ne sont subjetes a ce changement, qu'a cause que leur subjet se corrompt, ou parce qu'elles ont des contraires qui les destruisent a la fin. Mais il n'y a rien a craindre de tout cela pour les Images de l'Entendement; leur subjet est incorruptible, elles n'ont rien qui leur soit contraire; enfin elles sont du rang des choses spirituelles qui ne sont point sub- jetes a la vicissitude des temps.

Je sçav que ce n'est pas une consequence necessaire, que parce qu'une chose est Spirituelle, il faille qu'elle soit incorruptible, puisque les actions intérieures des Anges et des Ames separées, toutes spi- rituelles qu'elles sont, finissent et se changent quand il leur plaist; aussi bien que la figure, la situation et le mouvement qu'ils se donnent, comme nous montre- rons au Livre suivant : Et l'on ne peut douter que les Graces que Dieu verse dans l'Ame ne se perdent et tous momens. Mais il faut aussi considerer que l'Action, la Figure, la Situation et autres semblables, ne sont pas des estres absolus, et ne sont que des modifications; et que la consequence dont est question, n'est bonne que dans les Accidens Spirituels qui sont absolus comme sont les Images dont nous parlons. Quant à la Grace Divine, c'est une qualité surnaturelle que Dieu donne et retire, qu'il crée et aneantit quand il luy plaist; et qui ne doit point entrer en parallele avec les qualitez naturelles des choses. Quoy qu'il en soit, les Images qui se conservent dans la Memoire Intellectuelle, sont incorruptibles pour les raisons que nous avons dites; et l'on peut asseurer que l'Entendement n'en forme aucune qui perisse. Car comme les Anges n'ont jamais rien connû dont ils ne se puissent ressouvenir, parce qu'il n'y a point de raison pour laquelle les Images qu'ils en ont formées, se doi- vent effacer de leur Memoire; il faut qu'il en soit de mesme de celles que l'Entendement Humain produit. Et bien que durant la vie, il y en ait une infinité dont on perd la Memoire ; ce n'est pas qu'elles soient destruites; mais c'est qu'alors le Souvenir ne se peut faire que par l'union des Idées et des Phantosmes, comme nous avons dit cy-devant, et que ceux-cy s'estant effacez ren- dent les autres inutiles. jusques a ce que l'Ame estant délivrée de la prison du Corps, se mette dans la liberté d'agir par soy-mesme, sans avoir besoin de l'Imagination pour former ses Connoissances. En cét estat toutes les Idées des choses que l'Entendement a autrefois connues, et qui estoient cachées et comme ensevelies en ses abysmes, se réveillent et se manifestent, et peuvent toutes seules la faire ressouve- nir de tout ce qu'elle avoit oublié pendant qu'elle estoit attachée au Corps

Cette doctrine s'accorde bien avec ce que la Theologie nous pprend que les Hommes se souviendront de toutes les actions bonnes et mauvaises qu'ils auront faites, quand ils paroistront devant le Souverain Juge des vivans et des morts. Car il est bien plus seant et plus convenable à sa Justice, de faire que les meschans s'accusent par leur propre science, que si elle leur estoit suggerée par des Images qu'il auroit produites de nouveau dans leur Ame, comme quelques-uns ont creû. Cela se fera donc par celles qui se seront conservées dans leur Entendement. Nous tombons insensiblement dans le Souvenir dont nous n'avons point encore expliquée la Nature, sans laquelle neantmoins on ne peut entendre les choses dont nous venons de parler; il faut donc voir ce que c'est et comment il se fait.

Du Souvenir

Ce que c'est que le Souvenir

Comme il estoit necessaire pour la conservation des Animaux qu'ils ne perdissent pas la Connoissance des choses qui leur ont esté bonnes et mauvaises, afin d'eviter celles dont ils ont esprouvé la malice, et de rechercher celles qui leur ont esté utiles; il faloit qu'il en demeurast quelque reste dans l'Ame. Or il n'y a rien dans la Connoissance que l'action de la Faculté connoissante, et l'Image qui est produite par elle. L'action est un mou- vement qui cesse quand la Faculté n'agit plus; de sorte qu'il n'y a que l'Image qui s'en puisse conserver. En cét estat elle supplée au defaut de l'objet qui est absent, et rend ai l'Ame le mesme service qu'il faisoit lors qu'il estoit present. Car comme l'objet n'estoit alors que le patron sur lequel la Faculté formoit sa Connoissance, il faut que l'Image qui en est restée ne soit aussi que le modele et l'exemplaire sur lequel la mesme Faculté forme une nou- velle Connoissance. Et cette nouvelle Connoissance est ce que l'on appelle le Souvenir. Car quand l'Ame se sou- vient de quelque objet, elle fait la mesme chose que la premiere fois qu'elle l'avoit connû : et toute la difference qu'il y a, c'est qu'alors elle agissoit sur les especes et les Images que les objets luy presentoient; et qu'icy elle agit sur les Images de la Memoire. Or est-il que dans le ressort de l'Ame Sensitive, c'est lïmagination qui fait la premiere Connoissance, comme nous avons montré; et par conse- quent c'est elle qui fait la seconde; en un mot c'est elle qui fait le Souvenir, et non pas la Memoire, comme quelques-uns ont pensé. Et de vray si c'est une Connoissance, il faut que ce soit une action, et cette action ne peut estre qu'une production d'Image que la Faculté forme en sov-mesme. Comme il n'y a donc que l'Imagination qui produise ainsi des Images, il s'ensuit qu'il n'y a qu'elle qui fasse le Souvenir; de sorte qu'on le peut definir, une seconde Connoissance qui se forme sur les Images qui sont dans la Memoire.

Ce que je viens de dire de l'Imagination se doit entendre aussi de l'Entendement, car quoy que la Faculté qu'il a de connoistre, soit une mesme chose que sa Memoire, c'est neantmoins en vertu de sa Connoissance qu'il se souvient; et l'on ne doit pas attri- buer son Souvenir a la Memoire, mais à cette Faculté qu'il a de Connoistre : parce que le Souvenir est une sorte de Connoissance, comme nous avons dit.

D'ailleurs quand je distingue dans l'Homme le Souvenir de l'Imagination d'avec celuy de l'Enten- dement, c'est à l'egard de ces deux puissances considerées separement. Car celuy qui luy est propre, est compose de ces deux là, et il est necessaire que l'Imagination et l'Entendement agissent ensemble, et que la Memoire Sensitive et l'Intellectuelle fournissent en mesme temps les Images sur lesquelles ces Facultez doivent travailler : parce que la Connoissance de l'Homme doit estre mixte aussi bien que sa Nature, comme nous avons dit ailleurs.

Comment se fait le Souvenir

Apres avoir montré ce que c'est que le Souvenir, l'ordre naturel veut que l'on examine la maniere dont il se fait. Cette question neantmoins peut avoir deux sens differens. L'un de scavoir comment se fait l'action du Souvenir; l'autre comment on se sou- vient d'une chose plûtost que de l'autre.

Le premier est facile a resoudre par tout ce que nous avons dit cy-devant. Car puisque le Souvenir est une seconde Connoissance, et que la Connoissance est une production d'Images; il faut que l'Entendement et l'Imagination forment sur les especes qui se conservent dans la Memoire l'Image de ces especes; tout de mesme que dans la premiere Connoissance ils forment leurs Images sur les especes que les objets leur envoyent; car c'est la toute la difference qu'il y a entre Connoistre et se Souvenir. Apres donc que ces Images ont este pro- duites, elles entrent dans la Memoire, et s'unissent à celles qui y sont et qui leur ont servi de patron et d'exemplaire : et cette union est ce qui fortifie la Memoire; car c'est comme une nouvelle couche de couleur que l'on applique sur la premiere, et qui la rend plus forte et plus durable : Et autant de fois que l'esprit repasse sur les choses que l'on a apprises, ce sont comme autant de coups de pinceau qu'il redonne â la Figure qu'il en a tracée. Car les nouvelles Images qu'il forme s'unissent avec celles qui leur sont semblables, et ne representent qu'une seule chose; de la mesme maniere que les especes qui entrent dans les deux yeux ou dans les deux oreilles ne multiplient point l'objet et le font paroistre unique, parce qu'elles sont semblables et qu'elles s'unissent ensemble. On pourroit demander la dessus si ce sont elles qui s'unissent d'elles-mesmes, ou si c'est l'Imagination qui les unit; mais cela s'esclair- cira dans la suite de ce discours.

L'autre sens de la question porte bien plus de difficultez avec soy : car pour le decider, il faut sçavoir ce que les Images peuvent représenter; quelle Situation elles ont dans le Cerveau; quel Ordre elles gardent entre elles; et comment enfin l'Imagination agit plustost sur les unes que sur les autres. Et toutes ces choses sont tellement cachées qu'on les peut mettre au rang de ces Regions Australes ou personne n'a encore esté, et que les Geographes se contentent de marquer sous le nom de Terres inconnues. Du moins nous pouvons dire que c'est le pays des Conjectures où l'on a la liberté de pro- poser ses soupçons, et d'y faire passer ses songes pour des veritez.

Quelles Images entrent dans la Memoire ?

La multitude des choses dont on se souvient, est si grande qu'il y a eu beaucoup de Philosophes qui n'ont pû concevoir qu'il y eust autant d'Images qui s'en conservassent dans la Memoire; et ont tasché de les reduire a un certain nombre qui deschargeast l'esprit d'un compte si ennuyeux et si difficile a faire.

Fracastor croit qu'il n'y a que les Qualitez qui alterent le Sens, qu'on appelle passibles et qu'il reduit au nombre de neuf, dont les Images se puissent garder; d'autres veulent qu'il n'y a que celles dont l'estre est absolu, et que les Modifications n'y en laissent aucune; quelques-uns disent qu'il suffit que la Figure des Corps y demeure : et les uns et les autres croyent que sur ce peu de characteres imprimez dans la Memoire, l'Entendement et l'Imagination forment apres diverses notions qui font toute la Connoissance et le Souvenir qu'ils ont des choses.

Nous ne voulons pas perdre le temps a refuter . ces opinions qui traisnent apres elles cent sortes d'ab- surditez ; c'est assez de dire qu'il n'y a point de raison pour laquelle les Images dont ils parlent se conservent plustost que les autres, puisqu'elles sont toutes de mesme nature, et que la Memoire a une esgale disposi- tion ai les recevoir : et quand l'Imagination a forme l'Image d'une chose qui se meut ou qui est en telle et telle situation, la Memoire reçoit cette Image modifiée et circonstanciée comme elle est, et ne separe pas la modification ni la circonstance, pour la conserver.

Il faut donc tenir pour indubitable que les Images de toutes les choses dont on se peut souvenir se gardent dans la Memoire. Or toutes ces choses-là se peuvent reduire en general à quatre, aux Subjets, aux Accidens absolus, aux Modifications et aux Circonstances. Les Subjets sont les choses qui sont revestues des accidens, des modifications et des cir- constances, comme un Homme ou une pierre qui a telle grandeur, telle figure, telle situation, etc. Les Accidens absolus sont ceux dont la nature est independante de leur subjet, et dans l'essence desquels le subjet n'entre point comme la couleur, la chaleur. Les Modifications au contraire sont des accidens dans la definition des- quels le subjet entre tousjours, et n'en peuvent estre separez actuellement par aucune puissance; comme le Mouvement, la Figure, etc. Car on ne peut definir le mouvement sans y comprendre le mobile; et il n'y a aucune puissance qui puisse faire subsister le mouve- ment sans la chose qui se meut, ni la Figure sans la quantité. Enfin par le mot de Circonstances, j'entends les choses exterieures qui diversifient les subjets, comme le lieu, la situation, le vestement, le temps, les noms, etc.

Toutes ces choses portent leurs Images dans la Memoire, mais avec cette difference que les Images que l'Imagination en a formées confondent les accidens, les modifications et les circonstances avec leur subjet; au lieu que l'Entendement les en peut separer et en faire abstraction. Car il peut former l'Idêe de la couleur, du mouvement et de la situation, etc. sans considerer le subjet ou sont ces accidens, Mais l'Imagination juge de ces choses, per modum concreti, comme parlent les Escoles; elle ne connoist point la couleur toute seule, ni le mouvement ni la situation; mais ce qui est colore, ce qui est situe, ce qui se meut, comme nous avons montre au Chapitre de la Connoissance Sensitive.

Quand toutes ces Images entrent dans la Memoire, elles ne se corrompent point les unes les autres, et les dernieres qui y sont receues n'obscurcis- sent et ne cachent pas les premieres qui y sont placées; autrement on ne s'en souviendroit jamais : ce sont des Figures transparentes comme celles des couleurs qui sont en l'air, a travers lesquelles on void celles qui sont au delà. D'ailleurs si elles sont semblables, elles s'unis- sent ensemble, et ne representent qu'un seul objet; de la mesme sorte que les deux especes qui entrent dans les deux yeux ne font voir qu'une mesme chose. Mais quand elles ne sont pas semblables, et qu'un mesme subjet se presente avec d'autres accidens et d'autres modifications que celles où il avoit paru la premiere fois; alors cette derniere Image se joint avec la pre- miere, en sorte que ce qu'il y a de semblable s'unit ensemble, et ce qu'il y a de dissemblable y conserve sa distinction naturelle. Ainsi quand on void la premiere fois un Homme qui est assis, l'Image de cét Homme entre dans la Memoire avec cette modification : et quand apres on le void debout, il s'en fait une autre Image qui le represente avec cette derniere modifica- tion, et qui entre aussi dans la Memoire sans effacer la premiere; autrement on ne pourroit jamais se souvenir de l'avoir veû assis. En ce cas l'Image de l'Homme de la derniere representation, s'unit et se confond avec celle de la premiere parce qu'elles sont semblables; mais celles des deux modifications, d'Assis et de Debout, se joignent sans se confondre, parce qu'elles sont diffe- rentes. Il en est de mesme d'un Homme que l'on void en un lieu, et puis en un autre ; que l'on void seul et puis en compagnie, et ainsi de toutes les autres choses qui ont diverses modifications et circonstances.

Comme les Images des Subjets et des Accidens sont donc liées ensemble, cela est cause que les unes font souvenir des autres; et que le Lieu par exemple remettra en memoire la Personne qu'on y aura veué; et la Personne fera ressouvenir du lieu et de ce qui s'v sera passé. Ainsi un mot que l'on entend fait souvenir de la chose qu'il signifie, de l'Autheur qui l'a dit, de l'occa- sion où l'on s'en peut servir, et de mille autres semblables. Mais il faut en ce cas-là que les Images des uns et des autres soient esgalement fortes et representa- tives. Car si les unes sont affoiblies ou effacées, on aura beau se souvenir des autres, celles-cy ne se presente- ront point à l'Esprit, ou luy donneront bien de la peine a les remarquer. C'est pourquoy il arrive souvent qu'on se souvient d'une circonstance sans se pouvoir remettre en memoire le subjet principal qui en estoit revestu. Et cela vient de ce que l'une est plus forte que l'autre.

Or la Force des Images vient ou de ce qu'elles ont esté rafraischies et renouvellées plus souvent, ou de ce que l'Ame a esté plus attentive a les former : et pour l'ordinaire c'est la passion qui la rend plus attentive. Car l'amour, le plaisir, la douleur et les autres l'appliquent bien plus fortement aux objets, et luy en font faire des Images plus fortes et plus expressives, que lors qu'elle les fait estant calme et tranquille, comme nous dirons cy-apres.

Peut-estre mesme que la Situation qu'elles ont, contribué à cette diversité : car il est vrav-semblable que celles qui sont profondes, ou qui sont empraintes dans les parties les plus fermes du Cerveau, sont plus fortes que celles qui ne sont que superficielles, ou qui sont dans les parties les plus molles : comme les couleurs sont plus fortes quand elles sont appliquées sur un fond dense et solide, et qu'elles l'ont penetré bien avant.

Quelle est la Situation des Images

Pour establir cette conjecture il est necessaire d'examiner comment les Images sont placées dans le Cerveau; et en premier lieu quelle Situation elles v prennent; et en suite quel ordre elles y gardent. Qui sont les deux points qui restent à vuider, pour com- prendre la maniere avec laquelle se fait le Souvenir.

Mais avant que d'en venir là, il faut observer que s'il y a quelque chose qui nous puisse faire connoistre la nature des Images qui sont dans l'Ame, ce sont les Especes que les objets respandent dans l'air; car les unes et les autres sont destinées pour faire connoistre les choses, elles les representent également, et l'on peut asseurer que les Phantosmes et les Images qui sont dans l'Ame, sont des Especes qui sont plus sub- tiles et plus raffinées. Car c'est l'ordre que tient la Nature, qu'elle subtilise et spiritualise en quelque sorte les matieres quand elle les veut approcher plus prés de l'Ame, afin qu'elles luy soient plus conformes. Ainsi du chile elle en fait du sang, dont elle forme les esprits vitaux, qu'elle raffine apres pour en faire des esprits sensitifs. Ce qu'elle fait donc la dans les organes, elle le fait aussi dans les objets : comme ils sont materiels et grossiers, elle en tire les Especes sensibles qui sont beaucoup plus subtiles; et de ces Especes elle en fait apres des Phantosmes qui sont encore plus desliez; d'où elle forme enfin les Idées qui sont tout-a-fait spiri- tuelles.

Cette conformité de nature qu'il y a entre ces Especes et les Images estant supposée, il est vrav-sem- blable que les unes et les autres se font de la mesme sorte, et qu'elles representent les objets de la mesme maniere. Or les Especes se produisent et se respandent en un instant dans l'air; et elles representent tellement les objets, qu'elles en portent toute l'Image en toute leur estendué, et toute en chacune de ses parties. Car quoy qu'il n'y ait qu'une Image du Soleil en tout l'air qu'il esclaire, il n'y a pourtant aucune partie de cét air, où l'Image du Soleil ne soit toute entiere. Il faut donc qu'il en soit de mesme de l'Image que fait l'Imagination, et qu'elle se produise et se respande en un moment en toute la substance du Cerveau; et que la representation qu'elle porte avec soy, soit toute en tout le Cerveau, et toute en chacune de ses parties. Et de la vient que lors que cette Image s'est affoiblie ou effacée en quelqu'une de ces parties-là, comme dans les grandes playes qui penetrent dans la substance du Cerveau; ou comme nous avons dit qu'il arrive souvent aux Images qui sont dans le siege de l'Imagination : Cette Image dis-je ne laisse pas de se conserver dans les autres parties et d'v représenter l'objet comme si elle y estoit toute entiere. Mais alors elle ne se presente pas si promptement à l'Esprit, il faut qu'il l'aille chercher où elle est; et plus elle est esloignée ou plus cachée clans les replis et dans les circonvolutions du Cerveau, et plus il a de la peine à la rencontrer. Et c'est de la que procede la difficulté que l'on a de se souvenir cle certaines choses, qu'à la fin neantmoins on se remet en memoire, parce que les Images en sont renfermées dans les contours du Cerveau où elles subsistent encore : Car si elles estoient tout-a-fait effacées, on ne s'en pourroit jamais ressouve- nir.

Il y a encore une autre chose en quoy les Images cle la Memoire sont semblables aux Especes sensibles, c'est que comme celles-cy s'obscurcissent par les vapeurs et par les humiditez dont l'air est chargé, et ne representent que confusément les objets; ces Images souffrent aussi les mesmes defauts par les vapeurs et par les humeurs qui s'amassent dans le Cerveau. C'est pourquoy la Memoire n'est pas si heureuse apres les repas, et dans les temps sombres et pesans; parce que les vapeurs des viandes et de l'air nebuleux en ternis- sent les Images; Ceux mesmes qui dorment trop, sentent affoiblir leur Memoire a cause des humiclitez clont le Cerveau se remplit.

Enfin comme les Especes qui sont le plus prés des Corps d'où elles sortent, sont plus expressives et font mieux voir les objets que celles qui en sont fort loin : on peut dire que les Images de la Memoire qui sont les plus proches du lieu où elles se fnrment, c'est a dire du siege de l'Imagination, representent plus parfai- tement les objets que celles qui en sont esleignées. Et que c'est la raison pour laquelle on se souvient facile- ment des choses qui sont entrées fraischement dans la Memnire; dautant que les Images qui s'en sont respandués dans le Cerveau ne se sont encore effacées en aucun lieu, et se conservent mesme dans le siege de l'Imagination, ou du moins dans les parties qui en sont proches. Qu'au contraire on a de la peine à se souvenir de celles que l'on a apprises depuis long-temps; car il les faut chercher avec soin, et quand on les a trouvées, elles se représentent obscurement, et par parcelles : Parce que les Images qui se sont effacées dans les par- ties qui sont proches de lïmagination se sont conservées seulement aux extremitez et aux bords du Cerveau parmy les replis et les contours qui y sont, et d'où on a de la peine a les desvelopper.

A quoy il faut adjouster : Que comme il y a des Especes qui se respandent plus loin que les autres, telle qu'est la lumiere, et celles des couleurs qui sont vives et esclatantes; et d'autres qui sont si foibles qu'elles ne peuvent faire voir les objets que de fort prés, comme celles des couleurs fades et obscures. Il y a aussi des Images plus lumineuses et plus brillantes qui se respan- dent par tout le Cerveau : et ce sont celles que nous appellons Profondes, parce qu'elles le penetrent jusques a ses dernieres extremitez. Il y en a aussi de foibles qui ne vont pas si loin, et qui ne passent pas quelquefois le siege de l'Imagination, ou du moins qui ne s'en esloignent pas beaucoup : et l'on peut dire qu'elles ne sont que Superficielles. Or tout cela vient de la force ou de la foiblesse qu'elles ont; et l'une et l'autre procede comme nous avons dit de ce qu'elles ont esté plus ou moins renouvellées; ou de ce que l'Imagination s'est plus ou moins fortement appliquée à les former. Car il ne faut pas douter que cette Faculté, aussi bien que toutes les autres qui sont actives et vitales, n'agis- sent plus fortement une fois que l'autre; et que leurs effets ne soient aussi proportionnez ai l'effort qu'elles font.

Comment les Images se fixent dans le Cerveau

Mais quoy! si ces Images ont tant de ressem- blance et de conformité avec les Especes sensibles, comment peuvent-elles s'arrester et se fixer dans la sub- stance du Cerveau sans que l'Imagination qui les a produites, serve de rien à leur conservation; puisque les Especes sont en un mouvement continuel, qu'elles ne sont point attachées à l'air qu'elles traversent, et que leur subsistence dépend de l'influence continuelle du corps qui les produit.

Premierement on peut dire que toutes sortes d'Especes ne sont pas assubjeties a ces loix-là : Car celles du Son se separent du Corps sonnant, et sont veritablement adherantes à l'air qui les soûtient, sans que le Corps qui a produit le Son contribué à leur sub- sistence.

De celles mesme qui sont visibles, la Lumiere qui en est la premiere et la plus noble, se conserve un peu de temps dans les yeux apres que le Corps lumi- ' neux s'est retiré; et plus long-temps encore dans la pierre de Bologne qui esclaire pres d'un quart d'heure dans un lieu obscur, apres avoir esté exposée aux rayons du Soleil. Mais la principale raison pour laquelle les Images se fixent dans le Cerveau, c'est que sans cela il n'y auroit point de Memoire des choses passées. Car si elles ne subsistoient que lors que l'Imagination les pro- duit, elles feroient voir toutes les choses presentes comme font les Especes sensibles. De sorte que quand le Cerveau ne seroit point naturellement capable de les retenir, Dieu n'auroit pas laissé de luy donner cette vertu pour former la Memoire qui est si necessaire aux Animaux. Car comme il donne à l'humide l'inclination de s'unir avec le sec, nonobstant que ce soit son ennemi, parce que cette union est le principe et le fon- dement de la mixtion et de la generation des Corps : et comme il donne à l'eau la faculté de monter en haut pour éviter le vuide, quoy que cela violente sa pesan- , teur naturelle. Il auroit aussi imprimé au Cerveau le pouvoir d'arrester les Images pour la fin que nous avons dite.

Car il ne faut pas s'imaginer que Dieu ait pro- duit les choses sur l'exemplaire de certaines Essences éternelles, ausquelles il a esté obligé de conformer sa puissance, comme quelques-uns ont pensé; et qu'en creant l'eau par exemple, il a esté contraint de luy don- ner la froideur et l'humidité, parce que sa nature demande par necessité ces qualitez-là. Non; en formant le dessein du Monde, sa Sagesse infinie a departi a chaque chose les vertus qu'il a jugées propres à la fin où il les a destinées; et sans s'assubjetir a la nature qu'elles pouvoient avoir, il leur en a souvent donné qui luy estoient contraires. De sorte qu'on doit dire que toutes les choses sont telles qu'elles sont par Institution Divine et non par aucune necessité; que Dieu les a faites comme il a voulu; et qu'il les a creées telles qu'elles sont, parce qu'elles ne pouvoient estre mieux. En effet outre les exemples que nous venons d'appo1ter, qui considerera les Especes sensibles dont est question, jugera bien qu'elles ne servent de rien a la perfection des Corps qui les produisent; puisque sans elles ils ont a leur esgard toute la perfection que leur essence et leur nature demandent. Mais Dieu qui a voulu que les Animaux les connussent pour sa gloire et pour leur uti- lité, a adjousté a leur nature ces Especes en faveur de la Connoissance. On en doit dire autant des Images qui sont dans l'Ame, quand bien elles seroient naturelle- ment mobiles et vagabondes, il a voulu qu'elles se peussent fixer en faveur de la Memoire : et a ordonné en suite les dispositions qui estoient propres pour les arrester; lesquelles se treuvant plus fortes en quelques parties du Cerveau qu'aux autres, sont cause que les Images s'y conse1vent mieux, et qu'il y en a par conse- quent de Profondes et de Superficielles, de Manifestes et de Cachées, comme nous avons dit.

Mais quand je les considere en cét estat je ne puis m'empescher que je ne me les figure cemme autant d'Astres qui sont placez dans le Cerveau. Car puisque l'Homme est un petit Monde, il faut que la Teste en soit le Ciel, et qu'elle ait ses Intelligences et ses Estoiles comme luy : On ne peut pas douter que les Facultez connoissantes n'en soient les veritables Intelligences; et si les Images sont de mesme nature que les Especes visibles comme nous avons montré; il s'ensuit que ce sont des Lumieres, puisque ces Especes ne sont autre chose que des lumieres qui sortent des couleurs. Et par consequent quand les Images se sont fixées en un endroit du Cerveau, ce sont autant d'Estoiles qui y sont attachées. Aussi y en a-t-il comme elles de plus grandes et de plus petites, de plus proches et de plus esleignées, de plus et de moins brillantes, de plus aisées et de plus difficiles a voir.

A sçavoir si toutes les Images sont separées ou non

C'est là tout ce que nous pouvons dire de la Situation des Images considerées en particulier. Mais il y en a une autre qui les regarde en commun dont la deci- sion n'est pas seulement difficile, mais qui semble mesme impossible à donner. Car il faut ou qu'elles soient toutes en un mesme endroit, ou qu'elles soient separées les unes des autres. Et quelque parti que l'on prenne, il v a de la peine à concevoir comment cela se peut faire, et des inconveniens qui semblent invincibles.

En effet si elles sont toutes en mesme lieu, il faut qu'elles se penetrent l'une l'autre. Mais comment gardent-elles alors leur distinction naturelle? comment ne se confondent-elles point? et pourquoy se souvient- on des unes plustost que des autres, puisque l'Imagina- tion qui fait le Souvenir les trouve toutes ensemble? De dire aussi qu'elles sont en divers lieux; outre que ce seroit ruiner la conformité qu'elles ont avec les Especes sensibles, qui toutes differentes qu'elles soient sont toutes receuës en une mesme partie de l'air : il n'y auroit pas assez d'espace en tout le Cerveau, quelque petite portion qu'on en donnast à chacune, pour loger le nombre infini de celles qui y entrent. Et il faudroit a la fin, quand toutes les places seroient occupées, que la Memoire n'en peust recevoir de nouvelles; ce qui est contre l'experience et contre la nature de cette Puissance qui ne se peut jamais remplir tout-à-fait, et qui mesme plus elle est pleine, plus elle est capable de recevoir.

Dans l'embarras ou ces contrarietez doivent jetter l'Esprit, il y auroit lieu de dire que c'est la un secret de la puissance de Dieu que nous ne sçaurions decou- vrir; et qu'il a voulu tenir caché, afin qu'il y eust dans nostre Memoire, dequoy nous faire souvenir qu'il est le seul Auteur de tous ces merveilleux ressorts. Mais quoy que ce soit un Dieu jaloux, il ne l'est pas de la Connoissance que nous pouvons avoir des merveilles qu'il a faites; au contraire il nous sollicite à les conside- rer incessamment; et autant de decouvertes que l'on y peut faire, ce sont autant d'hvmnes que l'on chante a sa gloire, et autant de sacrifices de louanges qu'on rend a sa Puissance et à sa Sagesse infinie.

Puisque cela est ainsi, ne nous rebutons pas par les difficultez qui se presentent icy, taschons de penetrer plus avant qu'on n'a encore fait dans cet abysme, et de porter quelque jour dans ces profondes obscuritez.

Disons donc qu'à bien peser les deux opi- nions où se reduit la Situation des Images dont est question, il est certain que la derniere qui veut qu'elles soient situées en divers lieux, est la moins vrav-sem- blable, parce qu'il faut necessairement qu'elle tombe dans les absurditez que nous avons dites, qui ne peu- vent estre contestées ni eludées par quelque subtilité que ce soit. De maniere qu'il n'y a plus à choisir quel parti on prendra, et il faut par necessité se ranger à l'autre opinion qui veut que les Images soient toutes en un mesme endroit. Il y a à la verité de la difficulté à comprendre d'abord, comment elles ne se confondent point en cét estat; et plus encore comment l'Imagination ne se souvient pas de toutes en mesme temps, puisqu'elles sont toutes ensemble. Mais si nous faisons voir que les mesmes effets se remarquent en d'autres choses qui sont sensibles et manifestes, on n'aura pas de peine à croire qu'ils se peuvent faire aussi dans l'Ame; et que c'est mesme une necessité que cela arrive de la sorte.

En effet toutes les Especes sensibles des Couleurs et des Sons se trouvent ensemble dans l'air sans se confondre; car celles du blanc, du noir, du vert, quelque figure qu'ayent les Corps; et celles des Sons graves et aigus dans toute la varieté qu'ils peuvent avoir, passent les unes dans les autres sans s'unir et sans perdre leur distinction naturelle. Quand il n'y auroit donc aucune conformité de nature dans ces Especes et dans les Images, cét exemple ne pourroit-il pas persua- der que la mesme chose se peut faire dans ces Images?

Mais les raisons que nous avons apportées ne veulent pas que ce soit seulement un exemple, mais plustost un prejugé et une suite necessaire dans un mesme ordre de choses. Car les Images ne sont que des Especes plus subtiles et plus deliées, comme nous avons montré cy-devant; et par conséquent s'il est de la nature des Especes de pouvoir estre toutes ensemble en un mesme endroit sans se confondre, il est necessaire qu'il en soit de mesme des Images et des Phantosmes qui sont dans la Memoire.

Cela ne destruit pas neantmoins ce que nous avons dit que les Images considérées en particulier, ne puissent estre en un lieu plustost qu'en l'autre; puisqu'il y en a qui s'estant effacées en un endroit se conservent ailleurs. Car en quelque lieu qu'elles soient, s'il en sur- vient d'autres, elles y peuvent estre receuës et se joindre ensemble sans se confondre et sans perdre leur distinc- tion naturelle.

Les Images de la Memoire ont des Rayons

Comme dans un Pays inconnu on est conti- nuellement en peine de sçavoir si l'on tient le droit chemin; aussi dans une matiere obscure et difficile telle qu'est celle-cy, il s'esleve a tous momens de nouvelles difficultez qui font douter si l'on ne s'est point esgaré dans le progrez que l'on y a fait. Nous avons dit et il est fort vray-semblable que les Images de la Memoire sont toutes ensemble en tout le Cerveau, et toutes ensemble en chacune de ses parties; tout de mesme que les Especes sensibles sont toutes ensemble en tout l'air, et toutes ensemble en chaque partie de l'air. Mais quand on vient a considerer la raison pour laquelle les Especes ont ce privilege-là, il y a lieu de craindre qu'elle ne se trouve pas dans les Images, et par consequent que la ressemblance et la conformité que nous avons propo- sée, ne soit vaine et imaginaire. Car nous pouvons dire que nous avons demontré au Traité de la Lumiere, que les Especes ne sont autre chose que les Rayons qui sor- tent des objets; et que c'est par leur moyen qu'elles sont toutes en tout le diaphane, et toutes en chacune de ses parties. De sorte qu'il faudroit que les Images de la Memoire eussent aussi des Rayons qui fissent le mesme effet en elle : ce qui semble n'estre pas aisé à persuader.

Neantmoins si on examine bien la nature de toutes les Qualitez qui se respandent subitement au dehors de leurs subjets, on trouvera qu'elles ont toutes des Rayons par le moyen desquels cette effusion se fait. je ne veux pas parler de la Lumiere qui en est toute composée; ni du Son qui se respand dans l'air, où il faut necessairement qu'il y ait des Rayons pour se pouvoir réunir en un point dans les Figures elliptiques, comme nous avons montré au Chapitre de la Connoissance.

Je ne veux pas dis-je m'arrester a ces exemples, parce que cette Lumiere et ce Son la sont au rang des Especes sensibles. Mais que l'on considere bien la vertu de l'Aymant et des Corps electriques, toutes les Sympathies et Antipathies des choses, en un mot toutes les Vertus Spécifiques qui s'écoulent hors de leurs subjets; on verra qu'il y a lieu de croire qu'elles ont leurs Rayons particuliers, et que c'est par eux qu'elles se communiquent, et qu'elles produisent leurs effets.

Si cela est ainsi, n'y a-t-il pas lieu de croire que les Images de la Memoire qui sont fixées dans le Cerveau, ont aussi leurs rayons pour les respandre de tous costez, et y produire les mesmes effets que la lumiere des Corps lumineux cause dans le diapliane. Car enfin si ces Images ne sont autre chose que des Especes raffinées et spiritualisées, c'est une nécessité qu'elles ayent des Rayons, puisque les Especes en sont toutes composées; et nous ferons voir cy-apres, que sans ces Rayons on ne sçauroit comprendre comment se fait le Souvenir.

On dira peut-estre que ces Especes sont des Lumieres sensibles, et qu'il faudroit aussi que les Images le fussent; quoy qu'on n'ait jamais rien remar- que dans le Cerveau qui en peust donner le moindre soupçon. Mais tout le monde n'est-il pas d'accord que les Esprits sont lumineux; et nous mesmes ne l'avons nous pas solidement prouve au Traité de la Lumiere? Cependant on ne void point ni dans le Coeur ni dans le Cerveau où ils naissent, aucune trace de cette Lumiere, bien qu'elle y soit veritablement.

Comme il y a des veux qui voyent des objets que d'autres ne peuvent appercevoir; il y a aussi des choses que l'Imagination void, que les Sens ne peuvent connoistre. Car c'est l'ordre de la Nature que dans les Connoissances subordonnées, les hautes soient plus delicates et plus parfaites que les basses; et que leurs objets soient aussi plus subtils et plus spiritualisez. Les Images sont donc des Lumieres plus subtiles que celles qui frappent les veux et qui ne sont sensibles qu'a l'Imagination. Et cela est si vray, que la commune opi- nion, sans sçavoir precisement comment cela pouvoit estre, a esté contrainte de reconnoistre des Lumieres dans l'Imagination et dans l'Entendement; car il n'y a rien de si ordinaire dans l'Eschole, que de dire que l'Imagination esclaire les Especes; que l'Entendement esclaire les Phantosmes; et dans le langage commun, qu'un Homme a de grandes lumieres d'esprit, qu'il est fort esclaire, etc. Quelques-uns a la verite asseurent que ce ne sont que des Lumieres metaphoriques; mais si on prend garde a ce que nous venons de dire, et a ce que nous avons dit au lieu alleguê, on jugera bien que ce sont de propres et de veritables Lumieres.

Quel ordre il y a dans les Images

Voila une grande difficulté essuvée, mais il y en a une autre qui n'est pas moins mal-aisée 21 resoudre, 21 scavoir comment il peut y avoir un Ordre dans les Images si elles sont toutes ensemble en un mesme endroit.

Car c'est une verité qu'on ne peut contester qu'il y a un Ordre entre elles, et qu'il y en a mesme de mieux ordonnées les unes que les autres. C'est pour- quoy il y a des choses dont on ne se peut souvenir si on rompt l'Ordre qu'elles ont dans la Memoire. Quand on 21 perdu la liaison d'un discours, il faut en demeurer la; et les enfans ne scauroient repeter leur leçons ni leurs prieres s'ils ne les reprennent dez le commencement et ne les disent tout d'une suite. Cela arrive mesme aux Animaux que l'on a instruits; si on trouble l'ordre des choses qu'on leur a enseignées, ils ne scavent plus où ils en sont et ne font rien de ce qu'on leur demande. Enfin il n'y a personne qui ne s'apperçoive que quand les Images sont rangées comme il faut, on s'en souvient plus facilement; et qu'il n'y a rien de si contraire 21 la Memoire, que la confusion et le désordre des choses que l'on apprend.

Mais il faut observer qu'il y 21 plusieurs Especes d'Ordre : car il y en a un de Nature, comme celuy qui est entre les choses generales et les particulieres, entre les causes et leurs effets, etc. Il y en a un de Temps, quand elles arrivent les unes apres les autres : Il y en a enfin un de Situation, quand elles sont placées de suite. Et il ne faut pas douter que tous ces Ordres-là ne soient repre- sentez dans les Images, parce que l'Ordre est une modification, et que les choses sont représentées et entrent dans la Memoire avec leurs modifications et avec leurs circonstances comme nous avons dit.

La difficulté qu'il y a en cecy est de scavoir si ces Images sont situées selon l'ordre qu'elles represen- tent, c'est a dire s'il y a un lieu pour les generales, et un autre pour les particulieres; si celles qui marquent divers temps ou diverses situations, sont placées diver- sement. Car il n'y a pas d'apparence que toutes les paroles d'une longue harangue que l'on a apprise, soient toutes en un mesme endroit, autrement on ne manqueroit jamais dans la repetition que l'on en feroit, puisqu'on les trouveroit toutes ensemble. Et il est vrav- semblable qu'on n'en perd la suite que parce qu'elles se détachent les unes d'avec les autres, et que c'est une chaisne dont quelques anneaux se sont séparez; ce qui suppose un intervalle et une separation de lieux.

Mais nous venons de faire voir les absurditez qui suivent cette opinion, et pour demeurer dans l'exemple precedent, quand on vient à penser qu'un Homme a cinq ou six Sermons dans la Teste, outre une infinité d'autres choses qu'il scait; le moyen de s'imagi- ner que chaque mot soit placé en son lieu propre, et qu'il y ait assez d'espace en tout son Cerveau pour v loger ainsi tous les autres. Et quoy que cét Homme vienne a demeurer court et ai perdre la suite de son dis- cours, cela ne procede pas de ce que les Images se sont separées les unes des autres, mais d'une autre raison où consiste tout le secret de l'ordre qui est dans la Memoire.

L'Image de l'action des Facultez connoissantes se conserve dans la Memoire

S'il est donc vray, comme nous avons montré cy-devant, que tout ce que l'on connoist a son Image particuliere; et que cette Image se peut conserver dans la Memoire ; il est necessaire puisque l'Ame connoist les modifications et les circonstances de ses objets, qu'elle en forme les Images, et que ces Images se puissent conserver. Or l'Action que la faculté connoissante fait sur ses Objets est une modification et une circonstance qui survient aux objets, et par consequent il faut qu'elle ait son Image, et qu'elle entre dans la Memoire. En effet on se souvient d'avoir veû, d'avoir ouv, d'avoir pensé; en un mot on se souvient d'avoir connû une chose; de sorte qu'il faut que la Faculté connoissante n'ait pas seu- lement formé l'Image de la chose qu'elle a connue, mais encore de l'Action qu'elle a faite en la connoissant. Sans cela on auroit beau garder l'Image de la chose, quand on viendroit à repasser l'esprit par dessus, on ne se souviendroit point de l'avoir connue autrefois, si le charactere de l'Action n'y estoit demeuré. C'est pour- quoy il y a des choses qui se représentent quelquefois à l'esprit, qu'on ne pense pas avoir connues auparavant; parce que l'Image de ces choses-là s'est conservée, et que celle de la Connoissance s'est perdue, comme il arrive souvent a toutes les autres circonstances.

Cela estant ainsi il est certain que l'Union et la Liaison des Images est une action qui fait partie de la Connoissance de l'Imagination et de l'Entendement; et que quand ils lient et assemblent plusieurs choses, c'est une modification qu'ils adjoustent a ces choses-là, et par consequent il faut qu'ils en forment l'Image, et que le charactere de la Liaison qu'ils en ont fait, demeure imprimé dans les Images qu'ils ont formées des choses.

Ce charactere est l'Estoile qui conduit l'Esprit à se souvenir des choses qui ont quelque Ordre et quelque suite entre elles. Car quoy qu'il y ait une infi- nité d'autres Images qui sont au mesme endroit, il suit celles ou il reconnoist la marque de la Liaison qu'elles ont, sans s'arrester aux autres qui ne l'ont pas. Et de la vient aussi que lors que ce charactere s'efface, on ne se souvient plus de la suite ni de l'ordre des choses que l'on sçait, quoy qu'elles soient toutes dans la Memoire; parce que c'est le lien qui les attachoit ensemble, c'est le fil qui guidoit l'Esprit et l'Imagination dans ce grand labyrinthe, et qui estant rompu les contraint de s'arres- ter ou de s'esgarer. Ce n'est pas que ce defaut ne vienne aussi quand les Images des objets sont effacées, encore que celle de la Liaison demeure : Car il arrive quelque- fois que l'on se souvient d'avoir uni deux choses ensemble, sans se souvenir particulierement de l'une ou de l'autre. Et cela procede de ce que celle dont on se souvient porte la marque de la Liaison, et que l'autre s'est perdue ou s'est cachée dans les contours du Cerveau, comme nous avons dit.

On nous objectera sans doute que tout ce que nous venons de dire ne peut estre veritable que dans l'Entendement, et que l'Imagination n'est pas capable de former l'Image de l'Action qu'elle fait; parce qu'il faut pour produire cette Image, separer l'action de son subjet et se reflechir sur sa propre connoissance, qui est un privilege qui n'appartient qu'aux Substances Spirituelles : Que neantmoins les Animaux se souvien- nent des choses qu'on leur a apprises, et qu'il faut par consequent qu'il y ait un autre moyen pour se souvenir de l'ordre et de la suite des Images, que n'est ce cha- ractere de Liaison dont nous venons de parler.

Mais il n'y a qu'un mot a respondre là dessus, l'action se peut connoistre en deux manieres, ou tout-a fait separée de son subjet, ou conjointe avec son subjet. La premiere appartient a l'Entendement seul, et ne se peut faire sans abstraction : l'autre n'en a point de besoin, et est commune à toutes les Facultez connois- santes. Car un animal se souvient d'avoir veû, d'avoir mange quelque chose; et l'on donne ordinairement au Sens commun le pouvoir de distinguer l'action des Sens exterieurs : Mais que ce soit luy ou la Phantaisie qui ait cét employ, il est certain qu'il ne faut point d'abstraction pour cela, et que l'un ni l'autre ne separent point l'ac- tion d'avec la chose qui est faite, mais qu'ils les confondent ensemble. Si cela est ainsi, pourquoy l'Animal ne pourra-t-il donc pas se souvenir de s'estre imagine, c'est ai dire d'avoir forme ou uni les Images, puisqu'il se souvient bien d'avoir veû? L'Imagination a- t-elle plus de peine à representer son action propre que celle des Sens? et puisqu'on l'a tousjours comparêe a un peintre qui fait les portraits de toutes choses, ne pourra- t-elle pas comme luy se peindre, elle-mesme; ou du moins laisser dans ses portraits sa maniere de peindre? Ouy sans doute, elle laisse dans ses Phantosmes un cer- tain charactere qui marque la maniere dont elle les a faits et les confie à la Memoire avec ce charactere et cette modification; c'est pourquoy il ne faut pas s'es- tonner si apres avoir lie des Images ensemble, ces Images portent la marque de la Liaison qu'elle en a faite, et si quand elle repasse par dessus, elle se sou- vient de les avoir autrefois liées ensemble.

Qui est-ce qui determine l'Imagination à se souvenir d'une chose

C'est là la maniere dont on se souvient des choses qui sont de suite et qui sont subordonnées les unes aux autres; il faut sçavoir maintenant comment on se souvient de celles qui se presentent les premieres, et qui sont a la teste de l'ordre. Car ce n'est pas assez de dire pourquoy apres qu'une chose est revenue dans la Memoire, nous nous souvenons des modifications et des circonstances qui l'accompagnent; il faut montrer pourquoy on se souvient de cette cbose plustost que d'une autre, et ce qui determine l'Imagination a s'attacher à un Phantosme particulier, sans s'arrester à un million d'autres qui sont au mesme endroit.

Pour cela il est necessaire de supposer par l'experience ordinaire que nous en avons, que l'Entendement et l'Imagination ne peuvent faire en mesme temps plusieurs actions differentes; soit parce que ce sont des puissances limitées; soit parce que la Connoissance estant une action par laquelle ils sechan- gent et se transforment en une chose, il n'est pas possible qu'au mesme instant ils se transforment en une autre. Ne pouvant donc vacquer à toutes, il faut qu'il y ait quelque cause qui les determine a celles-cy plustost qu'a celles-là.

On peut dire en general que cette cause est Naturelle ou Surnaturelle : Dieu, l'Ange, le Demon sont de ce dernier genre; car ils peuvent engager l'Esprit à se souvenir de certaines choses; et toutes les inspirations et les tentations qui nous viennent de leur part, sont des preuves de cette verité. Quant aux Causes Naturelles, les plus ordinaires sont les objets que les Sens repre- sentent, et les passions qui regnent dans l'Ame. Car il est comme impossible que quand les veux font voir quelque chose on ne s'en souvienne si on l'a veuë autrefois; et quand on entend la voix d'un Homme que l'on connoist, qu'on ne se remette incontinent dans l'es- prit cét Homme la; et ainsi des autres Sens. La Passion fait aussi la mesme chose, car les Images dont elle a rempli l'Estimative pour arriver à ses fins, et qui ne peu- vent manquer d'estre bien fortes et bien expressives, parce qu'elles sont agréables ou fascheuses; ces Images, dis-je, se presentent continuellement ai l'Esprit et l'obligent de repenser à tous momens aux subjets qui l'ont excitée, quoy que souvent il seroit bien aise de ne s'en souvenir point.

Le Hazard contribue aussi à cette determina- tion. Comme l'Ame ne peut estre sans penser, s'il ne se trouve aucune des causes precedentes qui l'oblige a se souvenir de quelque chose, elle se jette indifferemment sur quelqu'une des Images qui sont dans la Memoire. Et de la vient qu'on s'estonne quelquefois de certaines choses qui reviennent en l'esprit a contre-temps, et que l'on pensoit mesme avoir oubliées. C'est ainsi que la pluspart des Songes se font, car la Phantaisie qui n'est plus alors conduite par ses guides ordinaires se jette indifferemment sur les premieres Images qui se rencon- trent, ausquelles elle en joint apres d'autres, qui gardent souvent la liaison naturelle qu'elle leur a donnée, d'où viennent ces Songes qui ont de l'ordre et de la suite, et souvent aussi qui n'ont aucun rapport avec les pre- mieres et qui causent les chimeres et les visions extravagantes qui se presentent alors à l'Esprit.

C'est donc le Hazard qui cause tous ces effets. Mais il faut remarquer qu'il y en a beaucoup qu'on luy attribue qui ne luy appartiennent point. Car comme il y a des choses qui semblent naistre fortuitement dans l'Ame, qui neantmoins viennent de la constitution du corps ou des choses exterieures qui se font sentir confu- sement à lïmagination; il y a aussi diverses choses qui semblent se presenter a l'Esprit par un pur hazard, les- quelles ont pourtant quelque autre cause qui a engage l'Ame a s'en souvenir. L'Entendement et l'Imagination sont des Facultez si mobiles et si soupçonneuses, qu'elles ne peuvent connoistre aucune chose qui ait la moindre convenance avec d'autres, qu'elles ne s'atta- chent incontinent a celles-cy, et ne se les representent, comme nous dirons plus particulierement cy-apres en parlant de la Reminiscence.

Comment l'Imagination s'applique aux Images

Nous voicy enfin arrivez au lieu où nous vou- lions aborder ; car il ne nous reste plus rien ai dire sur ce subjet, sinon de montrer la maniere comment l'Imagination se joint et s'applique aux Images qui la doivent faire souvenir de quelque chose. Mais ne devons-nous point encore craindre de faire naufrage dans le poit? veu que de toutes les difficultez qui se sont presentées jusques icy il n'y en a point à mon advis de plus difficile à resoudre que celle-là.

En effet si l'Imagination a son siege dans un lieu particulier du Cerveau, et si les Images sont placées dans les autres parties, ou il y en a mesme de si cachées qu'on a de la peine à les découvrir; comment se peut-il faire que l'Imagination les puisse remarquer? sort-elle de sa place pour les jeindre? se détachent-elles de la leur, pour se presenter a elle?

Ceux qui tiennent que l'Imagination est respandue par tout le Cerveau n'auront pas de peine à resoudre cette question, parce que mettant les Images au mesme lieu, elle les rend toutes présentes à cette Faculté, qui par consequent n'a point besoin de les aller chercher. Mais outre les raisons qui nous ont fait aban- denner cette opinion; quoy qu'elle satisface aisément ai la difficulté proposée, il y en a cent autres qui sont bien plus difficiles à resoudre par son hypothese que par la nostre. Car si toutes les Images sont presentes à l'Imagination, comme il faut necessairement qu'elles soient si elles sont au mesme lieu, comment se peut-il faire qu'on perde la suite d'un discours que l'on a appris par coeur? pourquoy y a-t-il des choses dont on a tant de peine à se souvenir? pourquoy se presentent-elles apres qu'on les a tant cherchées, et souvent quand on n'en a plus affaire? Il faut asseurément qu'il en ait qui soient esloignées de l'Imagination, qu'il en ait mesme de cachées, et qu'elle les aille chercher pour les descouvrir

Demeurant donc dans le Systeme qui reduit cette Faculté en certaine partie du Cerveau, il nous faut montrer comment elle s'applique aux Images qui sont esloignées d'elle. Il y a à mon advis deux moyens qui peuvent satisfaire à cela; l'un qui vient de l'Imagination, et l'autre des Images mesmes.

Quand à l'Imagination, on ne sçauroit douter que les Esprits ne la servent en ses fonctions, puisque ce sont les organes generaux de l'Ame, et qu'ils ne puevent estre dissipez ou divertis, que toutes ses actions ne cessent, ou ne soient affoilies. Cela paroist evidemment dans la Memoire; et ceux qui parlent en public n'esprouvent que trop souvent combien la crainte et la peur luy sont ennemies; et combien la hardiesse et la confiance luy sont favorables. Car il n'y a point d'autre raison de ces differens effets, sinon que les Passions timides font fuïr les Esprits au coeur et privent l'Imagination du secours qu'elle en devoit attendre; qu'au contraire celles qui sont courageuses les animent et les rendent plus diligens à faire tout ce qu'elle desire.

Comme ce sont donc les Instrumens dont toutes les Facultez se servent pour agir, elles les envoyent aux lieux où elles ont besoin de leur secours: car la Faculté vitale pousse les Esprits Vitaux en toutes les parties et particulierement en celles qui ont quelque action considerable à faire; comme quand il faut mouvoir quelque membre, quand il faut digerer ou chasser quelque humeur. La Faculté Sensitive en fait de mesme des Esprits Animaux qu'elle envoye aux organes plus ou moins abondamment selon le besoin que leur action demende. C'est pourquoy les parties malades sont plus sensibles, comme nous avons marqué au Chapitre de la Douleur, parce que l'Ame qui void la necessité qu'elles ont de connoistre plus exactement les choses qui les pourroient blesser dans la foiblesse où elles sont, leur envoye plus d'esprits sensitifs qui en rendent par conse- quent le sentiment plus exquis et plus delicat.

Quand il arrive donc que l'Imagination se veut souvenir de quelque chose dont les Images ne se presentent pas si promptement qu'il faudroit, elle employé les Esprits pour les aller chercher; elle les pousse premierement dans les parties du Cerveau qui sont les plus proches d'elle; et si cela ne suffit pas, elle leur fait penetrer les plus esloignées. C'est pourquoy quand on apprend un discours de longue haleine, on se sent eschauffer la teste, elle sue mesme à quelques- uns; ce qui ne peut venir que du mouvement extraordinaire des Esprits. S'estant donc joints par ce moyen aux Phantosmes qui sont en ces endroits-là, ils y operent deux choses; l'une qu'ils les esclairent; l'autre qu'ils les portent ai l'Imagination. Car comme ils sont lumineux, ils font le mesme effet sur eux que la lumiere du Soleil fait sur les especes des couleurs, les- quelles ayant en soy une lumiere trop foible, ont besoin de l'autre pour la fortifier et pour la rendre sen- sible aux yeux, comme nous avons amplement montré au Traité de la Lumiere. Les Phantosmes aussi qui ont tant de conformité avec ces Especes, n'ont pas plus de lumiere qu'elles, et ont besoin qu'elle soit fortifiée par celle des Esprits.

Apres qu'ils ont ainsi esclairé les Phantosmes, ils font alors ce qu'ils ont accoûtumé de faire dans les organes des Sens. Car comme ils se chargent la des Images des objets que les Sens leur fournissent pour les porter au Cerveau, ils se chargent aussi des Phantosmes qui sont dans la Memoire, et les reportent a l'Imagination, laquelle agit apres sur eux; c'est a dire qu'elle en forme de nouvelles Images, en quoy consiste toute sa Connoissance et son Souvenir, comme nous avons dit.

on pourroit demander; comment les Esprits se peuvent charger des Phantosmes et les porter a l'Imagination, puisqu'ils ne les enlevent pas du lieu ou ils sont, et que la Memoire les y conserve comme aupa- ravant? Mais il faut se ressouvenir de ce que nous avons montré cy-devant, que les Phantosmes de la Memoire sont comme autant d'Estoiles fixes qui respandent leurs Rayons et leurs Images de toutes parts. Car les Esprits se chargent de ces Rayons et de ces Images, et non pas des Phantosmes mesmes qui sont adherans aux parties du Cerveau.

Mais quoy! si les Phantosmes ont des Rayons ne peuvent-ils pas se respandre d'eux-mesmes jusques au siege de l'Imagination sans y estre portez par les Esprits? Ouy sans doute; il y en a qui y vont sans eux; mais il y en a d'autres qui n'y peuvent aborder que par leur moyen. Il en est comme des Estoiles du firmament dont il y en a de si petites et de si reculées, qu'on ne les peut voir sans lunettes d'approche. Car il y a des Phantosmes qui sont si foibles et si esloignez qu'ils ne peuvent respandre leurs Rayons si loin, et il faut que les Esprits les aillent prendre pour les approcher de l'Imagination.

Et certainement on peut dire qu'ils ont la vertu des lunettes qui grossissent les especes par leur densité; car quelques subtils qu'ils soient, ce sont des corps qui sont plus denses que les Phantosmes, et il faut par nécessité qu'ils les grossissent et les amplifient. Et peut- estre que c'est la une des raisons pour lesquelles ceux qui ont des maladies melancholiques se representent tousjours les choses plus grandes qu'elles ne sont, parce que les vapeurs atrabilaires se meslant avec les Esprits les rendent plus grossiers, et accroissent les Images comme l'eau et les vapeurs grossissent les especes.

Il y a un point qui reste à vuider et qui semble d'abord assez difficile a resoudre. A scavoir comment les Esprits qui doivent apporter à l'Imagination les Images dont elle a besoin, se chargent plustost de celles-là que des autres puisqu'elles sont toutes ensemble. Mais si on se souvient de ce que nous avons montrê cy-devant, que les Images sont des lumieres, et que celles qui sont semblables s'unissent l'une avec l'autre, on trouvera facilement la resolution de cette dif- ficulté.

Car quand l'Imagination a formê le Phantosme d'une chose qu'elle a connue autrefois, ce Phantosme est porte par les Esprits dans les parties du Cerveau et s'unit à l'Image qui s'y en est conservée, et qui luy est semblable, et non pas aux autres qui n'ont aucun rap- port avec luy. Et comme cette Image est rapportée a l'Imagination, l'Imagination agit dessus et la connoist de nouveau, en quoy consiste le Souvenir.

Et parce que cette Image de la Memoire se presente ai l'Imagination avec toutes les circonstances et les modifications qu'elle a : apres que l'Imagination l'a reconnue, elle void en suite ces circonstances et ces modifications dans l'ordre qu'elle leur a donne, et s'en ressouvient comme nous avons dit cy-devant.

De la Reminiscence; ce que c'est et comment elle se fait

Il y a une sorte de Memoire et de Souvenir que l'on appelle Reminiscence, dont il nous reste a parler. Pour scavoir donc en quoy elle consiste et comment elle se fait; il faut presupposer qu'elle ne se dit que des choses que l'on a oubliées, et que l'on a dessein de rap- peller dans sa Memoire. Car ce n'est pas Reminiscence de se souvenir de celles que l'on scait, ni de se ressou- venir par hazard de celles que l'on a oubliées; comme quand apres avoir cherche inutilement un mot, on s'en ressouvient a quelque temps de la, et lors que l'on n'y pense plus.

Or on peut se ressouvenir d'une chose oubliée en deux manieres, l'une quand l'Esprit la va chercher directement sans y employer aucun moyen oblique qui puisse la luy remettre en veue. C'est ainsi quand on a oublie le nom d'une personne, l'Esprit se porte tout droit au lieu où il pense le rencontrer, et le trouve en effet apres l'avoir bien cherché. C'est ainsi que pour se souvenir d'un mot oublie dans un discours, on reprend la periode dez son commencement, afin que la suite le remette en memoire; car l'Esprit va tout droit sans se destourner; et les Perroquets se ressouviennent ainsi des paroles que l'on leur a apprises, et dont ils oublient souvent la suite.

L'autre maniere de se ressouvenir d'une chose oubliée, est, quand l'Esprit ne pouvant la trouver par cette vove-là, se sert de destours et considere les choses qui ont quelque liaison et convenance avec elle pour la remettre par leur moven dans son souvenir. C'est sur cela qu'est fondée la Memoire artificielle, car en consi- derant les Lieux où l'on a place les images, on se ressouvient d'elles ai cause de la connexion qu'elles ont avec ces Lieux. C'est ainsi que lors qu'on ne se souvient pas precisement du temps ou quelque action a este faite, on remarque les circonstances qui ont liaison avec ce temps-là; comme d'v avoir veû par exemple des rai- sins ou d'autres fruits tardifs; car cela fait ressouvenir que l'action s'est faite en Automne. En un mot le souve- nir des accidens et des circonstances remet en memoire les subjets quand on les a oubliez; et celuy des subjets, les accidens et les circonstances dont on ne se souvient plus. Et cette sorte de souvenir oblique est la veritable Reminiscence, de sorte qu'on la peut définir en disant que c'est le souvenir d'une chose que l'on a oubliée qui se fuit par le moyen des circonstances dont elle est accompugnée.

On nous objectera sans doute la Reminiscence de Platon, par laquelle il veut que l'Ame se souvienne des choses qu'elle sçavoit avant que d'entrer dans le corps : car il suppose qu'elle ne les a pas toutes oubliées et qu'il y en a qu'elle rappelle en son souvenir tout droit et sans destour. Mais il faut remarquer que le mot anamnesis dont il se sert, aussi bien que le Reminisci des Latins, sont des termes generaux qui signifient éga- lement la Memoire et la Reminiscence, c'est à dire le Souvenir des choses que l'on sçait et de celles que l'on a oubliées. Et si l'on prend mesme garde au discours de Platon, on verra qu'il donne aux noms de Memoire et de Reminiscence une signification qui luy est toute par- ticuliere, et qui n'est point en usage parmi les autres Autheurs. Car il veut que la Memoire ne soit que le sou- venir de l'action des Sens; et que la Reminiscence soit celuy qui se fait par l'Esprit qui reprend et considere tout seul et en luy-mesme ce que les Sens luy ont repre- senté. De sorte que l'authorité de Platon n'est pas plus considerable dans la signification qu'il donne a ce mot, que dans toute l'opinion qu'il a eue de la Reminiscence de l'Ame.

Quoy qu'il en soit, la principale question que l'on puisse faire sur la Reminiscence, est de sçavoir si elle ne se trouve que dans l'Homme; parce que c'est l'opinion commune qu'elle ne se peut faire sans raison- nement, et qu'il n'y a que l'Homme qui puisse raisonner.

Mais outre qu'il y a cent presomptions qui font croire que les Animaux raisonnent; il y a lieu de douter s'il n'y a point de Reminiscence sans discours. Car puisque les Images des circonstances et des modifications se conservent dans la Memoire, et que quand on connoist le subjet où sont ces modifications, on se ressouvient d'elles a cause de la liaison qu'elles ont avec luy; et que mesme l'Imagination s'attache sou- vent aux circonstances, sans considerer le principal subjet où elles sont. Ne peut-il pas arriver tres-souvent que cette Faculté ne se pouvant souvenir du subjet, se le remettra en memoire par le moyen des circonstances, comme elle se ressouviendra des circonstances qu'elle aura oubliées, par l'entremise du subjet? Or c'est là une vrave Reminiscence. Et cependant ce n'est pas une necessité qu'elle se fasse toujours par raisonnement, puisque sans raisonner on se souvient des choses qui sont liées ensemble.

Si cela est ainsi, les Animaux qui peuvent se ressouvenir des choses qu'ils ont oubliées par ces moyens la, sont capables de Reminiscence. Et on n'en peut douter, si on considere que pour les faire souvenir de quelque chose qu'on leur a enseignée, on leur montre le baston ou quelque autre signe dont on s'est servi en la leur apprenant : Car il est certain que ces cir- constances la leur remettent en memoire à cause de la connexion qu'elles ont avec elle.

On dira peut-estre que ce n'est pas Reminiscence, puisqu'ils ne raisonnent point; mais outre qu'ils peuvent raisonner en ces rencontres comme nous avons montré ailleurs; c'est remettre en question une chose jugée. Car s'il est vrav que la Reminiscence est le souvenir d'une chose oubliée qui se fait par un moyen oblique, il est indifferent que l7oIl se serve du raisonnement, ou de la simple union des circonstances, avec la chose que l'on cherche. Il est vrav que la Reminiscence paroist davantage dans le Raisonnement, parce que les movens qu'il emplove sont plus obliques, et que l'Esp1·it y fait un plus grand circuit : Mais le plus ni le moins ne diversifient point les especes, et pourveu que le moven soit oblique, c'est assez pour dire qu'il y a Reminiscence.

Au reste quand nous parlons des choses que l'on a Oubliées, nous ne voulons pas qu'elles soient tout-a-fait effacées de la Memoire, parce qu'on ne s'en ressouviendroit jamais; et quelque Reminiscence que l'Esprit et l'Imagination y voulussent employer, elle leur seroit inutile.

Il faut donc remarquer qu'il y a deux sortes d'oubly; l'un qui arrive par le defaut des Images quand elles s'effacent; l'autre qui vient par le defaut de l'Esprit ou de l'Imagination qui ne s'appliquent pas aux Images. Quant aux Images elles s'effacent ordinairement par le changement qui arrive à la substance du Cerveau; soit par la dissipation qui se fait centinuellement de quelques-unes de ses parties; soit par la nourriture qu'elle prend qui y adjouste de nouvelle matiere. Car tout cela fait qu'elle n'est plus tout-à-fait la mesme qu'elle estoit auparavant; de sorte qu'il ne faut pas dou- ter que les Images qui y sont imprimées ne se changent avec elle; et qu'elles ne se perdent à la fin, comme les portraits s'effacent quand la toile ou la muraille sur les- quelles ils ont peints, viennent a se corrompre.

Mais il y a icy deux choses a observer; la pre- miere, que selon que la consistence du Cerveau est plus molle et plus délicate comme elle est aux enfans, ces changemens s'y font plustost et plus facilement; c'est pourquoy ils oublient bien-tost les choses qu'on leur apprend. La seconde, qu'il y a des Images qui s'effacent plus aisément que les autres. Car celles qui sont foibles et qui ne sont que superficielles, se perdent plustost que les fortes et les profondes; comme les peintures de destrempe s'en vont plustost que celles qui sont a fraisque.

Quant aux causes extraerdinaires qui effacent les Images, ce sont les maladies; les unes par une violente commotion du Cerveau, comme sont les grands coups que cette partie reçoit : Les autres par la dissolution qu'elles causent dans sa substance, comme les apoplexies; dautant qu'elles sont produites par l'hu- meur atrabilaire, qui par son acidité penetrante la liquefie et la dissout, tout de mesme que le vinaigre fond les perles et les coraux : Les autres par la fermen- tation et l'ebullition qu'elles y excitent, comme quelques fievres pestilentes semblables a celle dont parle Thucydide. Car toutes ces choses troublent et changent la consistence du Cerveau, et corrompent par conséquent les Images.

Il ne faut pas pourtant s'imaginer que ces causes la avent toujours le pouvoir d'effacer toutes les Images qui sont dans la Memoire, il y en a quelquefois qui n'en sont point alterées, comme sont les fortes et les profondes; et de celles-mesmes qui en souffrent les atteintes, il y en a qui se conservent ou toutes entieres, quoy qu'elles demeurent plus obscures et moins repre- sentatives; ou en quelques-unes de leurs parties, soit que le subjet demeure sans ses circonstances, soit que les circonstances subsistent sans leur subjet. Les obs- cures rendent le souvenir confus et difficile ai faire; et les parties qui sont effacées, le font perdre tout-a-fait, comme nous avons dit.

L'oubly qui vient par le defaut de l'Esprit et de l'Imagination qui ne s'appliquent pas aux Images, est naturel ou fortuit. Celuy qui est Naturel procede de la froideur excessive du Cerveau qui produit peu d'Esprits, et qui les rend grossiers et pesans. C'est pour- quoy les Narcotiques diminuent la Memoire, parce qu'ils refroidissent le Cerveau, et qu'ils fixent les Esprits. Car puisque les Esprits vont chercher les Images pour les representer a l'Imagination, s'ils sont pesans et paresseux, ils ne pourront satisfaire a cét emplov; ou ce sera si lentement qu'ils feront souvenir des choses lors qu'on n'en aura plus de besoin. Cela arrive ordinaire- ment a ceux qui sont timides, quelque pleine que soit leur Memoire des choses qu'ils auront apprises, ils ne s'en ressouviennent que quand l'occasion de les dire est passée; et quoy qu'ils réussissent bien à escrire parce qu'ils ont du temps pour rappeller les Images, ils sont muets dans la conversation, où il faut que les pensées viennent a point nommé et se presentent sur le champ.

Le defaut d'Application qui est Fortuit arrive par la distraction quand l'Ame est occupée ailleurs; et par les passions violentes, et principalement par celles qui sont timides : dautant qu'elles font fuïr les Esprits au Coeur, et privent l'Imagination du secours qu'elle en pourroit tirer pour luy représenter les Images. D'où vient qu'il n'y a rien qui soit si contraire a ceux qui doi- vent parler en public que la Crainte, la Tristesse et le Desespcir; et si ces deux dernieres sont longues, elles font oublier les choses, non seulement parce qu'elles retirent les Esprits du Cerveau, mais encore parce qu'elles le refroidissent.

Quand nous avons donc advancé que la Reminiscence est un scuvenir des choses que l'on a oubliées, cela se doit entendre de toutes celles dont les Images ne sont pas effacées, et dont on n'a perdu le souvenir que par le defaut d'application, soit de la Faculté, soit des Esprits, comme nous venons de dire.

C'est là tout ce que nous pouvons dire de la Memoire et du Souvenir, car quoy qu'il y ait quantité d'autres difficultez qui peuvent naistre sur l'une et sur l'autre, il est facile de les resoudre par les principes que nous avons posez. ]oint que les regles du Systeme ne demandent pas qu'on descende a tout le détail des choses qui le composent, c'est assez de les toucher en gros.

DE L'ExTENSION DES PARTIES DE LA FIGURE ET DE LA GRANDEUR DE L'AME

De l'Extension de l'Ame

Que l'Ame a une extension

L'Extension de l'Ame estant le fondement sur lequel est appuyé tout ce que nous avons a dire de sa Situation, de sa Grandeur et de ses Meuvemens, il la faut bien establir, et dire premierement :

Que toute substance creée de quelque ordre qu'elle soit, est bornée; parce qu'il n'y a que Dieu seul qui soit immense et sans bornes. Or tout ce qui est borné doit nécessairement avoir une extensien : Car qui dit qu'une chese est bornée, dit qu'elle a des extremi- tez; et l'on ne peut concevoir des extremitez qu'il n'y ait une Extension qui soit terminée par elles.

Il ne nous faut point dire Qu'une chose peut estre bornée en deux manieres, ou à raison de son estendue, ou à raison de sa vertu : parce que comme il v a une quantité d'estendue, et une quantité de vertu; il faut qu'il y ait aussi deux sortes de bornes qui respon- dent à l'une et à l'autre. Car cette distinction est inutile icy, dautant que lors qu'on dit, Que tout ce qui est creé est borné, et qu'il n'y a que Dieu qui soit immense et sans bornes : Cela ne se peut entendre que de la borne qui appartient a la Quantité d'estendue; puisque cela est opposé à l'immensité de Dieu, qui n'est considerée qu'à l'égard de son estendue, et non pas a l'égard de sa vertu et de sa puissance. Si nous disions Que tout ce qui est creé est fini et borné parce qu'il n'y a que Dieu qui soit infini; Il y auroit lieu de nous objecter l'equivoque du mot, Infini, parce qu'il regarde la vertu aussi bien que l'estendue. Mais le terme, d'immense, est restraint a la seule estendue : C'est pourquoy on peut dire que la Puissance de Dieu est infinie, mais on ne peut pas dire que sa Puissance est immense.

Il ne sert de rien aussi de dire Qu'il y a deux sortes d'Extension, l'une qui est formelle et l'autre vir- tuelle; et que celle des Substances Spirituelles, n'est que virtuelle. Parce que si cela estoit, elles ne seroient bor- nées que virtuellement. Cependant la borne qu'elles ont est aussi formelle et veritable que celle des Corps : Et par consequent si elles sont bornées fnrmellement et veritablement, il faut qu'elles soient estendués de la mesme maniere. ll est vray que leur Extension est d'une autre espece que la corporelle; mais cela n'empesche pas que ce ne soit une veritable et formelle Extension : Tout de mesme que leur substance, quoy qu'elle soit differente de celle des Corps, ne laisse pas d'estre une vraye et formelle substance, et non pas seulement une substance virtuelle.

Cela presupposé, il faut necessairement conclure que l'Ame Humaine qui est creée et qui par consequent est bornée, doit avoir une Extension. Mais c'est une Extension qui est conforme a sa nature, c'est a dire qui est spirituelle et indivisible comme elle.

Et certainement il ne faut pas reduire l'Extension a la seule Quantité corporelle; les Anges ont la leur propre, les accidens mesme spirituels comme les vertus, la grace divine, la lumiere de gloire sont plus ou moins grandes, sont égales ou inégales; et Dieu n'est immense que parce que son estendue est infinie. S'il vouloit mesme par sa toute-puissance destruire la quan- tité corporelle de quelque corps : (car cela luy est aussi aisé ai faire que de déstruire sa substance en conservant sa quantité, comme il fait ai tous momens sur nos Autels) si dis-je il dépouïlloit un corps de toute sa quantité phy- sique et corporelle, ce corps-là ne laisseroit pas d'avoir toutes ses parties substantielles; et l'on ne pourroit pas dire que dans la plus petite de toutes, il y eust autant de sa substance et de son entité qu'en toutes les autres ensemble. Or qui dit des parties, qui dit grandeur, qui dit égalité ou inégalité, qui dit plus ou moins d'entité, dit nécessairement Extension.

Il ne faut pas nous objectér que l'Extension est mesme chose que la Quantité, et qu'il n'y a de Quantité que dans les choses corporelles. Car outre que cela est faux generalement parlant, puisque le Nombre qui est une des premieres especes dela Quantité se trouve dans les choses spirituelles. On peut juger par ce que nous avons desja dit qu'il y a deux sortes d'Exten- sion et de Quantité continue. L'une est Physique et Caté- goriqué; l'autre est Métaphysique et Transcendante. La premiere s'appelle dans l'Eschole Quantitative, qui rend les corps impenetrables. La seconde se nomme Entita- tive, qui mesure l'entité des choses, et qui souffre la penetration. Cellé-cy est essentielle a toutes les choses créées, parce qu'elles sont essentiellement bornéés. L'autre est necessaire a tous les corps qui sont dans le monde pour faire leurs fonctions naturelles; car s'ils n'avoient cette Quantité qui resiste à la Pénétration, les autres corps pourroient se mesler et se confondre avec eux, et les empéscher de faire aucune de leurs actions. La Nature leur a donc donné cette Quantité pour fixer et determiner chacune de leurs parties, afin qu'elles ne se confondissent point, et qu'elles se maintinssent dans l'unité qui est necessaire aux organes pour faire les fonc- tions ausquelles ils sont destinez.

Les Substances Spirituelles n'en ont pas besoin, parce que leurs actions ne dépendent d'aucun organe, et que toutes leurs parties sont homogenes et de mesme nature : C'est pourquoy elles n'ont point eu d'autre Quantité que l'Entitative qui souffre la penetra- tion. Car l'Ame penetre toutes les parties du corps, les Anges passent à travers toutes choses, et se penetrent les uns les autres, comme les rayons penetrent l'air et se penetrent eux-mesmes sans s'unir et sans se confondre.

Mais il faut reprendre la suite de nos preuves, et dire que si l'Ame n'avoit une Extension, elle seroit indivisible comme un Point ou l'esprit ne se peut figurer aucunes parties : Or il est impossible naturellement par- lant qu'un mesme Point soit en mesme temps en des endroits differens et separez l'un de l'autre; autrement il auroit des parties pour remplir ces endroits-là et ne seroit plus un Point. Cependant l'Ame est en toutes les parties du Corps, et par consequent elle n'est pas indi- visible comme un Point. Il faut donc qu'elle ait quelque Extension pour pouvoir estre en mesme temps en tous les membres qui sont separez l'un de l'autre.

On a beau dire qu'elle n'est estenduë que par accident, qu'elle ne l'est pas de soy, et que ce n'est qu'a cause du Corps avec lequel elle est unie. Car de quelque facon qu'on se puisse figurer un Point, il ne peut jamais estre estendu de sov ni par accident. D'ailleurs il est certain qu'elle a la mesme Extension que l'Ange, et on ne peut pas dire qu'il soit estendu par acci- dent, puisqu'il n'y a rien qui soit joint avec luy par le moyen dequoy il soit estendu. Outre que les formes qui sont Estendués à raison de leur subjet, sont divisibles du moins par accident; or l'Ame n'est point divisible de soy, ni par accident.

Mais quoy! l'Ame est toute en chaque partie du corps quelque petite qu'elle soit. Cecy a besoin d'ex- plication, car il est certain que toute la substance de l'Ame n'est pas en une seule partie, puisqu'elle est aussi en toutes les autres; et de dire qu'elle est toute en un endroit et qu'en mesme temps elle est aussi toute en un autre; ce sont des paroles qu'on ne sçauroit entendre, et qui ne signifient rien. Car qui dit tout, exclud tout ce qui est hors de luy ; et si l'Ame est toute en une seule partie, il faut que tout ce qui est hors de cette partie ne soit plus de l'Ame; ou qu'il y ait autant d'Ames qu'il y a de par- ties. Cela se doit donc entendre de l'Essence et de la Nature de l'Ame, et non pas de son Entité. Car il est vray que l'Essence des choses homogenes, est toute en cha- cune de leurs parties, aussi bien que dans le tout : mais il n'en est pas ainsi de l'Entité qui se partage diverse- ment, et n'est pas toute en chaque partie comme l'Essence. En effet une goutte d'eau a toute l'essence et la nature de l'eau; mais elle n'a pas tant de l'entité de l'eau qu'en a une riviere. Il en est le mesme de tous les accidens absolus; le moindre degré de chaleur a toute l'essence de la chaleur, mais il n'a pas tous les degrez qui s'y peuvent adjouster. Cela se peut encore expliquer des puissances de l'Ame, qui sont toutes radicalement en chacune de ses parties; car il est vray qu'en ce cas la elle est toute en tout le corps et toute en chaque partie du corps.

Enfin l'Ame estant de mesme nature que les Anges, doit avoir une Extension si ceux-cy en ont quel- qu'une : or il est indubitable que s'ils se meuvent comme la Metaphvsique et la Theologie nous appren- nent, il faut qu'ils avent quelque Extension. Parce que un Point indivisible ne se peut jamais mouvoir : dautant que le mouvement estant au rang des choses continues, et le point adjousté à d'autres ne pouvant faire aucune continuation, il ne peut produire aucun mouvement. Car puisque le Mouvement n'est autre chose que le mobile qui change de place et qui coule d'un endroit ai l'autre; si le Mobile n'est qu'un point il ne peut faire de flus ni de changemens qu'en des points : or quelque nombre de points que ce soit, ne peut jamais faire aucune quantite continue, ni par consequent aucun mouvement.

Joint que tout ce qui se meut est en partie dans l'endroit d'ou il part, en partie dans celuy où il va; car s'il estoit tout dans l'un ou dans l'autre de ces endroits, il ne se mouveroit point. Or le mobile ne se peut parta- ger en des lieux differens qu'il n'ait diverses parties qui respondent a ces lieux la : et par consequent le Point qui n'a point de parties, ne scauroit jamais se mouvoir.

Mais pourquoy apportons-nous des raisons pour prouver une verite qui est reconnue de tous les Philosophes et de tous les Theologiens? Car ils disent non seulement que l'Ame est coestendue au corps, c'est ainsi qu'ils parlent, et qu'elle s'estend quand il croist, et se resserre quand il diminue : mais encore que les Anges peuvent occuper un plus grand ou un plus petit espace, et qu'a mesure qu'ils sont d'un ordre plus par- fait et plus esleve, ils ont la vertu de s'estendre davantage.

Il est vrav que comme la pluspart presuppo- sent que toutes ces substances sont indivisibles comme des Points, les uns tiennent que l'Extension qu'elles ont, n'est pas une veritable Extension et qu'elle n'est que vir- tuelle. Les autres veulent bien que ce soit une veritable Extension, mais qu'elle a pour subjet une substance indivisible.

Les uns et les autres se trompent asseurement. Car pour ce qui est de l'Extension virtuelle; c'est celle qui n'est pas veritablement Extension, mais qui par un estre plus eminent fait tout ce que l'Extension veritable pourroit faire. Et il est certain que l'Extension par laquelle Dieu est immense, est de cet ordre la; car c'est par son Essence mesme qu'il est infini, et cette Essence contient eminemment et virtuellement la force de la veritable Extension. Il n'en est pas ainside l'Extension des Substances Intellectuelles qui sont créees ; comme elles sont veritablement bernées, et que leurs bornes sont effectives et non point virtuelles, il faut que l'Extension qu'elles ont, le soit aussi.

Quant a ceux qui crovent que c'est une veri- table Extension; on leur peut dire, qu'il est inconcevable que l'Extension spirituelle qui a des par- ties assignables puisse modifier un Point qui n'en a point du tout. Ne faut-il pas que le subjet de cet accident soit par tout où est cet accident; et puisque l'Extension de l'Ame et de l'Ange occupe un grand espace, ne faut- il pas pas que leur substance soit aussi dans le mesme espace, autrement l'accident n'auroit aucun subjet. Et en ce cas-là elle ne sera pas indivisible comme un Point.

Mais quoy! c'est le sentiment commun de l'Eschole qu'un Ange se peut reduire ai un Point. Non, cela ne peut estre veritable. La quantite demeurant quantite ne se peut reduire a un Point qui n'est pas quantité; autrement elle seroit et ne seroit pas quantite. Et par consequent l'Extension de l'Ange qui est une veritable quantite, ne sçauroit estre reduite a un Point; parce que l'Ange est essentiellement borne, et a par consequent une Extension essentielle qui ne luy peut estre ostée : Autrement il seroit borne et ne seroit pas borne, il seroit estendu et ne seroit pas estendu.

Concluons donc que l'Ame et toutes les Substances Spirituelles ont une veritable Extension et ne sont pas indivisibles comme des Points.

Et certainement comme l'Homme est l'abrege de tout l'Univers, et que son Ame est créee a l'Image et a la ressemblance de Dieu; il faloit qu'elle fust dans tout l'Homme comme Dieu est en tout le monde, et que sa substance fust respandue en toutes les parties du corps, comme Dieu est par son Essence en toutes les parties de l'Univers. Car puisque Dieu contient eminemment et virtuellement toutes les perfections qui sont formelle- ment dans les creatures, et qu'il a une Extension virtuelle; il faut que cette Extension soit reellement et formellement dans les Natures creées, et principale- ment dans les Substances Spirituelles; puisque la perfection des choses va par degrez, et qu'elle com- mence dans les plus basses, qu'elle s'augmente dans les plus hautes, pour estre accomplie dans la Divinité.

L'Extension est sans doute une perfection dans les corps, et mesmes les plus nobles sont plus grands et plus estendus que les autres : Est-il donc vray- semblable que les choses les plus excellentes eussent esté privées de cét advantage, et que Dieu qui se fait admirer par la grandeur des Cieux et des Astres, eust fait les Anges et les Ames qui sont sans comparaison plus nobles qu'eux, aussi petits que des Points; et qu'il eust approché si prés du non-estre, des Natures qui ont une si grande abondance de l'Estre, comme parlent les Platoniciens.

Tout ce qui fait icy de la difficulté, c'est que les Anges et les Ames sont indivisibles, et qu'il y a peine à concevoir qu'une chose indivisible ait une Extension qui présuppose diverses parties dont il semble que la division se puisse faire. Mais cela est facile à resoudre, si l'on observe qu'il va deux sortes d'Indivisible, et deux sortes de Division. Car une chose est indivisible, ou par Impossibilité, n'ayant aucunes parties quelles qu'elles soient comme le point : ou par la resistance a la Division : car quoy qu'elle ait des parties, elles ne peu- vent jamais estre actuellement divisées; soit parce que sa nature se destruiroit si on la pouvoit diviser, soit parce qu'il n'y a point de cause qui le puisse faire; telle est l'Ame, l'Ange, et si l'on veut tels sont les Atomes dans l'opinion de Democrite, et tels sont les Cieux dans celle d'Aristote qui croit qu'ils sont indissolubles, et qui partant ne se peuvent diviser.

Quant à la Division, il y en a une qui est reelle et qui se peut faire effectivement; l'autre n'est qu'imagi- naire : et c'est celle que l'Esprit fait dans les choses qui ont a la verite quelque extension, mais dont les parties ne se peuvent diviser actuellement. Car il mesure et designe les portions qu'elles ont, comme si elles se pou- voient separer en effet : C'est pourquoy on les appelle Parties Assignables ou Virtuelles. Quoy que ce dernier mot ne soit pas si propre en cette matiere, dautant qu'on peut dire de toutes les parties divisibles qui ne sont pas actuellement divisées, qu'elles sont virtuelles, puisque dans la plus saine Philosophie, il n'y a point de parties actuelles dans le tout, et qu'elles n'y sont qu'en puissance. En tout cas celles de l'Ame n'y sont pas d'une maniere plus noble quant ai l'existence, que celles de quelque corps que ce soit, puisque les unes ni les autres n'y sont point effectivement, du moins selon cette opinion-là.

Quoy qu'il en soit, comme l'Ame a une Extension veritable, et qu'il est impossible de concevoir une Extension sans parties quelles qu'elles soient; ces parties la sont seulement assignables dans les sub- stances Intellectuelles : c'est pourquoy comme elles ne se peuvent diviser actuellement, elles font que l'Ame, toute estendue qu'elle est, demeure indivisible; non par impossibilité, mais par resistance a la division, comme nous avons dit.

Pour retourner à l'Extension Entitative, qui est la seule qui se trouve dans l'Ame, on pourroit demander de quel ordre elle est. Est-ce un accident absolu. comme la quantite corporelle, ou une simple modification telle qu'est la session a l'esgard d'un Homme qui est assis? Certainement si c'estoit un estre absolu, elle pourroit estre separée par la puissance Divine du subjet ou elle est, comme la quantité du Pain l'est dans le tres-auguste Sacrement; et en ce cas il faudroit ou que la Substance qui la soustient s'aneantist quand elle seroit despouïllée de cette extension entitative, ou qu'il s'y fist un progrez à l'infini. Car si Dieu apres avoir osté à un corps sa quantité Corporelle, luy vouloit encore oster l'Entitative, il est certain que sa substance ne periroit pas pour cela, puisque cette Extension ne fait point par- tie de son essence, supposé que ce soit un accident absolu; et par consequent toutes ses parties substan- tielles subsisteroient encore, et auroient leur Extension entitative : et s'il ostoit cette seconde extension, il en arriveroit encore de mesme, et ainsi à l'infini. De sorte que nous pouvons asseurer que ce n'est qu'une modifi- cation, qui comme toutes les autres ne peut jamais par quelque puissance que ce soit estre separée de sa sub- stance, demeurant substance; tout de mesme que la session ne se peut jamais separer de l'Homme qui est assis, tandis qu'il est assis. Cette Extension est une pro- prieté qui est comme essentielle a toute substance, parce que toute substance créée est de soy et essentiel- lement bornée, comme nous avons dit, et a par consequent une extension essentielle. Ce qui confirme la verité que nous avons proposée cy-devant, que l'Ame ni l'Ange ni quelque autre substance que ce soit ne peuvent jamais estre reduites a un point.

Ce sont là les raisons qui nous font croire que l'Ame a une veritable Extension, et qui nous obligent ai condamner ceux qui croyent que c'est la rendre corpo- relle que de luy donner aucune quantité. Comme si l'on ne pouvoit pas concevoir une Quantité spirituelle, aussi bien qu'une Substance spirituelle. Car s'il estoit de l'es- sence de la Quantité en general qu'elle fust corporelle, il n'y auroit aucune de ses especes qui ne fust corpo- relle; parce que tout ce qui est de l'essence du genre, se trouve en toutes ses especes. Et en ce cas la le Nombre qui est une de ses principales especes, ne se pourroit trouver dans les substances Intellectuelles sans les rendre Corporelles. Cependant il est certain que le Nombre est une quantité qui se reconnoist dans les Esprits; et dix Anges font un nombre aussi reel et aussi proprement dit, que celuy de dix arbres ou de dix pierres; sans qu'on crove pour cela que c'est rendre ces Anges corporels quand on leur attribué ce nombre-là. Comme la Quantité numerale se trouve donc reelle- ment dans ces Substances Spirituelles, et qu'on ne dit pas qu'elle y soit virtuellement; il en est de mesme de la Quantité continué : Car l'extension qu'elles ont ne les rend pas divisibles, comme nous avons montré; qui est tout l'inconvenient qu'il y auroit à craindre, et pour lequel éviter on a introduit des lndivisibles qui sont divisibles, c'est a dire des Chimeres et des choses impossibles et inconcevables.

Des Parties de l'Ame

Que l'Ame a des Parties

Puisque l'Ame a une veritable Extension, il est necessaire qu'elle ait aussi des Parties. Car tout de mesme qu'on ne peut concevoir une chose bornée qu'elle n'ait quelque Extension; on ne peut aussi conce- voir une Extension qu'elle n'ait des parties, sinon actuelles, du moins assignables et virtuelles, comme nous avons dit. En effet si l'Ame a une Extension, cette Extension a des extremitez, et ces extremitez sont esloi- gnées l'une de l'autre, autrement il n'y auroit point d'Extension. Or ces extremitez bornent la substance de l'Ame; il faut donc que la substance qui est bornée par une de ces extremitez soit aussi esloignée de celle qui est bornée par l'autre. Et cela suffit pour dire que l'Ame a des parties differentes; puisqu'il est vray de dire que comme une extremité n'est pas l'autre, la substance qui est terminée par celle-là est differente de celle qui l'est par celle-cy. Et de vray s'il en estoit autrement, toutes les situations que l'Extension porte nécessairement avec soy, seroient confondues; ce qui est en haut seroit en bas, ce qui est à droit seroit a gauche, ce qui seroit vers l'orient seroit vers l'occident. Car si un Ange occupe un espace, il est certain qu'il a des bornes qui respondent ai toutes ces differences de situation ; et s'il n'a aucune partie qui les determine, elles seront toutes confondues. Ainsi l'extremité de l'Ame qui est au som- met de la teste, sera aux pieds; et celle des pieds à la teste, etc.

Il y a donc des Parties dans les Substances Spirituelles, mais elles ne sont qu'assignables et vir- tuelles. C'est pourquoy comme elles ne se peuvent diviser actuellement, elles font que l'Ame, toute esten- duë qu'elle est, demeure indivisible, non par impossibilité, mais par la resistance a la division, comme nous avons montré cy-devant.

Que toutes les parties de l'Ame ne sont pas unies au Corps

De toutes ces Parties-là on ne sçauroit douter qu'il n'y en ait qui soient unies au Corps, et qui font les actions de la vie vegetative et sensitive. Mais la question est de sçavoir s'il y en a quelques-unes qui soient libres et destachées de la matiere pour former les actions intellectuelles. Car si cela se trouve veritable, il n'y aura plus lieu de douter de son immortalité; l'on aura une preuve indubitable et convainquante de sa nature spiri- tuelle; et l'on destruira le plus fort argument que l'on propose ordinairement contre elles. Voyons donc s'il v a des raisons qui puissent soustenir une verité si impor- tante, et disons :

Que toutes les choses qui se touchent imme- diatement doivent estre égales et proportionnées l'une ai l'autre; en sorte qu'il y ait autant de parties qui tou- chent, comme il y en a de touchées. Car si la chose qui touche n'a qu'un point pour toucher, comme le cercle qui est appuyé sur un plan, la chose qui en est touchée ne peut estre touchée qu'en un point. Et si la chose tou- chée, n'a qu'un pied d'estendué, celle qui la touche, quoy qu'elle en ait davantage, ne la peut toucher que dans cette mesure. Cela estant veritable, il faut que l'Ame qui touche toutes les parties du corps, puisqu'elle est unie avec elles, ne les touche que conformément a l'estendue qu'elles ont; et que si toutes ces parties n'ont pour exemple que cinq pieds d'estenduë, l'Ame n'em- plove aussi que cinq pieds de son Extension pour les toucher. De sorte que si son Extension est plus grande que celle du corps, il faudra qu'il y ait quelques-unes de ses parties qui ne soient pas unies immediatement avec luy. Or il est constant que l'Ame humaine a dez le pre- mier moment de sa Creation, toute l'Extension qu'elle peut jamais avoir, et qu'elle est aussi grande quand elle anime le petit corps d'un Enfant, que lors qu'il est par- venu a sa juste grandeur : et nous montrerons cy-apres qu'en quelque Homme que ce soit, elle est incompara- blement plus grande que son Corps. C'est donc une necessité qu'elle ait beaucoup de parties qui ne soient pas unies avec le Corps de cét Enfant, puisque son Extension est bien plus grande que la sienne. Au reste il ne faut pas s'arrester icy au mot de Toucher, qui semble ne se dire que des Corps. ll est general a toutes les choses qui sont appliquées et jointes aux autres, car on dit que le chaud et le froid touche les parties; que le bien et le mal touche l'Ame; et quand un Ange s'ap- plique et se joint à quelque substance, il la touche à sa maniere; et ce toucher-là a rapport et proportion avec le Toucher materiel et sensible.

En second lieu, l'Ame doit avoir des parties libres, et qui ne soient point attachées au Corps pour animer les membres qui croissent. Car celles qui sont unies, ne se détachent pas des parties du Corps qu'elles animent pour aller donner la vie aux portions de la matiere qui survient de nouveau et qui fait croistre les membres. C'en sont donc d'autres qui ne sont pas encore liées ni assujetties au Corps, qui sont employées a cét usage.

D'ailleurs quand un bras ou quelque autre membre est couppé, la substance de l'Ame qui l'animoit ne se separe pas avec luy, et ne perit pas aussi, puis- qu'elle est indivisible et incorruptible. Il faut donc qu'elle rentre dans le Corps et qu'elle se reünisse à son tronc et a sa masse. Or elle ne s'unit pas alors aux autres parties du Corps, parce qu'elles sont desja animées : elle demeure donc libre sans s'attacher à aucune.

Je sçav que sur ce point on dit dans l'Eschole, que l'Ame cesse d'animer le membre couppé, sans qu'elle se retire et sans qu'elle fasse aucun mouvement. Mais ce sont des paroles qui pour resoudre une diffi- culté l'embarrassent davantage et laissent plus de doutes qu'elles n'apportent d'esclaircissement. Car enfin l'Ame estoit presente à la partie avant qu'elle fust couppée; et elle n'y est plus apres la separation qui en a esté faite. Il faut donc ou que la portion et l'entité de l'Ame qui l'animoit s'aneantisse, ou qu'elle demeure dans l'espace qu'elle occupoit, ou qu'elle se retire; et comme les deux premiers sont impossibles, il s'ensuit qu'elle se meut et qu'elle rentre dans le Corps.

De plus si toutes les parties de l'Ame estoient unies au Corps, elle ne pourroit produire aucune action qui ne fust corporelle. Car si la maniere d'agir respond à la maniere d'estre, toute l'Ame estant dans la matiere ne pourroit agir qu'avec la matiere : Cependant il est cer- tain qu'elle fait des actions qui ne se ressentent point de ce Principe, et qui en sont indépendantes. Il faut donc qu'elle ait quelques parties qui ne soient point unies avec la matiere, par le moyen desquelles elle produit ces actions-là.

Enfin si toute l'Ame est unie au Corps, toutes ses puissances et ses Facultez le doivent estre aussi; parce que elles ne sont point differentes reellement de sa susbtance, ou du moins elles en sont inséparables. or si cela est, il n'y en aura aucune qui ne soit determi- née, dautant que c'est le mozlejce de la matiere, comme parle Aristote, de determiner tout ce qui est joint et uni avec elle. Cependant il est certain que l'Entendement est une Faculté qui n'est point determinée, et qui est universelle, puisqu'elle peut juger de toutes choses et qu'elle forme des notions universelles. Il est donc necessaire qu'il ne soit pas uni avec la matiere, et qu'il v ait par consequent quelque partie de la substance de l'Ame qui soit détachée du Corps pour mettre cette Faculté en estat d'agir selon sa nature.

Par toutes ces raisons nous sommes persuadez que l'Ame a diverses parties dont les unes sont unies et liées avec le Corps, qui font les actions corporelles; et d'autres qui sont libres et détachées de la matiere par lesquelles les intellectuelles se forment.

Et certainement puisque la Nature Spirituelle se devoit unir à la Corporelle pour achever ce miracle des miracles, qui est le milieu et le lien de toutes les choses qui sont dans l'Univers; il faloit que dans cette union l'Esprit ne descheust pas tout à fait de ses avan- tages naturels, et que se renfermant dans le Corps, il conservast en quelques-unes de ses parties, ce detache- ment de la matiere, et cette liberte d'agir par soy-mesme qui sont de son essence.

Toute la difficulté qui reste icy est de sçavoir où sont ces Parties de l'Ame qui sont libres et detachées de la matiere. Car si elles sont avec celles qui sont unies au Corps, elles s'y doivent unir aussi, puisqu'elles ont la mesme inclination et la mesme disposition a s'unir que les autres; et qu'en effet nous avons dit cy-devant que ce sont elles qui vont animer les portions de la matiere qui surviennent aux membres qui croissent : auquel cas elles ne seront plus libres. Que si elles ne sont pas avec celles qui sont unies; en quel endroit du Corps peu- vent-elles estre? ce ne sera pas dans les parties vivantes, autrement elles seroient unies avec elles; ni dans les humeurs ou dans les vuides qui sont dans le Corps, car on pourroit dire qu'ils seroient animez.

Comment l'Ame s'unit au Corps

Pour resoudre un point si difficile, il faut sca- voir comment l'Ame s'unit au Corps : et c'est une question fort debatue dans l'Eschole, et qui a ses raisons de part et d'autre. Car comme ces deux substances sont tout-a-fait opposées, les uns tiennent qu'il faut qu'il y ait quelque milieu qui les approche et qui soit comme un entremetteur desinteresse qui les accorde ensemble. Et ce milieu ne peut estre autre que l'Union qui est une modification necessaire pour faire que les choses sepa- rêes ou differentes s'unissent, puisqu'elles ne peuvent estre unes que par l'union qui est intervenue entre elles. Et qu'en effet il n'y a point d'autre raison, pourquoy un Ange qui s'applique a toutes les parties d'un Corps, et qui les penetre, ne s'unit point avec luy, sinon qu'il n'y a point d'union entre eux qui les puisse lier ensemble.

Les autres croyent que cette Union est vaine et inutile, parce que les modifications ne different point reellement des choses modifiées. Ainsi ou cette union sera dans le Corps, ou dans l'Ame, Si c'est dans le Corps, elle sera corporelle, et n'aura aucune liaison avec l'Ame; Si elle est dans l'Ame, elle sera spirituelle et n'aura aucun rapport avec le Corps; et il faudra une autre union qui les assemble, estant si opposées, sur laquelle neantmoins les mesmes difficultez tomberont; et ainsi cela ira a l'infini. Ils disent donc que l'Ame et le Corps s'unissent immediatement, parce que l'acte et la puissance ont un rapport essentiel l'un a l'autre, et que l'acte et la forme inclinent de soy-mesme a perfection- ner la puissance et la matiere, et celles-cy a estre perfectionnées par les autres; que ce sont enfin deux parties qui doivent faire un tout et qui demandent à s'unir. De sorte qu'il n'est point besoin qu'il y ait aucun milieu ni aucune union qui precede comme une dispo- sition necessaire pour les unir. Il est vrav qu'apres qu'elles sont unies, il y a union entre elles, mais c'est une suite et non pas un prealable, c'est le terme et l'ef- fet de l'habitude qu'ils ont de s'unir ensemble, et non pas la cause et le Principe qui les unit.

Cette opinion est sans doute la plus seure, mais a parler franchement elle ne determine pas assez les choses et elle demeure en des notions trop vagues pour faire comprendre le secret de cette Union. Car pour dire que l'acte et la puissance ont rapport et incli- nation pour s'unir ensemble, cela ne satisfait pas entierement l'Esprit, et il peut demander sur quoy est fonde ce rapport et cette inclination? pourquoy ce sont les parties d'un tout? et enfin pourquoy l'Ange n'a pas inclination de s'unir avec le Corps où il est entré et dont il penetre toutes les parties aussi bien que l'Ame?

Il faut donc dire que l'Inclination est une pente ou un poids secret qui pousse les choses a leurs fins, parce que chacune tend naturellement a la perfection de son estre, et que sa perfection consiste dans sa fin : C'est pourquoy celles qui sont actives ne demandent qu'a agir, parce que l'action est la fin où elles tendent. Or si elles ne peuvent agir que par le moyen d'une autre, elles ont la mesme inclination de s'unir a elle, puisqu'elles ne peuvent arriver a leur fin, que par son secours. Et c'est la le Principe qui donne ai l'acte et a la forme l'inclination de s'unir à la puissance et à la matiere, parce qu'ils ne peuvent agir sans elles.

Ainsi l'Ame toute spirituelle qu'elle est a des vertus qu'elle ne peut mettre en exercice sans les organes corporels; c'est pourquoy elle a inclination naturelle de s'unir au Corps. Et cette union est si estroite qu'elle ne s'en peut destacher que par la cor- ruption des organes : Dautant qu'elle ne doit faire avec le Corps qu'un mesme Principe de toutes les actions corporelles. Il n'en est pas ainsi de l'Ange. Comme il n'a aucune vertu qui ait besoin du Corps pour agir, il n'a point aussi d'inclination naturelle pour s'unir a luy; et quoy qu'il penetre toutes ses parties, il ne se lie ni ne s'attache point a elles, et les quitte aussi quand il luy plaist.

Pour venir donc a la decision de la difficulté proposée, il faut observer que quand la Matiere a receû autant de sa forme qu'il est necessaire pour faire les actions ausquelles elle est destinée; elle n'en peut rece- voir davantage, parce que le surplus seroit inutile, et que la Nature ne fait rien en vain. Et par consequent si la forme a plus de parties qu'il n'en faut pour remplir la capacité de la matiere, c'est une necessité que ces par- ties ne s'unissent point avec elle. Or nous avons montré que l'Ame humaine a plus d'extension que le Corps, elle a donc plus de parties qu'il n'en faut pour l'animer.

Mais comme ces parties n'ont qu'une Extension entitative et metaphysique qui n'empesche point la penetration, elles se penetrent et entrent l'une dans l'autre. De sorte que celles qui sont libres, se mes- lent avec les autres qui sont unies : avec cette difference que celles-cy animent le Corps et ne s'en peuvent des- tacher; au lieu que les libres ne contribuent point aux actions corporelles, et qu'elles peuvent quitter les par- ties du Corps ausquelles elles estoient jointes.

Pour comprendre cela plus facilement, il n'y a qu'à considerer ce qui se passe dans la Lumiere sen- sible : car elle a comme l'Ame des parties fixes et d'autres qui sont libres. La Lumiere radicale est unie et attachée au Corps lumineux sans s'en pouvoir separer : mais il y en a une autre qu'elle respand hors de sov, qui avant qu'elle sorte du Corps lumineux penetre toutes ses parties sans s'unir avec elles, et qui les quitte en effet pour s'escouler dans le diaphane. Non, il ne faut pas croire que la lumiere qu'une chandelle respand dans l'air vienne seulement de la superficie exterieure de la flamme, elle sort de toutes ses parties. Et une marque evidente que cela est veritable, c'est que nous vovons le dedans de la flamme, et que l'Image en doit par conse- quent venir à nos veux; et la lumiere porte elle mesme son Image, comme nous avons montre ailleurs. En ce cas-là avant que de sortir elle se joint avec celle qui est fixe et radicale : Mais elle ne s'unit pas avec elle, non plus que les ravons de divers flambeaux qui esclairent un mesme lieu.

Par toutes ces raisons il est aise de voir que toutes les parties de l'Ame qui sont libres peuvent estre au mesme endroit que les fixes, puisqu'elles se pene- trent sans s'unir avec elles. Mais cela ne conclud pas qu'elles ne soient aussi dans les Cavitez du Corps, et dans les Humeurs mesmes qui ne sont point animées. Car il n'y a aucun inconvenient en cela, puisqu'elles ne s'unissent pas à elles quoy qu'elles y soient presentes. Enfin l'Ame a une estendue qui occupe sans interrup- tion, tout ce qui est enfermé dans les bornes du Corps où elle est, tout de mesme que la lumiere remplit tout un vase de crystal, quoy qu'il soit vuide ou plein de liqueur.

Quelles sont les fonctions des Parties de l'Ame

Il n'est pas besoin de montrer quelles sont les fonctions des Parties de l'Ame; car nous avons desja marqué l'employ qu'elles avoient : puisque celles qui sont unies au Corps font les actions de la vie vegetative et de la sensitive; et que celles qui en sont destachées, et qui sont libres, sont destinées pour faire les actions qui sont indépendantes de la matiere. Ce n'est pas que toutes n'ayent la puissance de les faire, les unes et les autres estant homogenes et de mesme nature; mais la difference qui s'y trouve ne vient que de ce que les unes sont unies, et que les autres ne le sont pas; et que l'union determine les unes aux fonctions corporelles, les autres demeurant indifferentes a toutes : car celles qui sont libres ne laissent pas à tous momens de s'unir et la matiere qui survient pour faire croistre les membres, comme nous avons dit. Et cette derniere considération doit faire croire qu'elles sont respandués par tout le Corps, et qu'elles ne sont pas reduites à un certain endroit, afin d'estre toutes prestes a animer cette nou- velle matiere qui survient à toutes les parties du Corps.

Il ne reste plus qu'a scavoir si elles doivent agir toutes ensemble, quand il y a quelque Action Intellec- tuelle à faire, ou s'il n'y en a que quelques-unes qui y soient employées. La Raison qu'il y a d'en douter, c'est qu'on ne sent point que l'on raisonne ailleurs que dans la teste, de sorte qu'il semble qu'il n'y a que celles qui sont en cet endroit qui travaillent. D'un autre coste si cela est veritable, toutes les autres seront en repos, et outre que l'Ame est de la nature de la flamme qui ne peut jamais se reposer, elles seront inutiles, puisqu'elles ne serviront jamais à l'action principale à laquelle elles sont destinées.

Pour resoudre cette difficulte, il faut presup- poser que l'Entendement n'agit point que l'Imagination ne luy ait presente les objets sur lesquels il doit agir : de sorte qu'il est necessaire que les parties libres qui sont les plus proches de l'organe de lïmagination soient les premieres qui recoivent ces objets et qui agissent aussi les premieres sur eux. Mais comme l'Image qu'elles s'en forment, en quoy consiste la Connoissance comme nous avons monstre cy-devant, est une qualite, et comme une lumiere qui se respand par toute l'Ame; on peut dire qu'il n'y a aucune de ses parties libres qui ne concoure ai cette action, et que celles qui sont dans la teste commencent la connoissance, et que les autres l'achevent et la consomment. Et parce qu'elle est plus forte dans la teste à cause de l'operation de l'Imagination qui se mesle avec elle; de la vient qu'on sent que la Connoissance se fait en ce lieu-là plustost qu'en un autre endroit.

On ne peut pas dire la mesme chose des Mouvemens de la Volonte qui se font aussi par les par- ties libres de l'Ame, comme nous dirons cy-apres. Car bien que le jugement practic qui les ordonne, soit aussi une notion et une Image qui se respand dans toute l'Ame : il n'est pas neantmoins toujours suivi du mou- vement; parce que la volonte qui en est le Principe, est libre et n'execute pas tousjours les conseils et les ordres de l'Entendement. Et l'Ame mesme peut faire mouvoir quelques-unes de ses parties libres sans agiter les autres, comme elle peut faire mouvoir l'appetit naturel sans le sensitif, ou comme un Ange se peut mouvoir en une partie de son extension et non pas en toutes. Or de mesme que la Connoissance Intellectuelle se sent et se reconnoist dans la Teste, parce que l'Imagination qui v est placée agit avec elle : Aussi les Mouvemens de la Volonté, se sentent mieux dans le Coeur, à cause que c'est le siege de l'Appetit sensitif qui joint ordinairement ses mouvemens avec ceux de la Volonté.

De la Figure de l'Ame

Puisque l'Ame a une Extension, et que cette Extension est bornée, il faut de necessité qu'elle ait une Figure. Car la Figure n'est qu'une determination de l'ex- tension et de la quantité des choses, ou, si l'on veut, une disposition de leurs extremitez. Et l'on ne peut conce- voir une substance de quelque nature qu'elle puisse estre, qui soit bornée de toutes parts, qu'on ne concoive en mesme temps la Figure que ses bornes luy donnent.

Qu'on ne die point comme on a objecté a Scaliger qui tient cette opinion, que la Figure est une suite, et pour parler à leur mode, un germe de la quan- tité corporelle. Car la Figure est de mesme nature que l'Extension qu'elle termine : si l'Extension est quantita- tive et corporelle, la Figure est aussi corporelle : Mais si elle est spirituelle comme est celle de l'Ame, sa Figure est aussi spirituelle et metaphysique.

Il ne faut pas pourtant s'imaginer que la Figure de l'Ame et des Anges soit fixé et determinée comme celle des corps solides. Elle est vague et changeante comme celle de l'air et des liqueurs qui prennent la figure de tous les corps solides qui les environnent. Et la difference qu'il y a, c'est que la variete des Figures qui surviennent a ceux-cy se fait par necessite, et que celle qui se trouve dans les Substances spirituelles depend de leur volonte. Car comme elles meuvent toutes leurs par- ties comme il leur plaist, elles se donnent aussi la figure qu'elles veulent.

Il est vray que l'Ame assubjetit la sienne a celle du Corps tandis qu'elle l'anime, parce qu'elle est unie avec luy : mais quand elle en est separée, elle a la liberte de prendre telle Figure qu'elle veut aussi bien que les Anges.

On pourroit neantmoins dire que puisque son Extension est plus grande que celle du Corps, et qu'elle a des parties qui sont libres et destachées de la matiere, elle pourroit s'estendre par leur moyen au delà du Corps. Car cette pensée est desja tombée dans l'esprit de quelques-uns, qui ont voulu rendre raison parla de l'ascendant que la presence de certaines personnes leur donne sur les autres; et de beaucoup d'effets de Sympathie et d'Antipathie qui semblent marquer quelque escoulement et quelque effusion de l'A.me au dela du Corps qu'elle anime. Mais quoy que cette conjecture ait quelque apparence de verite; il est neant- moins plus seur de dire que toute l'Ame est renfermée dans le Corps, et que c'est veritablement, comme Platon a dit, sa prison ou son tombeau d'où elle n'a pas la liberté de sortir. Aussi-bien les parties qu'elle feroit pas- ser au dela, ne pourroient pas agir sur les objets qu'elles atteindroient, puisque dans l'estat ou elle est, elle ne peut connoistre que par le moyen des especes sen- sibles, et des organes corporels dont ces parties seroient depourveuës : Or la Nature ne fait rien en vain. Toute l'Ame a donc les mesmes bornes que le Corps qu'elle anime, et quoy qu'élle ait une plus grande extension que luy, toutes ses parties se résserrent dans l'espace qu'il occupé, se pénétrant l'une l'autre ét se meslant ensemble sans s'unir et sans se confondre, comme il arrive aux rayons de la lumiere.

Au reste quoy que la Figure de l'Ange et de l'Ame separée soit vague et changeante, et qu'ils se la donnent telle qu'il leur plaist; il y a lieu de douter s'il n'y en a point quelqu'une qui leur soit naturelle. Car comme les choses fluides qui prennent la Figure de tous les Corps solides qui les environnent, se remettent en celle qui leur est propre quand elles sont en liberté; comme l'eau qui reprend de soy la Figure ronde; le sel, la cubique, le crystal, l'hexaedre, et ainsi des autres : n'est-il pas vray-sémblable que les substances spiri- tuelles en ont aussi quelqu'uné qui leur est naturelle, laquelle elles reprennent quand le mouvement qui la changeoit vient a cesser. En effet l'Extension et la Figure sont naturellement devant le mouvement; car il faut qu'une chose soit estendue et bornée avant qu'ellé se puisse mouvoir. D'où il s'ensuit qu'outre toutes ces Figures que les Substances spirituelles prennent en se remuant, elles en ont une premiere qui devance tous leurs mouvemens, et qui est déterminée par la Nature comme est leur entité et leur extension. Si cela est ainsi, nous ne leur en oserions attribuer une autre que la Circulaire, qui est la plus simple et la plus parfaite de toutes, et qui par conséquent convient mieux aux natures les plus simples et les plus nobles. C'ést pour- quoy sans parler de la rondeur de tous les Corps qui composent le Monde, la Lumiere qui est si proche des Natures spirituelles se respand naturellement en rond; jusques là, que la flamme des chandelles qui n'est pyra- midale que par la précipitation qu'ellé se donne pour fuir l'air qui est son ennemi, devient toute ronde au milieu de l'eau de vie. Enfin on n'a peû concevoir la Divinité que comme une sphere dont le centre est par tout, et la circonférence nulle part. De sorte qu'il est vray-semblable que si l'Ange et l'Ame ont quelque Figure naturelle, ce doit estre la Circulaire comme celle qui est propre aux choses les plus excellentes : et que portant l'image et le charactere de Dieu ils doivent estre comme luy des spheres lumineuses; mais des spheres dont le centre est determine, et la circonference bornée.

De la Grandeur de l'Ame

L'Ame de l'Homme est plus grande qu'aucune autre

Comme les Astronomes ne se contentent pas de marquer la situation et la Figure des Corps qui com- posent leurs Systemes, et qu'ils montrent encore quelle en est la Grandeur; nous sommes en quelque façon obligez de chercher aussi celle de l'Ame, puisque nous nous sommes engagez a les imiter en ce discours. Il est vray que cela nous sera bien plus difficile qu'a eux, puisqu'ils ont divers moyens pour mesurer les Corps du monde; leur situation, leurs ombres, et le Sens soûtien- nent leurs conjectures, mais nous n'avons rien de tout cela qui nous puisse secourir. Car comme cette question tombe principalement sur l'Ame separée du Corps : qui peut dire l'espace qu'elle occupe en cét estat? y a-t-il aucun fondement qui en puisse donner le moindre soupçon? et s'est-il jamais trouvé de Philosophe qui ait tenté une si difficile entreprise? De sorte qu'ayant à marcher dans ces obscuritez sans guide et sans lumiere, il est presque impossible que nous disions rien sur ce subjet qui puisse satisfaire l'esprit; et quelque vray-sem- blance qu'il y ait dans nos pensées, nous confessons ingenuëment que ce ne sont que de belles visions et des songes agreables qui sont plus propres a divertir qu'à instruire le Lecteur.

Pour leur donner quelque commencement favorable, il les faut appuyer sur une verité solide, a sca- voir que la Quantité et l'Extension, soit corporelle, soit metaphysique, est de deux sortes. L'une est propre et interieure; l'autre est exterieure et locale. La Theologie, le Lycée et le Sens nous apprennent cette distinction. Car dans le tres-Auguste Sacrement, le Corps de jesus- Christ a toute sa quantité interieure, qui neantmoins ne respond pas au lieu que naturellement il devroit avoir. Dans la Condensation, quand une chose est reduite à un plus petit volume, elle ne perd rien de sa quantité interieure; comme il ne s'y adjouste rien quand elle se rarefie, et tout le changement qui y arrive se fait dans l'Extension locale. Enfin nous sçavons qu'une tapisserie est aussi grande quand elle est pliée, que quand elle est tenduë, quoy qu'elle occupe plus d'espace quand elle est tendue : Or quoy que la Quantité interieure soit le principe et la cause de la locale; car une chose ne s'es- tend qu'autant qu'elle a de cette premiere quantité : nous ne pouvons neantmoins connoistre celle-cy que par l'Extension locale, et nous ne pouvons juger de la veritable Grandeur d'une chose que par la puissance qu'elle a d'occuper un plus grand ou un plus petit espace.

La question est donc de sçavoir jusques où l'Ame se peut estendre. Car on ne peut pas dire qu'elle n'a point d'autre Extension que celle du Corps qu'elle anime, puisque l'Ame d'un Enfant a bien plus d'Extension que son Corps, comme nous avons dit cy- devant : et si toutes les Ames sont égales, comme on croit, se trouvant des Hnmmes de plus grande et de plus petite stature, il faut qu'elle soit resserrée dans les petits, et qu'elle n'y ait pas toute l'estenduë qu'elle peut avoir. De la reduire aussi a la plus grande taille que nous voyons maintenant parmi les Hommes; l'I-Iistoire Sainte et Profane, nous objecteroit les Geans qui ont autrefois paru dans le monde. De sorte que l'on ne peut douter que du moins elle n'ait maintenant autant d'Extension qu'elle avoit en ces Corps là, presupposé que toutes les Ames soient égales. Mais cela ne resout pas entierement la question, car puisqu'elle est resserrée dans les Hommes d'aujourd'huy, on peut demander si elle ne l'estoit point aussi dans ces grands Colosses.

Qui diroit donc qu'elle surpasse en Grandeur toutes les autres Ames, non seulement celles des Elephans et des Baleines; mais encore celle des plus grands arbres; ne feroit pas ai mon advis une proposi- tion si extravagante. Car il est vrav-semblable que ce que la Nature a fait dans l'ordre des Corps du monde, où elle a donné aux plus parfaits une plus grande extension, comme aux Cieux et aux Astres : et dans l'ordre des Anges ou ceux qui sont d'une plus haute Hiérarchie ont la vertu de s'estendre davantage, et d'oc- cuper de plus grands espaces. Il est dis-je vray-semblable, qu'elle l'a aussi pratiqué dans l'ordre des Ames, et qu'elle a donné aux plus nobles une plus grande estendue. Auquel cas l'Ame raisonnable qui est incomparablement plus noble que toutes les autres, aura aussi une extension plus grande que la leur.

Cette raison dit quelque chose et fait voir pour le moins que l'Ame Humaine est beaucoup plus grande que tous les Corps qui vivent : Mais elle ne determine rien et laisse toujours sa Grandeur incertaine. Il faut sans doute pour la mesurer plus exactement prendre quelque autre chose que les Corps ; et puisque la mesure et la chose mesurée doivent estre d'un mesme ordre, il faut la comparer avec les Substances Angeliques qui sont de sa nature. Car quoy qu'elles soient d'un Ordre plus eslevé ; si nous pouvons neant- moins connoistre leur Grandeur, nous ne serons pas fort esloignez de celle de l'Ame, puisque le Prophete nous apprend que Dieu ne l'a faite qu'un peu moindre qu'elles. Paulo minor ab Angelis.

Mais le moyen de connoistre la Grandeur des Anges? et si nostre Ame ne peut rien dire de certain de la sienne, quelle apparence y a-t-il qu'elle puisse mesu- rer une chose qui est si esloignée d'elle? A cela on peut dire qu'il y a des choses esloignées qui se peuvent plus facilement mesurer que d'autres qui sont proches; et qu'il est plus aise de trouver la Grandeur du Soleil que d'une Comete ou d'un autre Meteore de l'air. Apres tout il paroist bien que celle de l'Ange est plus aisée et des- couvrir, puisqu'il y a beaucoup de Philosophes qui l'ont cherchée, et qu'il n'y a jamais eu personne qui ait ose examiner celle de l'Ame.

Quelle est la Grandeur des Anges

Voyons donc ce que nous en pourrons dire de plus vray-semblable, et sans nous rebuter de la diffi- culte qu'il y a de parler d'une chose si cachée, proposons hardiment nos conjectures à l'exemple de ceux qui ont eu le mesme dessein que nous : Et disons qu'outre l'opinion qui tient que l'Ange n'a aucune Extension, et que nous avons refutée cy-devant : il y en a deux qui sont tout-à-fait opposées sur ce subjet, l'une fait les Anges trop petits, et l'autre les fait trop grands.

Car Okam le Prince des Nominaux ne leur donne pas plus d'Extension qu'en pourroit avoir le plus grand Corps qu'ils animeroient s'ils pouvoient en estre la forme. Mais comme cette condition est impossible, estant contraire à la nature Angelique; il confesse luy- rnesme que cette mesure n'est pas juste, et conclud enfin sa recherche par l'adveu ingenu de son ignorance. En effet si l'Arne est beaucoup plus grande que quelque Corps vivant que ce soit, comme nous avons montre, l'extension de l'Ange qui doit surpasser celle de l'Ame ne peut estre reduite ai celle des Corps vivans.

Il y en a qui ont este bien plus hardis : Car ils soûtiennent que chaque Ange est aussi grand que tout le Monde. Et quoy que cette opinion semble extrava- gante, les raisons dont elle est appuyée sont si plausibles, que si elles ne convainquent l'esprit, elles l'esbranlent et le laissent en doute de ce qu'il en doit croire. Nous ne les devons pas obmettre, parce qu'elles serviront de fondement à l'opinion que nous avons a proposer, qui est a mon advis la plus raisonnable, puis- qu'elle tient le milieu entre le defaut et l'exces des autres.

Ils presupposent donc que plus une chose a d'entite, et plus elle doit estre parfaite, parce qu'elle a plus de la nature et de l'estre qui luy est propre. Ils adjoustent a cela que l'entitê des choses est proportion- nêe a leur extension, et qu'autant qu'il y a d'entite, il y a autant d'extension; d'où ils concluent qu'une chose est plus parfaite qui a plus d'extension, puisqu'elle a plus d'entitê. Et de cette consequence ils en tirent une autre qui leur semble aussi necessaire que celle-là : a sçavoir qu'une chose qui doit surpasser les autres en perfec- tion, doit avoir plus d'estenduê qu'elles n'en ont. Car c'est la raison qu'apporte saint Thomas pour montrer que les Cieux sont plus grands que les autres Corps du Monde, parce qu'ils sont essentiellement plus parfaits. D'où il s'ensuit que chaque Ange doit avoir plus d'Extension que quelque Corps que ce soit, puisqu'il est essentiellement plus noble et plus parfait que luy. Ainsi comme les Cieux, les Astres, et le Monde mesme, sont des Corps, il faut que l'Ange soit plus grand et plus estendu qu'eux tous.

Ils confirment cela premierement par l'opi- nion commune qui tient qu'il y a des Intelligences qui font mouvoir les Cieux. Car comme on sçait maintenant que les Cieux sont fluides, il faut que l'Ange qui meut le premier mobile, le touche en toutes ses parties, autre- ment celles qui ne seroient pas touchées, ne suivroient pas les autres : Auquel cas cette Intelligence est du moins aussi grande que tout ce Ciel-là.

Secondement, par l'estendue de la clarté de chaque Estoile, qui se respand par tout le monde. Car comme il n'y a rien qui ait tant de rapport avec les Natures Spirituelles que la lumiere, ils pretendent que cela doit persuader que l'Extension des Anges doit éga- ler la sienne. Et que cette premiere parole qui crea en mesme temps la lumiere corporelle et la spirituelle, comme nos Docteurs nous apprennent, donna a l'une et ai l'autre les mesmes avantages dont leur nature pou- voit estre capable : n'y ayant pas d'apparence qu'elle eust voulu priver les Anges de la Grandeur qu'elle don- noit a la lumiere des Astres.

Ils adjoustent qu'il estoit mesme de la Sagesse de Dieu qui a fait tout par mesure, que les Natures qui luy estoient les plus proches et les plus semblables, eus- sent une Grandeur qui eust quelque conformité avec la sienne, et qui fussent les plus grandes de toutes pour garder la proportion que demande l'ordre merveilleux qu'il a mis en toutes choses. Car si l'Ange n'estoit que comme un point, ou mesme qu'il ne fust pas plus grand que tout ce qui est sur la Terre; quelle disproportion et quel déreglement seroit-ce dans l'ordre de l'Univers, qu'une si petite chose fust placée immediatement apres une si grande, et au dessus de si vastes corps comme sont les Cieux. Il faut donc pour empescher ce desordre qu'elle soit moindre que celle qui est au dessus d'elle, et plus grande que tout ce qui est au dessous.

Mais s'il y a aucune raison qui a leur advis doive persuader cette estrange conjecture, c'est la grande et la haute idée qu'elle donne de la Magni- ficence et de la Majesté de Dieu. Car le moven de se figurer toutes ces grandes et lumineuses Intelligences qui sont comme autant d'Astres a l'entour de ce Divin Soleil; qu.'on ne se represente la plus magnifique et la plus esclatante Cour qu'on se puisse imaginer, où le Rov de tous les estres, comme parle Platon, tout rayonnant de gloire et de Majesté, est au milieu de ses plus ncbles creatures : qui recevant de luy toute la splendeur qu'elles ont, la reünissent a la sienne et la respandent avec elle par tout l'Univers. Car il estoit raisonnable qu'elles tinssent compagnie ai leur Souverain, et qu'elles fussent presentes comme luy à toutes les parties du Monde pour le glorifier et pour executer promptement ce qu'il ordonne.

D'ailleurs ils disent que cette opinion a cét avantage, qu'elle fait facilement comprendre des choses qui sont inconcevahles dans les autres; telle qu'est la maniere comment ils se font entendre les uns aux autres en quelque distance que ce soit, et comment ils agissent en un moment sur les choses d'icy-bas. Car presupposé cette grande Extension qu'ils ont, ils n'ont que faire de se porter vers ceux a qui ils veulent des- couvrir leurs pensées, ni vers les choses sur lesquelles ils doivent agir; puisque leur estendué les rend presens aux uns et aux autres, et que les mouvemens qu'ils se donnent dans la sphere de leur extension, se font en un instant, comme les Scholastiques nous apprennent.

Ce sont la les raisons par lesquelles ils appuyent cette demesurée Grandeur. Et si on leur objecte que c'est la rendre égale a celle de Dieu, s'il est vray qu'elle remplisse tout le Monde comme luy. Ils disent qu'elle ne luy est pas egale pour cela, qu'elle est bornée et finie comme celle du Monde, et que l'Immensite Divine n'est pas renfermée dans l'espace que celuy-cy occupe : Car elle se respand sans bornes et sans mesure au delà de sa circonference; en un mot elle remplit tout le Monde et tout ce qui est hors du Monde.

Que si on leur dit que les Anges se penetre- roient et entreroient l'un dans l'autre, et s'empesche- roient par consequent dans les divers mouvemens qu'ils se donnent. Ils respondent qu'il n'y a aucun inconve- nient en cela, et que la mesme chose arrive à la clarté des Astres, dont les ravons se penetrent les uns lesautres sans s'unir et sans se confondre, et ne se font point obs- tacle dans les mouvemens qu'ils ont.

Enfin la plus forte objection qu'on leur fasse sur les paroles de l'Escriture Sainte, ne les embarrasse point : car quand elle dit qu'un Ange est descendu du Ciel, qu'il a este envoye en quelque endroit. Cela se doit entendre a leur advis de la mesme maniere que lors qu'elle asseure que le Verbe et le Saint Esprit ont este envoyez et sont descendus en terre. Cela marque l'ope- ration particuliere qu'ils font en ces lieux-là, qui dans l'opinion de saint Thcmas, est la seule qui rend les choses spirituelles presentes au lieu ou elles sont.

Ils adjoustent a toutes ces raisons une conside- ration qui est assez bien imaginée, a scavoir, que quand ils parlent de ces grands espaces que les Anges occu- pent, on ne doit pas inferer de la qu'ils demeurent toujours en cet estat; parce qu'ils sont maistres de leur extension, et se peuvent resserrer quand il leur plaist en un plus petit espace. Et qu'il y a grande apparence que ceux des plus hauts ordres, qui par le sentiment de nos Docteurs, ne sont point destinez au gouvernement du monde, et qui sont tousjours dans les extases que la contemplation et l'amour de Dieu leur inspirent, ne se respandent pas comme les autres qui ont soin des choses d'icy-bas. Ils se recueillent et se reünissent en eux-mesmes pour s'unir davantage à l'objet qui les ravit; et l'admiration, le respect et la crainte amoureuse qu'ils ont pour luy, font le mesme effet en eux que ces passions font ordinairement dans l'Ame qui en est sai- sie. Qu'on en peut dire autant des Demons, qui portant tousjours leur supplice avec eux, et estant continuelle- ment abvsmez dans la douleur et dans le desespoir, n'ont pas la liberte de s'estendre autant que leur Nature le pourroit permettre. Outre que Dieu la leur retranche ordinairement et ne souffre pas pour le bien des Hommes qu'ils usent de toute leur puissance.

Voilà tout ce que l'on peut dire en faveur de cette opinion. Mais il ne faut pas se laisser abuser aux belles apparences, dont ses raisons sont colorées. Car il est vrav qu'elles n'ont rien de solide, et qu'elles sont vicieuses ou dans leurs fondemens, ou dans leurs consequences.

En effet, la premiere est un pur paralogisme qui confond l'Extension interieure avec la locale, et qui infere de la premiere, qui veritablement est égale a l'Entitê, que l'Extension locale le doit estre aussi; ce qui est absolument faux, puisque une chose rarefiée n'a pas plus d'entitê qu'elle avoit auparavant, quoy qu'elle ait acquis une plus grande extension locale.

La seconde presuppose qu'il y a un premier mobile, et que les Cieux se meuvent, qui sont de vieilles erreurs dont on est maintenant desabuse : Car il n'y a que les Astres qui se meuvent dans la Region Etherée comme les oiseaux dans l'air, et les poissons dans la mer.

Quant à celle qui veut que pour garder la pro- portion qui doit estre dans l'ordre des choses, il faut que les Anges soient plus grands que tous les Corps du monde. La consequence n'en est pas necessaire; puisque le nombre peut suppléer à cette Grandeur. Car il est certain qu'une petite chose multipliée, se peut rendre égale ou equivalente a une autre de plus grande estenduë : et qu'ainsi la multitude des Anges jointe ai l'extension considerable que chacun a en particulier, vaut autant pour garder la proportion qu'on demande, que s'ils estoient tous aussi grands que tout le monde.

Celles qui restent sont raisons topiques et de bienseance, qui ne peuvent rien establir. Il n'y a que celle qui est tirée de la Creation de la Lumiere qui puisse decider la question pourveu qu'elle soit rectifiée. Car dans l'estat où elle est, elle ne prouve rien, puisque toute sa force consiste dans l'effusion de la Lumiere dont on ne connoist point la nature, et qui tout au plus n'est qu'un accident qui ne peut entrer en comparaison avec une substance.

Pour rectifier donc cette derniere raison sur laquelle nous voulons fonder la conjecture que nous avons de la Grandeur de l'Ange : il faut observer que le mot de Lumiere ne signifie pas la une qualité simple et dénuée de son subjet, mais une substance lumineuse; et que la Lumiere qui fit les trois premiers jours du monde avant que le Soleil fust produit, estoit un Corps lumineux, de la grandeur duquel il faut juger par la quantité corporelle qu'il avoit, et non par l'effusion de la clarté qu'il respandoit hors de soy, et qui n'est qu'un accident.

Cela presupposé, si la Nature Angelique a esté creée parla mesme Parole qui crea la Lumiere sensible, il s'ensuit qu'autant qu'il y eut d'Astres qui furent pro- duits, il y eut du moins autant dïntelligences creées : et que s'il y a quelque proportion entre ces deux lumieres, il est vray-semblable que Dieu ne fit pas ces Intelligences moindres en Grandeur que les Estoiles.

Pourroit-on douter de la ressemblance qu'il y a entre elles, puisque l'Escriture donne aux Anges le nom d'Estoiles, et qu'elle dit que les sept Estoilles sont les sept Anges : que la troisiesme partie des Estoilles tomba avec le dragon, et que les Estoilles combatirent contre Sisara.

Outre que l'uniformité que Dieu garde en tous ses ouvrages, peut toute seule persuader cette verité. Car toutes les choses qu'il a faites luy sont semblables, et sont aussi semblables entre elles tout autant que leur nature peut souffrir : Parce qu'il est l'unité souveraine et essentielle, qui non plus que la numerale, ne scauroit rien produire que des unitez. C'est pourquoy toutes les choses sont figures les unes des autres; ce qui est dans le Monde sensible est l'image de ce qui est dans le Monde intelligible, comme l'un et l'autre l'est du Monde Archetype : et mesme la Théologie mystique nous apprend que Dieu opere dans l'ordre de la Grace de la mesme maniere que dans celuy de la Nature.

Or s'il agit tousjours avec cette uniformité, a plus forte raison le fait-il quand il se sert d'une mesme parole pour produire la Nature Angelique et la Lumiere. De sorte que sur ce fondement on pourroit dire que cette premiere Lumiere qui fit les trois premiers jours du Monde, qui divisa la clarté des tenebres, et qui fut inutile apres que le Soleil et les Estoilles furent placées dans le Firmament, represente ce qui se passa dans le premier Ange qui estoit, comme dit l'Escriture, le com- mencement cles voyes ale Dien et comme an Soleil Levant qui fit la separation de la lumiere et des tenebres, c'est a dire des Anges et des Demons; qui fut apres chassé du Ciel comme cette premiere Lumiere, et à qui vray-semblablement tout cela arriva durant ces trois premiers jours.

Quoy qu'il en soit, on peut asseurer que ce que sont les Astres dans les Cieux, les Anges le sont dans l'Empvrée, et qu'estant semblables en Nature, en Ordre, en Fonction et en Nombre, ils le doivent estre aussi en Grandeur.

En effet, les uns et les autres sont des Lumieres, puisque Dieu les appelle ainsi; et comme il y a des Astres plus lumineux, il y a aussi des Anges plus esclairez.

L'ordre y est encore tout pareil, puisque comme les Anges sont distribuez en neuf Ordres, il y en a autant parmi les Estoilles. Car outre les six que l'on compte par les six differentes grandeurs qu'on y a remarquées, il y en a trois sortes de petites; les Nebuleuses qui ne se voyent pas tousjours, les Confuses que l'on void mais qu'on ne scauroit distin- guer comme celles de la Galaxie, et les Invisibles qu'on ne peut remarquer que par les lunettes de longue veuë.

Quant à leur Fonction, s'il en faut croire l'Astrologie et la Philosophie Platonique, les Astres conduisent le destin de toutes les choses de la Terre; comme la Theologie nous apprend que les Anges ont soin des Royaumes, de tous les Hommes en particulier; et mesme de chaque chose du monde selon le senti- ment de quelques-uns.

Enfin le Nombre des uns et des autres est presque innombrable; car bien que les anciens Astronomes ne comptent que 1o22 Estoilles, les obser- vations qu'on a faites depuis en ont descouvert une infinité dans la Voye de laict. Et il faut bien que la multi- tude en soit tres-grande, puisque quand Dieu a voulu marquer a Abraham et a jacob combien leur posterité seroit nombreuse, il l'a comparée avec le sable de la mer, et avec le nombre des Estoilles. On en peut dire autant des Anges, puisque l'Escriture les compte par millions; et qu'il y a tant d'Ames bienheureuses qui occupent les places de ceux qui sont tombez, qui pour- tant n'en faisoient que la troisiesme partie.

Puisque les Astres et les Anges sont sem- blables en tant de choses, ne pouvons-nous pas conclure qu'ils le sont aussi en Estenduë; et que comme les Estoilles sont de differente Grandeur, les Anges le sont aussi dans la mesme proportion. Nous ne pouvons pas a la verité marquer les justes bornes qu'ils peuvent avoir; mais nous pouvons du moins asseurer que ceux du premier ordre ne sont pas moindres que les Estoilles de la premiere Grandeur; et qu'il n'y en a aucun qui soit plus petit que la plus petite Estoille.

Au reste, que ceux qui veulent leur donner une Extension conforme ai leur excellence ne croyent pas pour cela que nous luy derobions quelque chose en la faisant egale a celle des Astres qui nous paroissent si petits, puisque les Astronomes nous apprennent que les plus petites Estoilles du firmament sont plus grandes que toute la Terre. Ce n'est pas la les reduire en de petites bornes, ni les renfermer en une petite circonfe- rence, puisqu'elle surpasse celle d'une des parties integrantes du Mende. Et cette conjecture est d'autant plus aisée a persuader, qu'en conservant aux Anges une Grandeur considerable, elle ne les respand pas par tout, ni ne les confond pas les uns avec les autres comme fait l'opinion precedente, et ne laisse pas de former en l'es- prit l'image de cette Cour magnifique et esclatante dont elle flattoit ses conjectures.

Quelle est la Grandeur de l'Ame humaine

Apres avoir donc montré avec assez de vray- semblance la Grandeur que les Anges peuvent avoir, s'il est vray que l'Ame soit un peu moindre qu'eux, il semble que nous pouvons maintenant dire quelle peut estre la sienne, puisqu'il n'y a qu'à retrancher quelque chose de la leur pour determiner celle-cy.

Le fondement que nous avons posê avec la Theologie ordinaire demeurant donc pour constant, que la Lumiere Sensible est l'Image de l'Intellectuelle, et que tout ce que Dieu a fait dans les Astres, il l'a fait dans les Natures Intelligentes : il faut que l'Ame humaine, qui est de cét ordre-là, ait rapport avec quelques-uns. Ce ne peut estre avec les Estoilles, parce qu'elles ont analogie avec les Anges qui doivent estre plus grands et plus esclairez qu'elle n'est. Il ne reste donc que les Planetes qui sont moindres qu'elles, a qui on la puisse comparer.

Et certainement si l'on considere toutes les choses en quoy elles sont semblables, on se laissera facilement persuader qu'il n'y a point de proportion qui soit si juste que celle-là. Car les Planetes sont placées au dessous des Estoilles, et n'ont pas une lumiere si pure : Ce sont à la verité des Astres, mais des Astres errans qui s'escartent incessamment les uns des autres, qui ont des corps opaques, qui changent tous les jours de clarté, et qui enfin souffrent des eclipses. N'est-ce pas la le veri- table portrait de l'Ame, qui est d'un ordre inferieur à l'Ange, et qui n'est pas si esclairée; qui est à la verité un Esprit comme luy, mais un Esprit errant et vagabond; qui est attaché à un corps grossier et materiel; qui change a tous momens de pensées et de desseins, et qui tombe souvent en defaut.

Si cela est ainsi, pourquoy ne pourrons-nous pas comparer la Grandeur des Ames a celle des Planetes; puisque nous avons trouvé du rapport entre les Anges et les Estoilles pour la leur?

Mais quoy! le Soleil est une Planete qui sur- passe en Grandeur toutes les Estoilles; y a-t-il une Ame qui puisse avoir rapport avec luy, s'il est vray qu'elle soit moindre que les Anges? Ouy sans doute il y en a une qui est plus noble et plus grande que toutes les Intelligences, qui donne la lumiere à toutes les autres comme fait le Soleil a toutes les Planetes, qui respand sa clarté a tout le monde, et qui fait non pas les jours de la terre, mais les jours de l'Eternité bienheureuse. En un mot c'est l'Ame de celuy qui s'appelle le Soleil de jus- tice : car nous la considerons icy complete, c'est à dire avec son hvpostase, qui n'est autre que la personne Divine.

Si l'on nous objectoit encore qu'à la verité les Estoilles ont du rapport avec les Anges pour le Nombre, mais qu'il n'y en peut avoir aucun entre les Ames et les Planetes, puisqu'il y a si peu de Planetes, et que la mul- titude des Ames est comme infinie. Nous pourrions aussi respondre, que les Astres ne representent que les substances intellectuelles dont l'essence est differente : Cest pourquoy comme les Anges sont tous differens en espece dans l'opinion de saint Thomas, ou le sont pour A la pluspart comme les autres croyent, chacun d'eux L devoit respondre a une Estoille particuliere ; au lieu que cette diversité ne se trouvant point dans les Ames, elles n'avoient pas besoin d'estre representées par beaucoup de Planetes.

Il y a des Ames qui sont differentes essentiellement les unes des autres

Mais enfin il y a sept principales Planetes, il faudroit donc qu'il y eust autant de differences essen- tielles dans les Ames? pourquoy non! pourveu qu'on les mette toutes soubs une mesme espece, et qu'elles soient toutes Raisonnables et intelligentes; ne peut-on pas dire qu'elles different par des conditions Individuelles qui sont essentiellement plus parfaites les unes que les autres.

En effet il y a une si grande difference d'Esprit à Esprit, et il y a des Ames si nobles et si grandes en comparaison des autres, qu'il faut de necessite qu'elles avent en elles-mesmes le principe de cette excellence. je sçav bien que la perfection du Tempérament et la juste Conformation des parties peuvent contribuer à cela. Mais n'y a-t-il pas des Hommes de toutes sortes de tempérament, n'y en a-t-il pas mesme qui l'ont mauvais, et quantité qui sont contrefaits comme des Esopes, qui ont l'esprit admirable? Au contraire combien y en a-t-il qui ont une exacte temperature et qui sont parfaitement bien composez, dont l'Esprit est bas et grossier? On ne doit donc point chercher dans les dispositions corpo- relles, la premiere cause de cette diversité; il la faut trouver dans l'Ame mesme.

Pour y parvenir, il faut observer que ce qui fait la singularité dans les Ames, c'est la difference Individuelle de chacune qui restraint l'espece qui leur est commune, a une Ame singuliere; de la mesme maniere que la difference specifique restraint le genre à une espece particuliere. Car le Raisonnable, qui est la difference specifique de l'Homme, restraint l'Animal, qui en est le genre, a l'espece humaine. Or comme la difference specifique est de l'essence de l'espece, aussi la difference Individuelle doit estre de l'essence de l'Individu : car il est aussi vrav de dire que Pierre est Homme, comme de dire que l'Homme est animal, ou que l'Animal est une substance; toutes ces propositions estant necessaires de la premiere nécessité, comme par- lent les Escholes pour montrer qu'elles sont essentielles. Cela presupposé, si l'on considere que de toutes les differences qui determinent un genre à ses especes, il y en a tousjours une qui est essentiellement plus noble que l'autre : car entre le Raisonnable et l'Irraisonnable, qui sont les differences essentielles de l'Animal; entre le Vivant et l'Inanimé, qui sont celles du Corps ; entre le Spirituel et le Corporel, qui divisent la Substance, il est certain que le Raisonnable, le Vivant et le Spirituel sont essentiellement plus nobles que les dif- ferences qui leur sont opposées. Si dis-je on considere cette verité, ne peut-on pas inferer de là qu'il en est de mesme des Differences individuelles, et qu'entre celles qui font la singularité des Ames, il y en a quelques-unes qui sont essentiellement plus nobles que les autres? Et comme la noblesse et l'excellence des differences spe- cifiques est cause que les Especes produisent de plus nobles actions; la preeminence des Individuelles est aussi cause que les Ames font des actions spirituelles plus nobles et plus eslevées.

En effet ce qui nous fait connoistre les divers degrez d'essence, ce sont les diverses actions qui se remarquent dans les choses, et s'il y en a quelques-unes qui en fassent naturellement de plus nobles que les autres, nous jugeons de là qu'elles ont une essence et une nature plus relevée.

Quand nous vovons donc cette grande diver- sité d'Esprits, et qu'il y en a qui sont si sublimes, qui sçavent presque tout par nature, comme dit Pindare, et qui font des actions dignes de l'Enthousiasme et de l'Inspiration : Ne devons-nous pas juger qu'il y a dans le fonds de leur ame quelque degré d'essence qui les dis- tingue des autres? Et si nous voulons considerer ces inclinations que la naissance donne pour les beaux arts, et pour les grandes vertus; qu'il faut naistre Poete, et naistre aussi Orateur, quoy qu'on en veuille dire; qu'il faut avoir le Genie qui domine dans toutes les sciences, pour y pouvoir reussir, et avoir enfin receu de la Nature une Ame heroïque pour faire les actions des Heros : Nous ne croirons jamais que des qualitez si excellentes puissent venir du Temperament, ni d'aucune autre dis- position du Corps, mais que la source en est plus haute et plus pure.

Pour moy je croirois faire un blaspheme de dire que l'Ame de jesus-Christ fust égale à celle de Judas. Il estoit bien Homme comme ce perfide, et s'es- toit revestu de toutes les infirmitez de la Nature humaine hormis de l'Ignorance et du Peché; mais cela regarde l'espece et non l'Individu. Il avoit sans doute l'Ame la plus parfaite qui pouvoit jamais estre; et l'on peut asseurer, comme nous avons desja dit, qu'elle avoit la mesme excellence sur les autres, que le Soleil a sur le reste des Astres.

Or quoy que ces raisons nous persuadent que toutes les Ames ne sont pas égales, elles ne nous obli- gent pas à croire qu'elles soient toutes inégales. Il y en a sans doute beaucoup d'un mesme ordre, et sur les fondemens que nous avons posez, on pourroit reduire tous les ordres où elles peuvent estre au nombre des Planetes, et en consequence determiner la Grandeur de chacune par celle qu'ont ces Astres. Et cela est si veri- table qu'on a establi la diversité des Esprits sur la nature des Planetes, car les uns sont Saturniens, les autres Joviaux, Martiaux, etc. et il n'y en a aucun qui n'ait rap- port avec quelqu'une d'elles.

Mais quoy! s'il y en a qui soient essentielle- ment de divers ordres, il y aura diverses Especes entre les Hommes; puisque l'espece n'est qu'un ordre essen- tiel dans lequel il y a plusieurs particuliers. Pour moy je ne voy aucun inconvenient en cela : Pourveu qu'ils conviennent tous dans la premiere qui fait l'Espece humaine; tous les Hommes en cét esgard sont égale- ment Hcmmes. Ainsi tous les Anges sont également Anges eu esgard a la Nature Angelique; mais cela n'em- pesche pas qu'il n'y ait diverses especes entre eux. Et mesme cette diversité d'especes dans les Anges fait pre- sumer qu'elle doit estre aussi dans les Ames, n'y avant pas d'apparence que la Spiritualité de ceux-là ait esté si feconde et qu'elle se soit multipliée en tant d'especes, et que celle de l'Ame soit si sterile qu'elle ait esté reduite à une seule. Il est inutile de dire que le Verbe s'est uni ala Nature humaine pour sauver tous les Hommes, car la Nature humaine les comprend tous quelque differens en especes qu'ils puissent estre. Tout de mesme que s'il se fust uni à la Nature Angelique comme la Théologie nous apprend qu'il pouvoit faire, il eust sauvé tous les Anges rebelles de quelque espece qu'ils fussent; car on tient qu'il y en avoit de tous les ordres.

Au reste quoy que nous ayons dit qu'il faloit juger de la Grandeur des Ames par celle des Planetes, nous ne voulons pas neantmoins asseurer qu'elles soient tout-a-fait égales a des Corps si grands et si vastes. Nous nous les imaginons beaucoup plus petites : Car quoy que leur spiritualité demandast cette égalité, neantmoins l'ordre et le rapport essentiel qu'elles ont au Corps, et l'inclination naturelle qu'elles ont de s'unir à luy, vouloit qu'elles luy fussent propor- tionnées en quelque sorte. C'est pourquoy on peut dire que leur Grandeur tient le milieu entre celle des Planetes, et celle des Corps qu'elles animent. Et si l'on peut trouver la moyenne proportionnelle, comme par- lent les Geometres, qui est entre ces deux Grandeurs, je pense que l'on aura trouvé justement celle des Ames.

Mais quelque diminution que cela fasse en elles, elles ne laissent pas d'avoir une grande estenduë. L'on n'en sçauroit douter si l'on considere la vertu de s'estendre en de si grands espaces qu'ont tant de corps grossiers et materiels. Car si un grain de poudre a canon venant a s'enflammer occupe un espace deux cens vingt-cinq mille fois plus grand qu'il n'avoit, comme nos Curieux ont observé : Si l'odeur qui ne fait qu'une petite partie du corps odorant se respand si loin et si long-temps sans diminuer son poids et son volume : Enfin si un peu d'humeur qui entretient la flamme d'une chandelle quand celle-cy vient à s'esteindre cause une si grande fumée. jusques où ne pourra pas s'estendre un Esprit dont la substance est sans comparaison plus subtile que quelque corps que ce soit, et qui n'est point liée par les courtes attaches de la quantité corporelle. Et cette seule consideration peut faire croire que quand l'Ame n'auroit aucun rapport avec les Planetes, elle doit toujours avoir la puissance de s'estendre en de tres- grands espaces.

Il est vray qu'elle ne la met pas ordinairement en exercice, et qu'elle se donne des bornes plus mode- rées, et qui luy sont en quelque sorte plus naturelles. Car il est vray-semblable que ni l'Ame separée ni l'Ange ne se tiennent pas tousjours estendus jusques aux der- nieres bornes où ils peuvent porter leur extension, et qu'ils demeurent dans une consistence mediocre qu'ils peuvent neantmoins estendre ou resserrer selon le des- sein qu'ils ont.

Quelle est la proportion qu'il y a entre la Grandeur de l'Ame et celle du Corps

On pourroit demander pourquoy la Grandeur de l'Ame n'est pas egale à celle du Corps, ou la Grandeur du Corps a celle de l'Ame, puisqu'ils ont habi- tude et rapport ensemble, et qu'ils ont une inclination naturelle de s'unir l'un avec l'autre. Il est facile de satis- faire a cette question en disant que l'Ame ne pouvoit pas estre si petite que le Corps, ni le Corps si grand que l'Ame. Premierement parce que la nature spirituelle de l'Ame estant plus noble, devoit a son propre esgard avoir une plus grande extension que le Corps; et à l'es- gard du Corps, elle devoit avoir des parties libres et destachêes de la Matiere pour faire les operations intellectuelles comme nous avons monstre. Quant au Corps il ne pouvoit pas avoir plus d'estenduë qu'il en faut à la chaleur naturelle pour faire ses fonctions. Car comme le Coeur en est la source, et que de la elle se respand par tous les membres; si le Corps eust eu la Grandeur de l'Ame, ses extremitez eussent esté trop esloignêes du Coeur, et la Chaleur se fust affoiblie en un si long transport, de sorte que toutes les actions vitales n'eussent pû se faire qu'imparfaitement et avec beau- coup de peine. Tout ce qui est long, dit Aristote, est foible, parce que ses extremitez sont esloignêes de leur Centre ou consiste la force : C'est pourquoy les Hommes de haute taille sont plus foibles et plus lents que ceux qui l'ont petite; et il s'en est trouvé de si grands qu'ils ne pouvoient marcher.

Ce sont là les conjectures, et si l'on veut les Songes que nous avons faits sur la Grandeur de l'Ame. Peut-estre qu'il eust esté plus à propos de ne les propo- ser point icy et de ne mesler pas avec tant de veritez que nous avons establies, des choses qui sont si peu vray- semblables. Mais outre que ceux qui marchent dans les tenebres se font ordinairement des Phantosmes de tous les objets qu'ils rencontrent, Nous pouvons dire que en cherchant des choses qui ne se peuvent trouver, nous avons comme ceux qui travaillent au grand (Euvre, ren- contre des veritez solides qui peuvent recompenser la peine que nous avons prise dans une vaine recherche. Car si je ne me trompe l'Inégalité des Ames, et la Proportion qu'elles ont avec les Corps, peuvent estre mises en ce rang-là.

Nous avons maintenant à parler des Mouvemens de l'Ame, qui sont des matieres non pas à la verite moins difficiles que celles que nous avons tou- chées, mais qui sont plus à la portée de nostre Esprit, et ou il ne peut pas s'égarer si facilement qu'aux autres.

Des Movvemens de l'ame

Des movvemens que l'ame se donne.

Que l'ame se meut localement

Tout le monde parle des Mouuemens de l'Ame, tout le monde dit qu'elle se porte vers le bien, & qu'elle fuit le mal ; qu'elle s'affermit ou se relâche à la rencontre des difficultez ; & il n'y a aucune [p336] langue qui n'ait des termes propres pour exprimer les agitations qu'elle se donne. De sorte que c'est vne chose constante & qui ne peut estre mise en doute, que l'Ame se peut mouuoir, & qu'elle e en effet des Mouuemens qui lui sont propres.

La Question est de sçauoir si ce sont de veritables Mouuemens & si l'Ame change de place, quand'elle se meut comme la nature du Mouuement le demande : Ou bien si ce n'est qu'vne façon de parler figurée, qui represente les actions de l'Ame par quelque conformité qu'elles ont auec les Mouuemens des Corps : En vn mot, si ces mouuemens sont seulement Metaphoriques, comme l'Escole les appelle, & comme elle veut qu'ils soient.

Il y a à la verité lieu de douter pour ceux que l'Ame se donne dans les Passions, parce que ce sont des actions immanentes qui ne sortent point de la puissance qui les produit, & où par consequent il semble qu'il n'y ait aucun changement de lieu.

Mais il y en a d'autres, où sans difficulté elle change de place. Car elle s'étend quand vn Enfant deuient grand ; elle se restraint à vn plus petit espace, quand les membres sont coupez : Enfin, quand on meurt, elle sort du Corps & passe en vn autre endroit. Apres tout, si elle est de mesme nature que les Anges, il faut qu'elle [p337] se puisse mouuoir comme eux : Car la Theologie nous apprend qu'ils vont d'vn lieu à l'autre, & qu'ils peuuent occuper vn plus grand ou plus petit espace.

Et certainement il ne peut pas entrer dans la pensée, qu'estant noble comme elle est, elle fust priuée d'vne vertu qui est commune à toutes les substãces crées. Car il n'y a aucun Corps qui n'ait la puissance de se mouuoir par la pesanteur ou par la legereté qu'il a : Toutes les choses viuantes croissent & diminuent ; Tous les Animaux se meuuent d'eux-mesmes. Et adioustant à tout cela le Mouuement des Anges, il n'est pas vray-semblable que l'Ame fust la seule chose de l'Vniuers qui n'eust aucun Mouuement, & qui fust immobile de sa nature.

Je sçay toutes les obiections qu'Aristote a faites contre Platon, qui a creu comme nous que l'Ame se meut veritablement : Ie sçay celles que l'Eschole y a adioustées : Mais il n'y a qu'vne response à leur faire. C'est qu'en détruisant le Mouuement de l'Ame, elles détruisent celui des Anges, sur lequel les mesmes inconueniens qu'on attribuë à l'autre, tombent necessairement ; quoy que ce soit vne verité qu'on n'oseroit contester, que les Anges se meuuent d'vn veritable mouuement local.

On a beau dire que ce qui se meut doit occuper vn lieu, & auoir la mesme quantité que le lieu, & que l'Ame n'a point de [p338] quantité, puisqu'elle est indiuisible. De plus, qu'il faut qu'en tout Mouuement ce qui meut, soit different de ce qui est meu; & que l'Ame estant simple & indiuisible, ne peut auoir ces choses separées, & partant qu'il est impossible qu'elle se puisse mouuoir.

Mais outre qu'on peut dire que ces Maximes ne sont propres qu'aux Mouuemens corporels, puisqu'il est vray que l'Ange se meut d'vn lieu à l'autre, aussi bien que l'Ame, quand elle sort du Corps : Si la quantité & le lieu sont necessaires au Mouuement,|l'Ame ne manque ny de l'vn ny de l'autre, puisque comme nous auons montré cy-deuant, elle a sa quantité Spirituelle & Entitatiue ; Que par son moyen elle occupe vn espace que l'Eschole appelle Lieu definitif, pour le distinguer de celuy des Corps : Et que enfin pour estre indiuisible, elle ne laisse pas d'auior vne Estension, & par consequent des parties, à l'égard desquelles il y en peut auoir qui se meuuent, & d'autres qui soient meuës. Car quoy qu'elles soient toutes mobiles d'elles-mesmes, estant de mesme nature, il n'y a point d'inconuenient que les vnes se meuuent, & que les autres reçoiuent & suiunt les mouuement, comme il arriue aux muscles qui ont tous la faculté de mouuoir, & dont neantmoins quelques-vns se laissent mouuoir par les autres.

Ie dis bien plus, Quoy qu'il ne soit pas [p339] necessaire en tout genre de Mouuement, que ce qui donne le mouuement d'Alteration, tout ce qui eschauffe n'est pas chaud, & dans celui de l'Augmentation tout ce qui fait croître, ne croît pas : Neantmoins cela est particulier au Mouuement Local, que hors Dieu qui est le premier moteur & qui est immobile, tout ce qui meut doit estre meû. Dautant que pour mouuoir, il faut qu'il imprime dans la chose qui est meuë, l'Image du mouuement qu'il a. C'est ainsi que nous appellons cét accident inexplicable, que les Grecs appellent ’ορμή, & les Latins Impetus, & auquel nostre Langue n'a point encore trouué de nom. Car à le bien examiner, c'est vn secondMouuement qui est produit par celuy qui le deuance, & qui luy est semblable ; Et par consequent on peut dire que c'est son Image, comme la lumiere qui est dans l'air est l'effet & l'image de celle qui est dan le Soleil. Ainsi le Mouuement de la main en produit vn autre dans la pierre qu'elle iette ; celuy de la corde en fait de mesme dans le trait qu'elle pousse ; & ce qui est admirable, le Mouuement de la Pierre qui tombe, en produit à chaque moment vn autre en elle-même, qui se ioint à celuy qui luy est naturel,|& qui augmente aussi sa vitesse de moment en moment.

Cette raison demanderoit d'estre expliquée plus au long, & qu'on approfondit [p340] dauantage la nature de ce merueilleux accident : Mais il suffit de l'auoir touchée en passant ; nous en pourrons parler ailleurs, & il n'est point de besoin icy d'autres preuues du Mouuement local de l'Ame, que celles que nous auons proposées cy deuant

A sçauoir si l'Ame se meut toute entiere, ou si elle peut mouuoir seulement quelques parties

On peut apres cela demander si quand l'Ame se meut, elle se meut toute entiere & en toutes ses parties. Car estant indiuisible, & comme l'on dit, toute en chaque partie du Corps, il semble qu'elle ne se puisse mouuoir que toutes les parties qu'elle a, ne se meuuent en mesme temps. Mais sans s'arrester à ces hypotheses que nous auons expliquées en leur lieu: Si l'on prend garde à ce qui se passe dans l'Accroissement & dans le Mouuement du Corps ; On ne doutera point que l'Ame ne puisse mouuoir quelques-vnes de ses parties, & tenir les autres en repos.

Car quand l'ame se porte & s'vnit à l'aliment qui suruient aux membress & qui les fait croistre, toutes les parties de l'Ame ne vont, & ne se joignent pas à luy; Il [p341] n'y a que les plus proches, & pour le dire plus précisement, ce sont seulement celles qui sont libres, & qui ne sont pas attachées à la matiere : Dautant que celles qui y sont dé-jà vnies, ne s'en destachent pas pour aller donner la vie à celle qui suruient de nouueau ; comme nous auons montré au lieu precedent. D'ailleurs, quand vn membre est couppé, il n'y a que la partie de l'Ame qui l'animoit qui se meuue pour rentrer dans le Corps ; Et toutes les autres se reposent à cet esgard.

De plus, s'il est necessaire que l'Ame pour donner le Mouuement au Corps, se meuue la premiere, comme nous auons dit ; il est certain que quand elle ne remuë qu'vn membre, il n'y a que la partie de l'Ame qui anime ce membre, qui soit en mouuement, & que celles qui animent les autres membres qui sont en repos, se reposent aussi comme eux : Autrement il faudroit que tous les membres fussent en mouuement, quand vn seul se remuëroit.

D'ailleurs, comme il y a diuers Appetitis en l'Homme, on esprouue a tous momens que l'vn est agité, sans que les autres le soient. Le calme est souent dans la volonté, pendant que la tempeste trouble la partie inferieure,|& souuent l'appetit natuel excite des agitations violentes dans la Faculté Vegetatiue, quand [p342] les autres sont tranquilles.

Ie sçay que sur cette derniere raison on nous obiectera que les Mouuemens de l'appetit ne sont pas du rang de ceux ou l'Ame change de place, & qu'ils ne sont que Metaphoriques. Mais nous allons faire voir le contraire, & montrer que dans toutes les passions, & mesme en celles de la volonté, l'Ame se meut d'vn veritable mouuement.

Enfin, puis qu'estant separée elle peut changer de figure, & s'estendre à vn plus grand espace, c'est vne necessité qu'elle ait des parties qui se reposent pendant que les autres seront en mouuement. Car estant naturellement de figure ronde, si elle se veut estendre en vn plus grand cercle, ou se resserrer en vn plus petit, il est certain que la partie qui en fera le centre sera immobile, pendant que les autres se mouueront. Et s'il est vray qu'vn Ange qui occupe vn grand espace se peut mouuoir en l'vne de ses extremitez sans se mouuoir en l'autre, comme quelque Theologiens ont dit, & l'ont dit auec raison ; n'en sera-t-il pas de mesme de l'Ame separée qui est de mesme nature que luy ? De sorte que l'on peut conclure de tout ce que nous venons de dire qu'il n'est pas necessaire, quand l'Ame se meut, que toutes ses parties soient en mouuement, pouuant en remuer quelques-vnes, & laisser les autres en repos.[p343]

On nous dira peut-estre, que cela est vray, tandis qu'elle est vnie au Corps, parce que les diuers organes qu'elle anime le partagent & la contraignent de se mouuoir inesgalement : mais qu'il n'en est pas de mesme, quand elle est separée, & qu'elle n'a plus d'entraues ny de liens qui retiennent ses parties, & qui l'empeschent de se mouuoir toute entiere.

Il faut repondre à cela, qu'en quelque estat qu'elle soit, elle est maitresse de toute son estenduë, & des parties qui la composent, & comme elle meut librement les membres du Corps, elle peut aussi estant separée, mouuoir toutes ses parties comme il luy plaist. Car estant mobile en toute sa substance, il faut si elle a des parties, qu'elles soient mobiles comme elle, estant homogenes & de mesme nature ; & qu'elle les remuë librement comme elle faisoit dans le Corps, puisqu'elle est essentiellement libre.

Par tout là, l'Ame quitte tout le lieu où elle est, ou vne partîe seulment. Mais comme il y a des Corps, qui sans changer en aucun façon de leiu, se meuuent en eux-mesms ; car l'eau enfermée en vne bouteille peut estre agitée en ses parties, sans que l'eau sorte de la bouteille, & par consequent sans qu'elle change de lieu : La pluspart des fermentations se font ainsi, & le mouement qui produit le son dans le Corps sonnans, fait souuent tremousser [p344] toutes leurs parties, quoy que ce Corps là ne bougent d'vn mesme endroit. Comme dis-je, toutes ces choses là se meuuent en elles-mesmes sans changer de lieu, on pourroit demander si l'Ame est susceptible de cette sorte de Mouuement. Mais apres tout ce que nous venons de dire, il n'y a pas lieu de douter de cette verité. Car si elle peut faire mouuoir quelques-vnes de ses parties, il faut qu'elle les puisse mouuoir toutes puisqu'elles sont toutes homogenes & de mesme nature : Et si elle est libe à faire mouuoir celles là, elle le doit étre aussi pour les autres. De sorte que sans quitter l'espace qu'elle occupe, elle peut non seulement les remuer toutes, mais encore donner à chacune tel mouuement qu'il luy plaira.

Article III. Les passions sont des veritables Mouuemens

Si cela est ainsi, il n'est pas besoin de se figurer des mouuemens Metaphoriques por expliquer les Passions, puisque par le veritable mouuement des parties de l'Ame dont nous venons de parler, on peut facilement comprendre la nature de chacune et la maniere dont elle se forme.

Et certainement il y a dequoy s'estonner [p345] que la Philosophie qui a establi de si belles Loix pour definir les choses, les ait negligées en definissant les Passions ; n'y ayant employé que des termes Metaphoriques qui n'instruisent point, & qui laissent les choses aussi obscures qu'elles estoient auparauant. Car de dire que ce sont des mouuemens, & confesser en mesme temps, que ce ne sont pas de veritables mouuemens, c'est aduoüer que ce ne sont pas en effet des mouuemens : Et si cela est, quelle lumiere l'Esprit peut-il tirer d'vne chose qui n'est point ?

Elle dira sans doute qu'il n'y a que les Corps qui se meuuent veritablement, & que quand mesme l'Ame auroit la puissance de se mouuoir, ce ne seroit pas dans les Passions, qui sont des actions immanentes dans lesquelles le changement de lieu qui est necessaire au mouuement ne se peut rencontrer. Mais ses deffenses luy sont inutiles. Premierement, parce que le Mouuement local est commun aux Substances Spirituelles & Corporelles. Secondement, parce que celuy que l'Ame se donne dans les Passions se peut mettre au rang des actions immanentes qui ne sortent point de la puissance qui les produit : Car elle se meut en elle-mesme sans changer de lieu ; mais cela n'empesche pas que ses parties n'en changent par les diuerses situations qu'elles prennent, tout de mesme que l'eau qui est dans vne bouteille [p346] ne change point de lieu, quoy que ses parties se meuuent d'vn endroit à l'autre.

Pour establir plus solidement cette doctrine, il faut obseruer que toutes les choses ont besoin pour leur conseruation de connoistre ce qui leur est bon & mauuais, & de se mouuoir pour jouïr du bien, & fuïr le mal qu'elles connoissent. C'est pourquoy Dieu leur a donné à toutes deux Facultez principales, l'vne par laquelle elles connoissent ; l'autre par laquelle elles se meuuent, & celle-cy s'appelle Appetit. L'vne & l'autre sont de trois sortes selon les trois genres de choses qui composent l'Vniuers. Car la connoissance se fait dans celles qui sont purement Naturelles par l'Instinct, dans les Sensitiues par l'Imagination, & dans les Intellectuelles par l'Entendement. Il y a aussi trois fortes d'Appetit qui suiuent ces Connoissances, & qui font mouuoir toutes choses : l'Appetit Naturel pour celles qui sont insensibles. L'Appetit Sensitif pour les Animaux ; & la volonté pour l'Ame humaine & pour les Intelligences.

Tous ces Appetits sont les principes & les causes immdiates de tout Mouuement local, qui est propre & naturel à chaque chose. Car bien qu'on mette communement la Faculté Morice entre l'Appetit & le Mouuement, comme si c'estoit l'instrument de l'Appetit, & la cause prochaine [p346] du Mouuement. Neantmoins ceux qui ont examiné plus subtilment ces matieres ont jugé que dans les Animaux cette vertu estoit purement passiue, & que ce n'estoit que la disposition qui est dans les membres à se laisser mouuoir. L'Ame d'vn animal, dit S. Thomas, ne meut que par le Sens & par l'Appetit, & la vertu qui execute la Mouuement ne sert à autre chose qu'à rendre les membres obeïssans à l'empire de l'Appetit.

Or si cela est vray dans les choses materielles, à plus forte raison le sera-t-il dans les spirituelles, dont la nature est plus simple, & où la Volonté doit estre la seule cause de tous leurs mouuemens, Car puisque l'Entendement qui est le principe de leur Connoissance, connoist tout seul sans l'aide d'aucune autre Faculté ? Pour quoy la Volonté qui est le principe de leur mouuement aura-t-elle besoin d'vne autre vertu pour les faire mouuoir ? Apres tout le principe du mouuement ne peut estre tel, que parce qu'il fait mouuoir ; Et comme il est principe par soy-mesme, il doit aussi mouuoir par soy-mesme ; Et par consequent la Volonté meut toute seule. A la verité il faut vne vertu Motrice qui cause le Mouuement ; mais la volonté est elle-mesme cette vertu ; aussi bien que les autres Appetits le sont en toutes les choses corporelles.

Cela presupposé, pour bien conceuoir [p348] quels sont les Mouuemens qui forment les Passions ; Il faut examiner comment elles se font dans l'Ame separée & dans les Anges : car ils aiment, ils haïssent, ils sont susceptibles de joye & de tristesse. Parce que apres que nous sçaurons comment cela se fait en eux, nous verrons qu'il est necessaire qu'il se fasse aussi en nous de la mesme sorte. Disons donc que ces Passions sont des Mouuemens comme tout le monde est d'accord ; & par consequent ils appartiennent à la Volonté, parce que l'Appetit est le principe de tout Mouuement, & qu'il n'y a point d'autre appetit dans l'Ame separée, & dans les Anges que la Volonté. Or leur volonté ne se peut mouuoir que par la vertu qu'elle a de mouuoir ; Et cette vertu est la cause du veritable Mouuement local que l'Ange & l'Ame separée se donnent quand ils passent d'vn lieu à l'autre : Il faut donc que le Mouuement que leur volonté se donne dans les passions, soit aussi vn veritable Mouuement local, puisqu'il part de la mesme vertu, & qu'vne mesme vertu n'a qu'vn seul objet, vn mesme but & vne mesme action.

Enfin, c'est vne verité qu'on ne peut contester, que lors qu'vne Passion s'éleue dans l'Ange ou dans l'Ame separée, il s'y fait vn veritable changement : Or tout changement hors celuy qui se fait dans la substance quand elle s'engendre, ou qu'elle [p349] se corrompt, est, ou Mouuement Local, ou Alteration ou Accroissement ; Car il ne se fait point d'autres changemens veritables dans la nature. L'accroisement ne se trouue point dans les Substances Spirituelles qui ne croissent & ne diminuent iamais. Il n'y a point aussi de Philosophe qui ait dit que la Passion fust vne Alteration, & qui ne se soit serui des termes qui sont propres au Mouuement Local pour en expliquer l nature, comme de poursuivre, de fuïr, &c. Il faut donc que la Passion soit vn veritable Mouuement Local, puisqu'il n'y a point d'autre veritable changement qui lui puisse conuenir.

Article IV. Le Mouuement local de l'ame ne blesse point sa liberté

Mais ceci fit naistre vne difficulté fort considerable, qui regarde la liberté de la volonté que cette opinion semble blesser. Car si vn Ange d'vn plus haut ordre a le pouvoir d'empescher qu'vn Ange inferieur se meuue d'vn lieu à l'autre, il peut aussi empescher que ses parties ne se meuuent ; supposé qu'elles ayent vn Mouuement local. Et par consequent il l'empeschera de vouloir, puisque [p350]le Vouloir comprend toutes les passions de la Volonté qui se forment par le Mouuement interieur des parties comme nous auõs dit. D'ailleurs cét Ange pourroit non seulement empescher l'autre de vouloir, mais encore par la mesme raison, il le pourroit contraindre de vouloir, parce qu'il le pourroit mouuoir paar force en toutes les manieres que celuy-cy se pourroit mouuoit librement, & l'engageoit ainsi en toutes les Passions malgré qu'il en eust. Cependant c'ext vne verité qu'on ne peut mettre en doute, que la Volonté est libre en tous ses Mouuemens, & qu'il n'y a aucune puissance qui la puisse contraindre.

Quelque force que semble auoir cette Objection, il nous seroit facile 'y respondre si nous voulions suiure la doctrine de S. Thomas, qui tient que les Anges ne peuuent estre ensemble en vn mesme lieu. Car en ce cas-là, l'vn ne pourroit penetrer l'autre, ny par consequent empescher lr mouuement interieur de ses parties.

Mais parce que le fondement de cette opinion est contraire aux hypotheses que nous auons establies ; Et qu'il est plus probable que les Substances Spirituelles se penetrent puis qu'elles n'ont point l'Extension quantitatiue, qui est l'vnique cause de l'impenetrabilité ; Qu'il n'ya pas plus de raison, pourquoy vn Ange ne puisse en penetrer vn autre ; qu'il y en a [p351]qu'il penetre l'Ame & le corps d'vn Homme, Et qu'enfin cette legion de Demons qui possedoit l'Energumene de l'Euangile deuoit vray-semblablement estre en vn mesme lieu. Toutes ces considerations, dis-je, nous obligent à chercher vn autre moyen pour sortir de cette difficulté.

Ne pourrions-nous donc pas dire que l'Ange est vne substance, qui de sa nature est en perpetuel Mouuement, comme dit saint Iean Damascene, & qu'il n'y a point de cause qui le puisse empescher de se mouuoir. Car s'il y a des Corps qui se meuuent continuellement comme les Astres ; s'il y en a mesme dont on ne peut arrester le Mouuement sans les destruire comme la flamme : Pourquoy n'en sera-t-il pas de mesme des Substances Intellectuelles qui sont plus actiues & plus mobiles que quelque Corps que ce soit ? Elles peuuent donc se penetrer l'vne l'autre sans empescher les Mouuemens qu'elles se donnent interieurement ; comme les autres, sans s'vnir ny se confondre, & sans mettre aucun obstacle au mouuement particulier que chacune peut auoir.

Cette raison neantmoins ne satisfait pas pleinement l'esprit : car elle laisse toûjours à deuiner pourquoy vn Ange qui est plus puissant qu'vn autre, le peut empescher de se mouuoir d'vn lieu à l'autre, ou luy faire changer de place : sans [p352] pouuoir faire cesser ou changer le mouuement qu'il donne à ses parties, quoy que cela soit plus facile à faire.

Il faut donc dire premierement Qu'encore qu'vn Ange peust imprimer en vn autre les mouuemens qui sont propres aux Passions, il n'y exciteroit pas pour cela les Passions : non seulement parce que ces mouuemens estrangers manqueroient du motif qui fait la principale partie de la Passion, comme nous montrerons en suite ; mais encore parce que les Passions sons des actions vitales qui partent de principe interieur de la vie. De sorte que ces mouuemens venans d'vne cause exterieure ne seroient pas des Passions : Et tout ce qu'ils pourroient faire, ce seroit d'ébranler la volonté, & de la disposer à se mouuoir elle-mesme, & former apres des Passions veritables.

Mais sans approuuer cette supposition, il est plus seur e dire : Qu'il n'y a aucune substance crée qui puisse empescher le mouuement que se donnent les parties de l'Ange & de l'Ame raisonnable, ny leur en imprimer vn autre par vïolence. Car quoy que naturellement elle en ait la puissance ; Dieu n'a pas permis qu'elle s'en puisse seruir sur eux. Comme il a voulu que la Pensèe que leur Entendement forme fust cachée auc autres Intelligences, quoy qu'elles soient naturellement capables de la connoistre plus facilement [p353] que les choses corporelles : Aussi a-t-il voulu que les mouuemens interieurs où consiste le Vouloir fussent libres, & qu'ils ne pussent estre violentez par quelque puissance que ce fust, quoy que sans ce priuilege elle l'eust pû faire.

Et certainement il estoit de la Prouidence, qu'ayant pourueu à la seureté de toutes les choses qu'il a crées, elle conseruast aux Substances Intellectuelles, le secret des pensées & des mouuemens de la volonté, sans lequel elles eussent esté souuent en peril, & toûjours en inquetude. Quel desordre seroit-ce dans le monde, si chacun connoissoit ce que l'autre pense, & ce qu'il a enuie de faire ? Et si quelque Creature estoit capable de cette connoissance, comment Dieu diroit-il qu'il est le seul qui voit le fond & le secret des Cœurs ?

Il n'y a donc aucune puissance creée qui puisse empescher ny causer les mouuemens interieurs de l'Ange ny de l'Ame humaine ; & quand il s'en trouueroit quelqu'vne qui auroit assez de force pour cela, elle seoit retenuë & liée par la Sagesse de Dieu, pour ne troubler pas l'ordre qu'il a mis dans l'Vniuers. Tout le monde sçait ce que les Demons peuuent faire sur la Terre, & tout le monde sçait aussi qu'ils ne font pas tout le mal qu'ils peuuent faire ; parce que la Puissance diuine les retient & les empesche d'agir.[p354] Par la mesme raison, quoy que leur nature donne le pouuoir d'exciter ou d'arrester les mouuemens de la volonté : Neantmoins Dieu a mis vn frein à ce pouuoir qui suspend son action tout autant de temps que la volonté s'oppose à leur dessein. Car il est certain que quand elle y cnsent, ils peuuent changer tous les mouuemens qu'elle se donne, & connoistre les plus secrettes pensées que l'Entendement peut former, comme ous auons montré ailleurs.

On nous pourroit encore objecter ; Que bienqu'vn Ange n'ait aucun pouuoir sur les mouuemens interieurs de la volonté d'autruy, il peut neantmoins les remarquer, & connoistre par consequent toutes les Passions, puisqu'il sçait le mouuement qui est propre à chacune : Auquel cas il connoistroit le secret des pensées.

On pourroit respondre à cela ; Que la Connoissance de ces mouuemens luy est deffenduë aussi bien que celle des pensées. Mais il est plus seur de dire ; Qu'il peut connoistre le mouuement particulier d'vne Passion, sans connoistre precisément la Passion : Parce qu'elle ne consiste pas dans le seul mouuement qui n'en est s'il faut ainsi dire que le corps & la matiere : c'est le motif qui en fait la principale partie, & qui en est comme l'Ame & la forme. Et il arriue à toute heure qu'vne mesme espece de mouuement sert à deux Passions[p354] differentes. Car les mesmes mouuemens qui font les Passions de l'Appetit Concupiscible, font celles de l'Irascible ; L'Amour a son mouvement pareil à celui de la Hardiesse ; cluy de la Crainte est semblable à celuy de la Haine, & ainsi des autres, comme nous dirons cy-apres: Mais la difference qui se trouue entre-elles vient des diuers motifs qu'elles ont. De sorte qu'vn Ange qui en penetrera vn autre, pourra bien connoistre le mouuement de la Passion dont il est agité ; Mais il ne pourra s'asseurer que ce soit celle-là ou vne autre, parce qu'il en ignorera le motif, qui est dans le secret de la pensée, dont la connoissance luy est interdite.

Au reste, quand nous disons qu'vn Ange en peut penetrer vn autre ; ce n'est pas à dire qu'il le puisse toujours faire. Celuy-cy le peut empescher par la fermeté qu'il se donne, ou par vn autre mouuement plus fort qû'il oppose à celuy qui le veut penetrer. Car les Intelligences ne peuuent agir physiquement sur les choses que par le mouuement local, n'estant pas capable d'y produire aucune autre action naturelle ou vitale, comme la Mataphysique enseigne.

Article V. De quels mouuemens l'Ame separée se peut mouuoir

S'Il est donc vray que l'Ange & l'Ame separée ayent des parties, & que sans changer de lieu, ils les puissent mouuoir interieurement. Il faut voir quels mouuemens ils leur peuuent donner : car delà on connoistra de combien de Passions ils peuuent estre agitez. A ce dessein il faut supposer qu'il y a quatre sortes de Mouuemens qui sont les premieres de toutes, & dont toutes les choses qui se meuuent sont susceptibles, qui est de s'Estendre, de se Resserrer, de Monter, & de Descendre.

On ne peut douter que les Anges & les Ames separées ne pùissent s'estendre & se resserrer, puisque ils peuuent occuper vn plus grand ou vn plus petit espace ; cela ne se pouuant faire que leur substance ne s'estende & ne se resserre. Maïs il y a quelque difficulté à conceuoir comment elles montent & qu'elles descendent : Parce qu'il n'y a point de haut ny de bas qui determinent en eux ces sortes de situation comme il y en a pour le Corps. Neantmoins si on considere, Que tout ce qui a vne Extension peut auoir vn centre, [p357] à l'egard duquel ses parties se peuuent mouuoir en s'approchant ou s'éloignant de lu y: Et que tout ce qui se meut du centre à la circonference Monte, comme il Descend quand il va de la circonference au centre. Il ne faut pas douter que les Anges & les Ames separées qui ont vne Extension, & qui mesme sont naturellement de figure ronde, n'ayent aussi vn centre, à l'égard duquel leurs parties montent ou descendent selon qu'elles s'approchent ou s'éloignent de luy.

Cela demeurant donc pour constant, que ces Substances ont des parties qui peuvent souffrir ces sortes de mouuemens : Si la Passion est vne émotion de l'appetit pour iouïr du bien, & pour éuiter le mal ; c'est une necessité que les Passions dont l'Ange & l'Ame separée sont susceptibles, consistent dans le mouuement que leurs parties se donnent, ou du moins qu'elles en soient accompagnées ; puisqu'il est impossible qu'en voulant s'approcher du bien ou s'éloigner du mal, ils n'agitent leurs parties conformément à ce dessin-là, quand bien la Passion seroit vn mouuement Mataphorique. Car si les Esprits & les autres parties de Corps se meuuent dans les Passions de l'Homme, pourquoy les parties de l'Ange qui sont bien plus mobiles, ne se mouvront-elles pas dans celles qu'il ressent ? Et ce dautant plus que par le veritable mouuement local qu'il leur [p358] fait faire, il s'approche effectiuement du bien & s'éloigne du mal.

Et comme c'est là son veritable dessein, & que la Passion ne peut auoir d'autre but, il s'ensuit qu'elle consiste dans ce mouuement-là, sans qu'il soit besoin de s'en figurer vn Metaphorique qui ne seruiroit de rien à la fin qu'elle pretend, qui est de iouïr effectiuement du bien, & d'éuiter le mal ; puisqu'il ne la feroit pas approcher ou éloigner de l'vn ny de l'autre.

Autant que d'appliquer aux Passions les quatre sortes de mouuemens dont nous venons de parler, il faut se ressouuenir de ce que nous auons dit au traité de l'Art de connoistre les Hommes, que chaque Appetit a deux parties, la Concupiscible & l'Irascible ; par la premiere il poursuit le bien & fuit le mal ; par l'Irascible, il s'oppose ou se rend aux difficultez qui se presentent. Car comme l'Vniuers est remply de choses qui sont contraires & opposées les vnes aux autres, il n'y a rien qui y puisse demeurer sans trouuer des ennemis qui l'attaquent : De sorte qu'il a esté de la prouidence de la Nature de donner à chaque chose, non seulement les vertus qui estoient necessaires pour faire ses fonctions ordinaires, & comme domestiques ; mais encore celles qui la deuoient deffendre des attaques estrangeres, & empescher les violences qu'elle [p359] pouuoit receuoir de dehors.

C'est pourquoy toutes les choses ont des qualités propres à conseruer leur estre, & d'autres qui peuuent destruire leur contraire ; Et celles qui sont viuantes où ces vertus sont plus distinctes, ont eu pour cela deux Appetits differens : Le Concupiscible pour chercher ce qui leur est conuenable, & fuïr ce qui leur est nuisible ; Et l'Irascible pour resister au mal, -pour l'attaquer & pour le destruire s'il en est de besoin. Enfin, l'Irascible est celuy qui gouuerne les forces & qui les ménage selon que le mal luy paroist foible ou puissant.

Ces deux parties de l'Appetit se peuuent mouuoir ensemble ou separément. Car dans la Douleur il n'y a que la partie Concupiscible qui se meuue ; Et dans la Hardiesse il n'y a que l'Irascible : Mais dans la Colere toutes les deux sont Agitées ; estant composée de la douleur & de la hardiesse. Quand elles se meuuent separément, elles forment les Passions Simples ; quand elles se meuuent ensemble, elles font les Passions Mixtes.

Les Passions Simples de l'Appetit Concupiscible, sont l'Amour & la Haine la Ioye & la Douleur : Celles de l'Irascible sont la Hardiesse & la Crainte, la Constance & la Consternation.

Or on ne peut douter que dans l'Amour la volonté ne se porte vers le bien, & [p360]qu'elle ne sorte comme hors d'elle mesme pour s'vnir à luy. Au contraire, dans la Haine, elle fuït le mal & rentre en soy-mesme pour en éuiter les approches. Dans la Ioye elle se dilate & se répand sur le bien, afin de le posseder & le gouster en toutes les parties : Et dans la Douleur elle se resserre & se ramasse pour estre moins exposée au mal, pour se cacher de luy, & pour luy faire comme vn plus libre passage.

Les mesmes mouuemens se font aussi dans l'Irascible. Car dans la Hardiesse la volonté sort hors d'elle-mesme, comme dans l'Amour, pour attaquer le mal ; dans la Crainte, elle se retire comme dans la Haine, ne se trouuant pas assez forte pour le combattre ou pour luy resister. Dans la Constance elle s'affermit & se resserre comme dans la Douleur, pour s'opposer aux assauts du mal ; Et dans la Consternation elle s'étend & se relâche comme dans la Ioye, ne pouuant vaincre les difficultez qui enuironnent le bien, & perdant tout à-fit le courage.

Par tout-là il paroist que la volonté s'approche ou s'éloigne en effet du bien & du mal, & que pour ce subjet, il faut qu'elle monte ou qu'elle descende, qu'elle se dilate ou qu'elle se resserre ; qui sont de veritables mouuemens locaux, & les seuls moyens qui la peuuent faire arriuer à ses fins.[p361]

Comment l'Ame vnie au Corps se peut mouuoir

Si cela se passe ainsi dans les Anges & dans l'Ame separée, il ne faut pas douter que la mesme chose ne se fasse aussi non seulementdans l'Ame humaine vnie au Corps : mais encore dan l'Ame Sensitiue & dans la Vegetatiue ; parce que les Passions leur estant communes, il faut que les mesmes mouuemens où elles consistent leur soient aussi communs.

Et mesme on peut dire que toutes ces quatre differences de mouuemens dont nous venons de parler y sont si manifestes, qu'il faudroit estre aueugle pour ne les y pas remarquer. Car il est certain que dans l'Amour & dans la Hardiesse les Esprits sortent du Cœur & se iettent en dehors : d'où vient la rougeur & la chaleur des parties exterieures ; Que dans la Haine & dans la Peur, ils se retirent & rentrent au fond des entrailles, comme la palleur & la froideur des membres le témoignent. Qu'ils se dilatent dans la Ioye, & souuent auec tant de violence, qu'ils dissipent toutes les forces, & causent quelquesfois la mort ; Et qu'enfin [p362] ils se reserrent dans la Tristesse aussi-bien que le Cœur & les arteres.

Et bien que les Passions ne consistent pas en ces mouuemens-là, parce que c'en sont plustost les effets que les causes ; neantmoins comme c'est l'Ame qui les fait mouuoir, on ne peut douter que le mouuement qu'elle lur donne, ne soit conforme à celuy qu'elle ressent en elle-mesme ; puisque tout mouuement qui est imprimé, est l'image de celuy qui est dans le moteur, comme nous auons dit cy-deuant.

L'Ame se donne donc alors les mesmes mouuemens qne [que] souffrent les Esprits, & pour le dire plus generalement, elle forme ses Passions estant vnie au Corps, de la mesme maniere que lors qu'elle est separée. Car elle se meut en soy-mesme en agitant ses parties, & les faisant estendre ou resserrer, monter ou descendre comme nous auons dit.

Mais comment estant vnie & attachée au Corps, peut-elle se mouuoir de la sorte ? Car il faut de deux choses l'vne, ou que ses parties se destachent d'auec luy pour auoir la liberté de faire tous ces mouuemens : ou que luy-mesme les souffre auec elle. Cependant il est certain que l'Ame ne se peut separer des parties qu'elle anime sans les faire mourir : Et il n'est pas possible que les chairs, les nerfs & les os ausquels elle est vnie, puissent se mouuoir de la mesme maniere dont nous vuolons [p363] qu'elle se meuue.

Il est facile de leuer ces difficultez pour ce qui regarde l'Ame Raisonnable, si on se souuient de ce que nous auons dit au commencement de cét ouurage, où nous auons montré qu'elle a des parties libres, par le moyen desquelles elle forme toutes ses actions spirituelles, car c'est par elles qu'elle connoist & qu'elle veut. De sorte qu'il n'est point necessaire qu'elles se destachent du corps pour se donner les mouuemens que demandent les Passions, puisqu'elles n'y sont point attachées, & qu'elles peuuent se mouuoir toutes seules, sans que le corps participe à leur mouuement. Ie sçay que les Esprits s'agitent dans les Passions de la Volonté, Aussi bien qu'en celles de l'Appetit Sensitif. Mais outre que toute cette agitation n'est point de l'essence des Passions, & que ce n'en est que l'effect & la suitte ; il y en a beaucoup où les Esprits ne sont point agitez, & qui demeurent dans la volonté sans descendre ny se communiquer aux facultez corporelles.

Il y a plus de difficulté pour les Passions de l'Ame Sensitue & de la Vegetatiue ; parce que l'vne ny l'autre n'a point de parties qui ne soient liées & attachées au corps. Mais il faut aussi considerer que les Esprits sont le veritable siege, & le premier & principal subjet où reside l'Appetit qui forme ces Passions-là : comme [p364] nous auons montré aux Discours preliminaires de l'Art de Connoistre les Hommes. Car cela presupposé, il n'y a rien qui empesche que les Esprits ne se meuuent auec l'Appetit, puisqu'ils sont susceptibles de toüs les mouuemens que l'Ame se donne, selon l'obseruation que nous venons de faire. De sorte qu'il est inutile de nous objecter que les chairs, les nerfs, ny les os ausquels l'Ame est vnie, ne peuuent suiure les mouuemens qu'elle a ; parce que ce ne sont pas ces parties-là qui se meuuent dans les Passions, ou du moins ce n'est pas ce qu'il y a de sensible & de grossier en elles: ce sont seulement les Esprits qui entrent en leur composition.

Ce n'est pas que quand les Passions sont fortes, les membres ne suiuent les mouuemens de l'Ame, car le cœur & les autres visceres se resserrent comme elle dans la Tristesse ; les chairs s'enflent & se dilatent dans la Ioye, les nerfs se roidissent dans la Constance, & se relachent dans le Desespoir, comme on peut voir dans le discours particulier de chaque Passion.[p365]

Objections contre la doctrine proposée

C'est là tout ce que nous aurions à dire de la maniere dont l'Ame se meut, apres en auoir déja parlé autrefois ; n'estoit que deslors, on nous proposa quelques difficultez qu'il est à propos de leuer pour l'entier éclaircissement de cette doctrine. Car quoy que les principes que nous auons posez les rendent vaines & faciles à resoudre, il ne sera pas inutile de les examiner à fond, pour faire voir d'autant mieux leur foiblesse, & la verité ou du moins la vray-semblance de nos Conjectures.

On nous a donc objecté premierement ; Que si l'Ame se meut localement dans le Corps, il n'y a rien qui la puisse empescher de se retirer d'vne partie qu'elle anime, & la laisser morte pour quelque temps, & puis la faire reuiure à sa volonté ; qu'elle ne puisse mesme abandonner tout le Corps, quand il luy plaira d'en sortir & y rentrer si elle veut ; qui sont toutes choses absurdes & contraires à la raison & à l'esperience.

Nous avons déja satisfait à cette objection, quand nous auons dit qu'il y a deux [p366] sortes de parties dans l'Ame Raisonnable ; les vnes qui sont vnies au Corps ; les autres qui sont libres & détachées de la matiere. Celles-cy se peuuent retirer d'vn membre sans le faire mourir, parce qu'elles ne l'animent pas n'estant point vnies auec luy. Et il ne faut pas douter que lors que la volonté se trouue saisie d'vne extréme Tristesse, toutes ces parties-là qui sont libres, & qui sont répandües par tout le Corps sans l'animer, ne se retirent & ne s'enfuyent aux fources sources de la vie. Quant à celles qui sont vnies au corps, il est vrai qu'elles ne se peuuent retirer des membres qu'elles animent, ny se separer d'eux sans leur causer la mort. Mais quand elles se retirent, & qu'elles changent de place dans les Passions, elles ne quittent point les parties du Corps qu'elles animent ; parce que celles qui se meuent alors, animent les Esprits, & ne les quittent point, les portant auec elles aux lieux où elles vont.

Secondement on nous dit : Que la foy nous apprend que l'Ame est indiuisible, & par consequent elle n'a point de parties. Qu'elle est toute en chaque partie du Corps, & que la mesme substance & la mesme entité, qui est dans la teste, est encore dans les utres membres ; Et comme elle est la mesme par tout, on ne peut pas dire que ses parties soient [p367] meuës & agitées dans le Corps, comme celles de l'eau le sont dans vn vase, puisque celles-là changent de place, & que toute la substance de l'Ame demeure comme auparauant, quelque mouuement que l'on y suppose.

Tout ce Raisonnement se détruit par les choses que nous auons prouuées en diuers endroits de cét ouurage. Car nous auons montré dez la commencement. Que l'Ame est veritablement indiuisible, mais que cela n'empéche pas qu'elle n'ait des parties qui ne se peuuent iamais diuiser, quoy qu'elles se puissent mouuoir diuersement. En second lieu, que l'Ame n'est toute en chaque partie du Corps qu'à l'égard de son Essence, & non pas de son Entité ; & que cette partie de la substance qui est dans la teste, n'est pas la mesme que celle qui est dans les autres membres. Enfin, nous auons fait voir dans che Chapitre cy ; Que ses parties se meuuent comme celles de l'eau dans vn vase, & qu'il n'est pas vray par consequent que dans les mouuemens qu'elle se donne dans les Passions, elle demeure au mesme estat qu'elle estoit auparauant.

On insiste encore, Que l'Ame estant toute en chaque partie, il est superflu de luy donner ce mouuement d'agitation ; parce que si elle se meut ainsi dans le Corps, il faut que ce soit pour produire [p367] quelque effet par vne de ses parties, qu'elle ne sçauroit produire par vne autre. Ce qui ne se peut pas dire, puisque n'ayant point de parties, ce qui entre en vne place n'est autre chose que ce qui en sort ; ainsi l'vn & l'autre y peut produire esgalement le mesme effet, sans qu'il soit besoin pour cela de rien remuer. Et mesme la substance de l'Ame estant toute semblable ; quand on luy donneroit des parties distinctes l'vne de l'autre, en vain les feroit-on mouuoir pour la production de diuers effets, puisque l'vne seroit aussi propre à les produire que l'autre. Cette raison suppose que l'Ame n'a point de parties ; & que quand elle en auroit, l'vne seroit aussi propre à faire vne action que l'autre. Le premier ne merite pointde reponse ; le second demande quelque distinction. Car il est vray que l'Ame considerée en soy a toutes ses parties homogenes & de mesme nature, qui sont par consequent également propres à produire toutes les actions de la vie. Mais parce qu'elle ne peut agir qu'auec des organes, quand vne de ses parties est vnie a quelqu'un, elle est tellement determinée a l'action qui est propre à cet organe, qu'elle n'est plus capable de faire les autres. Or il estoit necessaire qu'entre ces parties, il y en eùst qui se meussent & qui changent de place pour [p369] approcher l'Ame du bien, & pour l'éloigner du mal, comme nous auons dit.

On dit enfin que l'Ame ayant le pouuoir de se mouuoir de toutes parts quand elle est separée, si elle vsoit de ce pouuoir dans le Corps, elle pourroit le faire monter & le tenir suspendu en l'air, aussi long-temps qu'elle voudroit ; Elle pourroit aussi le pousser en auant & en arriere, le faisant aller d'vn lieu à l'autre sans qu'il fust obligé de remuer les iambes, tout de mesme qu'vn Ange le peut faire, & comme les Poëtes ont feint que leurs Dieux marchoient, incessu patuit Dea. Cette objection regarde le Mouuement Local que l'Ame donne au Corps, dont nous allons parler, & dans l'examen duquel on trouuera la solution de cette difficulté.

Des Mouvemens que l'Ame donne au Corps

Apres avoir parlé des Mouvemens de l'Ame qui sont des choses où les Sens ni l'experience ne nous ont pû secourir, il semble qu'ayant à traiter de ceux du Corps, nous ne serons pas exposez à toutes les difficultez qui se sont presentées dans l'examen des autres, et qu'il n'y aura qu'à consulter les yeux pour apprendre comment ils se font. Mais pour dire le vray, il n'y aura que ceux qui n'ont pas approfondi ces matieres qui puissent tomber en cette pensée. Car outre qu'il est difficile de comprendre comment l'Ame humaine qui est spirituelle, puisse faire mouvoir le Corps; puisque les choses qui agissent les unes sur les autres doivent avoir quelque chose de commun qui serve de fonde- ment a leur action; et qu'il n'y a rien de pareil entre les substances spirituelles et les corporelles. Qui sçaura les contestations qu'il y a parmi les Philosophes sur le prin- cipe de ces mouvemens, et sur les organes qui les doivent executer; et l'obscurite qu'ils nous ont laissée dans la decision qu'ils en ont voulu donner zjugera bien que nous ne sommes pas ai la fin de nostre travail, et qu'avec toute l'aide que les Sens nous promettent, nous ne pouvons nous asseurer de sortir plus heureusement que les autres d'un pas si difficile.

Il y a deux sortes de mouvemens

Pour donner un fondement certain à cette recherche, il faut presupposer qu'il y a deux sortes de Mouvemens que l'Ame excite dans le Corps humain. Les uns sont appellez Volontaires, qui se font en suite de la Connoissance de l'Imagination ou de l'Entendement, comme ceux qui sont destinez pour marcher, pour prendre, pour repousser, etc.

Les autres sont Naturels, et se font sans la par- ticipation de ces facultez, tel qu'est le batement du Coeur et des arteres, le cours du sang dans les veines, la separation des Excremens, et tous les autres qui sont du ressort de la faculte Vegetative.

Quant aux Mouvemens volontaires, l'Anatomie nous a appris que les Muscles en sont les propres et les principaux organes : Mais qu'ils ne peuvent neantmoins se mouvoir qu'ils ne recoivent l'influence du Cerveau par le moyen des nerfs qui entrent en leur composition. Car si ces nerfs sont couppez ou bouchez, si les facultez superieures sont distraites ou destruites; en un mot si le Cerveau n'influe et ne communique sa vertu aux Muscles, il ne s'v fait aucun mouvement.

Quelle estl'influence du Cerveau qui coule par les nerfs

C'est là la source de toutes les difficultez, et de toutes les contestations que l'on a formées sur ce subjet. Car outre que la pluspart des Medecins ont conclu delà que le Cerveau estoit le principe de ce mouvement; on est en peine de sçavoir quelle est cette Influence que le Cerveau communique aux muscles. Est-ce la vertu motive ou quelque autre chose? Sont-ce les Esprits ani- maux qui la leur portent; ou si elle se respand d'elle-mesme comme la lumiere?

Le premier point sans doute qu'il faut exami- ner en cecy, est de sçavoir quelle est cette Influence, et ce qui coule par les nerfs dans les muscles pour les faire agir. Je ne veux pas perdre le temps a refuter une opi- nion qui s'est introduite depuis peu sur ce subjet, parce qu'elle est contraire à l'experience, et n'est pas mesme concevable. Car elle veut que la Glande qui est au milieu du Cerveau se meuve incessamment, soit par l'impression que les objets sensibles y font, soit par l'agitation que les Esprits et l'Ame mesme luy donnent; et que selon qu'elle se meut d'un .coste ou d'autre, elle pousse les esprits dans les nerfs et dans les muscles pour faire mouvoir les parties.

Il suffira de dire en passant que la supposition qu'elle fait que cette Glande se meut est fausse; que c'est une chose certaine qu'elle ne se trouve que dans les Animaux qui ont du sang; et que tous les autres se meuvent sans elle : d'où il s'ensuit, que ce n'est pas le principe du mouvement. D'ailleurs elle croit que le ven- tricule sur lequel cette Glande est suspendue, contient les esprits animaux qui la font mouvoir, et qu'elle fait aussi mouvoir. Cependant ce ventricule ne reçoit autre chose, que les excremens du Cerveau, comme nous avons montre cy·devant. Mais le moyen de concevoir que les agitations que cette Glande souffre, puissent causer tous les divers mouvemens qui se font dans les membres? et comment dans un si grand nombre de nerfs et de muscles qu'il y a dans le corps, et que l'Ame ne connoist point, elle se peut determiner à envoyer des Esprits a l'un plustost qu'a l'autre? Sans nous arres- ter donc davantage à combatre ces chimeres; Voyons ce que les plus sçavans Medecins ont pense de l'Influence dont est question.

La pluspart tiennent que ce sont les Esprits Ani- maux qui portent avec eux la vertu sensitive et la vertu motive. Mais c'est une chose estrange que ceux qui sont dans ce sentiment, confessent que ces Esprits ne sont point animez, et que cependant ils leur donnent des ver- tus animales qui n'ont point d'autre subjet que l'Ame mesme, et qui n'en peuvent jamais estre separées. D'ailleurs quand ils seroient animez comme il est plus vray-semblable; puisque ce sont des Corps, ils ne se peuvent mouvoir, ni se porter de la teste aux pieds qu'avec du temps : Neantmoins si tost que l'Imagination a resolu de mouvoir le pied, il se meut au mesme instant. Ce ne sont donc pas ces Esprits qui luy portent la vertu motive, puisqu'il se meut avant qu'ils l'ayent aborde.

Il est vray que le Cerveau les respand inces- samment dans les nerfs, et que ces parties n'en peuvent estre privées. Mais s'ils portent la vertu motive avec eux, pourquoy les membres ou ils sont ne se meuvent-ils pas continuellement? Pourquoy le nerf estant couppé, le mouvement cesse-t-il tout à coup, puisqu'il reste assez d'esprits dans les Muscles pour les mouvoir du moins un peu de temps apres? Apres tout, comment ces Esprits pourroient-ils faire mouvoir les Musclés, puis- qu'ils ont des mouvemens contraires? Car celuy des Esprits ne peut estre qu'une impulsion qui les pousse en avant; et le mouvement des Musclés est une attrac- tion qui retire à soy le membre où ils sont attachez, comme nous allons montrer.

Enfin les facultez animales sont des qualitez constantes qui resident dans les organes quand ils ont la composition et le temperament qui leur sont propres. Car l'oeil qui a tout ce qui est necessaire a sa structure et à son temperament, a aussi la faculté visive, encore que le sommeil, encore que la cataracte et la goutte serene l'empeschent de voir : Autrement il ne pourroit jamais recouvrer la veué en ces rencontres, puisqu'il n'y a point de retour de la privation à la puissance, comme disent les Escholes.

En effet à considerer les Facultez Vitales en elles-mesmes, c'est ai dire selon leur essence et leur existence, elles sont dans l'Ame comme dans leur pre- mier et veritable subjet; et par tout où est l'Ame, elles y sont aussi parce qu'elles en sont inseparables. Mais si on les regarde dans leur fonction et selon qu'elles doi- vent agir, il faut non seulement qu'elles avent les organes qui leur sont destinez, mais encore les condi- tions exterieures qui sont necessaires à leur action.

Ainsi la Faculté Visive est dans toute l'Ame, et Aristote avoit raison de dire que si les veux estoient aux talons, l'Ame verroit en ces parties-là comme dans la teste, parce que cette faculté eu esgard à sa nature est par tout où est l'Ame. Mais elle n'est en puissance d'agir que dans les yeux : encore est-ce une puissance esloi- gnée, si le Cerveau ne concourt a leur action, si les paupieres ne sont ouvertes, si la lumiere n'esclaire les objets. Les Grecs ont este heureux a distinguer ces divers estats. Car la faculte dans l'Ame, c'est leur ôuvdug; dans les Organes, c'est leur entelecheia; dans l'Action qui suppose les conditions exterieures, c'est leur energheia. Il en faut dire autant de la Vertu Motive; elle est dans l'Ame comme en son premier subjet ; dans les Muscles, elle a la puissance d'agir; mais c'est une puissance esloignée qui ne se peut mettre en exercice que par l'Influence du Cerveau. De sorte que cette Influence ne donne pas la vertu motive, qui est dans les Muscles avant que l'autre y soit receue : ce n'est qu'une condition exterieure qui met cette vertu en estat d'agir.

Ces considerations ont fait penser à quelques- uns : Que les Esprits ne portoient pas et la verite la vertu motive aux Muscles, mais une certaine temperature qui les rendoit capables de se mouvoir. Ceux-lâ n'ont pas mieux reussi que les autres. Car outre que les Esprits ne peuvent pas aller si viste aux parties esloignées, et que le mouvement des muscles devance leur abord, comme nous avons dit : Il n'y a aucune temperature qui ne se rapporte aux qualitez actives, lesquelles ne s'impriment et ne s'en vont pas en un instant. Il faut quelque temps à la chaleur pour s'introduire en un subjet, et apres que elle y est imprimée, elle ne se perd pas en un moment. Cependant les Muscles se meuvent au mesme instant que l'Imagination l'ordonne; et si tost que le nerf est couppe, leur mouvement cesse tout à coup. Il n'y a donc point de chaleur ni d'autre qualite elementaire qui puisse couler par les nerfs et donner aux Muscles la vertu de se mouvoir.

Ce n'est pas que les Esprits Animaux qui s'in- sinüent dans les parties, ne les rendent plus soupples pour le mouvement, et plus propres pour recevoir l'impression des objets sensibles; parce qu'én leur faisant part de leur subtilité, ils les rendent moins matérielles, et par conséquent moins pésantés et moins grossiéres. Mais tousjours ce né sont que des dispositions passives, qui ne donnent point la vertu de sentir ni de se mouvoir.

Comme on a donc veu qu'il estoit impossible que la Faculté Motivé coulast dans les Musclés, puisque ils l'ont avant que le Cerveau la leur puisse communiquer; ni qu'aucune autre vertu leur fust apportée par les Esprits pour les faire mouvoir, puisqu'ils se meuvent avant que les Esprits y puissent aborder : on a esté contraint de dire que l'Influencé dont est question, se faisoit par une certaine qualité qui n'est point portée par les Esprits, mais qui d'elle-mesme se respand en un moment à travers les nerfs, de la mesme sorte que la lumiere et la vertu magnetique se respandént et sé multiplient dans l'air. Que cette qua- lité mét la Vertu Motivé qu'ont les muscles dans la derniere disposition de se mouvoir : et que si lé Cerveau ne la pro- duit, ou si le trajet en est empesché par quelque cause que ce soit, ils demeurent immobiles.

Tout cela sans doute est veritable; et c'est aussi jusqués ou les plus clairvoyans ont penetré. Mais il n'y en a pas un qui nous ait dit quelle est la nature dé cette qua- lité; déquoy elle sert au mouvement; et pourquoy sé réspandant également en tout un membre, elle n'excite pas tous les musclés qui y sont, à se mouvoir, ét ne choisit que ceux qui sont propres au mouvement qui se doit faire.

Il y aura peut-estre de la témérité a vouloir pas- ser au delà de ce qui a arresté de si grands Hommes. Mais il y a des témeritéz heureuses; et les principes que nous avons establis aux discours precedens, nous pro- mettent de lever toutes ces difficultez.

Il faut donc se souvenir de ce que nous venons de dire, que la Vertu Motivé est dans les Musclés, quand ils ont la structure et le tempérament qui leur sont propres. Que cette vertu n'est autre que l'Appetit mesme, qui est la seule partie de l'Ame qui se meut et qui fait mouvoir le corps, comme nous avons montre au Cha- pitre precedent. Que l'Appetit ne se peut mouvoir sans connoissance, parce que c'est une puissance aveugle qui a besoin d'estre conduite par une autre. Et que dans les mouvemens volontaires, c'est l'Imagination qui l'esclaire, et qui luy donne la Connoissance des mnuvemens qu'il doit faire.

En second lieu, Que cette Connoissance consiste dans les Images que l'Imagination se forme en elle-mesme : et que ces Images sont des qualitez qui comme la lumiere se respandent en un moment en toutes les parties ou la vertu motive se trouve. Ce que nous avons amplement prouve au Chapitre de la Connoissance Sensitive.

De tout cela il s'ensuit que quand l'Imagination a resolu et ordonnê quelque mouvement, l'Image où consiste cette resolution se porte aux membres qui se doivent mouvoir et excite l'Appetit, c'est a dire la Vertu Motive qui y est, à executer le mouvement qu'elle ordonne. De sorte que s'il arrive que cette Image ne puisse couler dans les muscles qui sont les organes du mouvement; il est impossible qu'ils se puissent mouvoir, puisque l'appetit qui y reside est alors prive de la Connoissance qui doit l'esclairer et le conduire.

Or il n'y a que les nerfs qui puissent servir de canaux pour porter cette Image; dautant qu'elle se forme dans le Cerveau, et que c'est par eux seuls que cette par- tie a communication et liaison avec les autres. Il ne faut donc pas s'estonner, si quand l'Ame cesse de produire ces Images; et si quand les nerfs sont couppez ou bou- chez, il ne se fait plus de mouvement dans les membres; puisque le traject et l'abord de ces Images ne s'v fait plus.

Au reste il faut se ressouvenir icy que toutes les Images qui sont dans l'Ame ne sont autre chose que les Notions qu'elle a formées sur les objets, et que celles de l'Estimative qui est la seule qui ordonne le mouve- ment, sont autant de jugemens et de propositions par lesquelles elle juge qu'il est bon de se mouvoir et com- mande en suite à l'appetit de le faire. De sorte que l'Image qui contient cette proposition est celle qui coule dans les muscles, et qui les excite à se mouvoir.

Voilà en quoy consiste l'Influence que le Cer- veau leur communique, il n'en faut point chercher d'autre pour les faire mouvoir. Car ni les Esprits Ani- maux, ni aucune autre qualite, quand mesme ce seroit une lumiere comme quelques-uns ont dit, n'y servent de rien. Ce n'est pas que cette Image ne soit veritablement une lumiere pour les raisons que nous en avons données aux discours precedens, mais ce n'est pas comme lumiere qu'elle excite le mouvement; c'est parce qu'elle porte le Commandement de l'Imagination.

Le Cerveau n'influë rien pour le sentiment

On pourroit demander si l'Image qui porte le Commandement aux muscles pour les faire mouvoir, sert aussi à les faire Sentir : Parce que l'on void que quand les nerfs sont bouchez ou couppez, le sentiment et le mouvement se perdent egalement. Il semble d'abord· que l'on pourroit dire que chacune de ces actions a son Influence particuliere; et que celle qui aide au mouvement est inutile au sentiment; puisqu'il v a des nerfs qui ne sont destinez qu'à faire mouvoir les parties; et d'autres qui ne sont propres qu'a les faire sentir, comme l'on remarque en ceux de l'oeil : et en ce cas-là il faudroit sçavoir en quoy consiste l'Influence du Cerveau pour le sentiment.

Mais pour se garantir de cette vaine recherche, il faut tenir pour une chose certaine; Qu'il n'y a aucune Influence qui coule du Cerveau dans les parties pour les faire sentir; quoy qu'il faille que les Sens avent commu- nication avec luy. Pour expliquer cette Enigme, on se doit souvenir; Que lors qu'un organe a la structure et le tempérament qui luy sont propres, il a aussi la vertu d'agir conformément à sa nature, et qu'il n'est point necessaire qu'il reçoive cette vertu d'ailleurs, puisqu'il l'a desja. C'est pourquoy le Cerveau n'influë point la vertu motive aux muscles; parce que la presence de l'Ame la leur donne nécessairement, comme nous avons dit. Il en est de mesme de la vertu sensitive a l'es- - gard des organes des Sens : Le Cerveau ne la leur communique point, puisqu'ils l'ont quand rien ne manque a la structure et au tempérament qu'ils doivent avoir. A la verité il y a des conditions exterieures qui sont necessaires aux Facultez pour les mettre en exer- cice; mais il n'en faut point d'autres aux Facultez Connoissantes que l'union avec leurs objets : Car quand l'objet est uni a la puissance, rien n'empesche qu'elle n'agisse. Ainsi quand les Especes visibles sont entrées dans l'oeil, la faculté visive qui y est, connoist les objets qu'elles representent, et n'a pas besoin à son esgard d'aucun secours du Cerveau pour produire cette action. Il est vray qu'elle est imparfaite a l'esgard de l'Animal, si la Connoissance de l'Imagination n'y intervient; parce que c'est elle qui le conduit et le gouverne, et que sans elle il ne connoist rien. C'est pourquoy il est necessaire que le Phantosme qui s'est fait dans l'organe de quelque Sens que ce soit, monte au Cerveau, et se presente a l'Imagination, afin qu'elle agisse dessus et qu'elle acheve la Connoissance que le Sens a commencée. Or c'est par les nerfs que cette communication se fait, et quand ils sont couppez ou bouchez, le traject ne s'en pouvant faire, l'Imagination ne peut agir, ni l'Animal connoistre aucun objet du Sens à qui ce désordre est arrivé. Cela paroist evidemment dans les maladies qui destruisent l'action des facultez superieures, comme sont les Lethargies et les Apoplexies; car il arrive sou- vent que lors qu'on y picque les chairs ou les nerfs, on voit que ces parties se retirent, qui par consequent sen- tent la picqueure : cependant celuy qui est en cet estat n'a aucune Connoissance de ce sentiment. Cela arrive encore dans les grandes distractions d'Esprit, où les veux vovent et les oreilles entendent; mais sans que celuy qui est distrait s'en apperçoive; parce que l'Imagination ne s'applique pas à l'action des Sens, et que la Connoissance de l'Animal depend absolument de cette application.

Les Nerfs sont donc les Canaux par lesquels les Phantcsmes que les Sens ont formez sur les objets se portent au Cerveau; et par lesquels aussi les Cemmandemens de l'Imagination coulent dans les membres pour les faire mouvoir.

Or quoy que ce ne soient pas les Esprits ani- maux qui fassent le transport des uns et des autres, parce qu'ils ne vont pas assez viste pour le faire en un instant comme il se fait; et qu'il est impcssible qu'ils se puissent mouvoir en mesme temps par des mouvemens si opposez, puisqu'il faudroit qu'au mesme moment ils montassent pour porter les especes au Cerveau, et qu'ils descendissent pour porter les Commandemens de l'Imagination aux Muscles. ll est neantmoins certain que ce transport ne se peut faire sans eux : dautant qu'ils sont l'unique subjet qui soustient toutes les Images qui se forment dans l'Ame Sensitive, comme nous avons montre au Chapitre de la Connoissance Sensitive, et qu'ils leur sont ce que le Diaphane est a la Lumiere. Car il est vray que le Diaphane soustient cette qualité-là, et qu'elle ne peut subsister sans luy; mais il ne la fait pas mouvoir, et sert seulement de milieu pour la faire passer. Les Esprits animaux n'en font pas davan- tage aux Images; ils les soustiennent et leur servent seulement de traject et de passage : et si les nerfs en estoient privez, elles ne passeroient non plus que les Rayons qui ne trouveroient point de transparence dans le milieu.

C'est pourquoy quand quelque humeur les bouche, qui fait perdre le mouvement, ce n'est pas que les Images ne la puissent traverser, puisqu'elles pene- trent le corps d'un enfant dans le ventre de sa mere pour luy donner les marques qu'elle s'est imaginêes : mais c'est qu'elle empesche les Esprits de passer, et que les Images n'ont plus rien qui les soûtienne.

Le Cerveau, ni le Coeur ne sont point principes du mouvement

Pour reprendre le discours du mouvement, il paroist bien par tout ce que nous avons dit, Que le Cer- veau n'en est pas le veritable principe, puisqu'il ne com- munique point la vertu motive ni aucune autre qualité qui soit la cause univoque et immediate du mouvement. C'en est une marque evidente que les parties sentent avant que le Cerveau soit formé, comme nous avons montre au Chapitre de la Connoissance naturelle.

Mais cela ne donne pas gain de cause a ceux qui veulent que le coeur en soit le principe : il ne fait pas plus en cette rencontre que le Cerveau ; chacun d'eux aide au mouvement, mais ni l'un ni l'autre n'en est la source ni l'origine. Celuy-cy donne la Connoissance qui doit preceder le mouvement; l'autre donne la chaleur vitale qui porte la force aux muscles pour se mouvoir : Mais ce sont la des conditions exterieures qui n'entrent point dans la nature du mouvement.

On pourroit dire qu'il est de ces parties comme de deux personnes dont l'une auroit donne le conseil, et l'autre preste des armes à un Homme qui auroit vaincu ses ennemis avec ce secours-là. On ne leur donneroit jamais l'honneur de la victoire, et si elles y pretendoient quelque part, ce seroit comme causes indirectes et fort esloignées : luy seul seroit l'artisan de sa bonne fortune; sa valeur et son addresse en seroient le veritable principe.

En effet le Coeur contribue au Mouvement des membres comme cet Homme qui preste des armes à celuy qui doit combatre; car il leur donne la force pour se mouvoir, en leur envoyant la chaleur vitale dont il est la source. Et s'ils venoient à en estre privez, le Cerveau auroit beau donner les ordres et leur communiquer les Images qui leur marquent le mouvement qu'ils doivent faire; ils ne se mouvroient jamais; parce qu'il ne suffit pas de sçavoir qu'il se faut mouvoir, il faut avoir la force pour le faire : Or c'est la chaleur vitale qui donne la force aux parties.

C'est pourquoy quand elles se meuvent, elles s'eschauffent, dautant que le Coeur leur envoye des Esprits qui leur portent la chaleur en leur donnant la force d'agir : et quand cette influence vient ai leur man- quer, elles perdent le mouvement aussi-bien que quand elles sont privées de celle du Cerveau; car les Syncopes les rendent immobiles comme les Apoplexies; et le froid excessif leur oste le mouvement et le sentiment.

Qui voudra aussi considerer que le Mouvement est une action commune ai toutes les parties de l'Ame, verra bien qu'elles y doivent toutes contribuer; et que les membres principaux ou elles resident, doivent con- courir ensemble pour aider à la faire, et envoyer par consequent au membre qui se doit mouvoir la vertu dont ils sont les depositaires, et qui peut faciliter son mouve- ment.

C'est là sans doute la raison pour laquelle, n'y ayant que trois sortes d'Ames, la Vegetative, la Sensitive, et la Raisonnable; On a neantmoins establi quatre sortes de choses Animées; Celles qui vegetent, celles qui sentent, celles qui raisonnent, et celles qui se meu- vent d'un lieu à l'autre. Parce que le Mouvement Local est une perfection commune à tout ce qui est anime; et dont on a esté contraint de faire un genre à part, ne la pouvant reduire a une espece d'Ame particuliere.

Comment l'Ame fait choix des muscles

Ce que nous avons maintenant à examiner, est de sçavoir comment l'lnfluence du Cerveau qui se respand en tout un membre, est determinée a certains Muscles, et ne fait pas mouvoir tous ceux qui y sont, mais seulement ceux qui sont propres à l'action qui se doit faire. Car c'est une chose merveilleuse que l'Ame ne sçait point qu'elle ait des Muscles, ni combien elle en a, ni quel usage ils peuvent avoir; et neantmoins quand elle veut remuer un membre, de plusieurs dont il est composé et qui font des mouvemens contraires, elle choisit si justement ceux qui sont propres à l'action qu'elle veut faire, qu'elle ne prend jamais l'un pour l'autre.

Il ne faut pas douter que ce choix-là ne se fasse par quelque Connoissance; mais comme les Sens ni la raison n'y contribuent point, c'est une necessite qu'il se fasse par cette Connoissance obscure où consiste l'Instinct comme tout le monde est d'accord.

Pour decouvrir donc le secret de cette mer- veille, il faut observer premierement : Que chaque membre n'a que huit sortes de mouvemens : Six qui sont Simples qui respondent aux six differences de situation, chacun se pouvant hausser ou abbaisser, se porter à droit ou à gauche, se mouvoir en avant ou en arriere. Et deux qui sont Composez, à sçavoir le mouve- ment Circulaire, et le mouvement Tonique qui fait roidir les membres. En second lieu, que chacun de ces mou- vemens a ses Muscles particuliers qui luy sont tellement assubjetis qu'ils ne servent jamais aux autres.

Cela presupposé, il n'est pas difficile de com- prendre comment l'Animal sçait les mouvemens qu'il doit donner à chaque membre; parce qu'outre qu'ils sont sensibles, et qu'il peut faire experience de ceux qui sont les plus commodes au dessein qu'il se propose; l'Imagination s'en forme la Connoissance par les Images naturelles ou acquises qui sont dans la memoire sensitive. Mais il n'en est pas ainsi du mouvement des Muscles, parce qu'il ne les connoist point : cependant l'Ame en fait le choix. Et puisque c'est par Instinct, il faut sur les principes que nous avons posez au traité de la Connoissance Naturelle, qu'elle ait des Images natu- relles qui la dirigent à faire ce choix-là.

Or ces Images ne sont pas dans la Memoire qui reside dans le Cerveau; autrement nous pourrions connoistre sans le secours de l'Anatomie, tous les Muscles qui sont dans le corps. Il est donc necessaire que elles soient en quelque autre endroit; et il n'y a pas lieu de douter qu'elles ne soient dans les Muscles mesmes. Car puisque un joueur de Luth a de la memoire au bout des doigts qui le fait ressouvenir des pieces qu'il a oubliées; et que l'Ame Vegetative a la sienne propre qui ne peut estre que dans toutes les par- ties, comme nous avons dit cy-devant : Il n'y a point d'inconvenient à dire, Que les Images naturelles qui sont destinées au mouvement des Muscles, se conser- vent dans les Muscles mesmes.

Cela estant ainsi; Quand l'Imagination se pro- pose de faire mouvoir le bras, elle se forme l'Image du mouvement qu'elle luy veut donner : En mesme temps cette Image qui se respand comme un esclair en toutes les parties, se joint aux Images naturelles qui sont impri- mées dans les Muscles destinez à ce mouvement, parce qu'elles leur sont semblables, et qu'elles tendent à une mesme fin. Et alors toutes ensemble elles font agir ces Muscles sans que les autres y contribuent, parce que ceux-cy n'ont pas l'Image qui ordonne ce mouvement- là. Il en est comme quand un Prince fait quelque ordonnance pour obliger ses Sujets a faire quelque chose qu'il desire d'eux. Quoy que le commandement soit porté par tout son Estat, il n'y a pourtant que les Officiers destinez ai cette fonction qui fassent executer ses ordres, parce qu'il n'y a qu'eux qui ayent le charac- tere qui leur donne le pouvoir d'agir.

De sorte qu'il ne faut pas s'estonner si l'Ame ne se trompe point dans le choix qu'elle fait des Muscles, et ne prend jamais l'un pour l'autre; parce que l'Image naturelle estant comme la forme de l'organe, et l'exemplaire sur lequel il forme son mouvement, il n'y a que les Muscles qui ont l'Image destinée a tel et tel mouvement qui se puissent mouvoir, les autres qui ne l'ont pas, estant contraints de demeurer en repos.

Delà il s'ensuit encore que l'Imagination ne connoist que le mcuvement des membres, et qu'elle ignore celuy des Muscles; parce qu'elle ne connoist point les Muscles, et que les Images naturelles qu'ils ont, ne vont pas jusques ai elle. Car quoy que celles de l'Imagination et des Sens se multiplient et se respandent comme nous avons monstré, il n'en est pas ainsi des Images naturelles qui sont dans les Muscles; Elles y sont renfermées sans en pouvoir sortir : La Nature n'ayant pas voulu les multiplier comme les autres; parce que cela ne serviroit de rien, et apporteroit de la confusion au mouvement des autres muscles. Ne se communi- quant donc point, l'Imagination n'en a aucune Connoissance, quoy que ce soit elle qui excite les Muscles à se mouvoir par le commandement, c'est à dire par l'Image que l'Imagination leur envoye. Et l'on peut asseurer qu'il en est comme d'un Homme qui joue du Clavessin : il connoist bien les accords qu'il veut faire, et sçait les touches qu'il doit abattre; mais il ne void et ne connoist point les sautereaux qui remüent les chordes; quoy que les touches qu'il a abatuës, fassent mouvoir les sautereaux. L'Imagination sçait aussi les mouvemens qu'il faut donner aux membres; les Images qu'elle forme sont les touches qui esbranlent les Images naturelles qui sont dans les Muscles; et les Muscles sont comme les sautereaux qui font le mouvement des membres.

Qu'est-ce que l'Entendement et la volonté contribuent au mouvement du Corps

Jusques icy nous n'avons parlé que de l'Imagination et du commandement qu'elle envoye aux Muscles pour les faire mouvoir. Parce que cette sorte de mouvement semble estre du ressort de l'Ame Sensitive, et qu'il est commun à tous les Animaux, ausquels il n'y a que l'Imagination qui le puisse ordonner. Mais il est important de scavoir si dans l'Homme l'Entendement ne concourt point à cette action, et mesme s'il la peut faire tout seul sans que l'Imagination y intervienne.

La Raison qu'il y a d'en douter; C'est d'un costê que les Images spirituelles ou consiste la Connoissance, ne peuvent estre receuës dans les facul- tez corporelles, parce qu'il faut que l'acte et la puissance soient d'un mesme ordre, et d'un mesme genre. Auquel cas ces Images ne peuvent estre receuës dans l'Appetit qui reside dans les Muscles, ni par conse- quent les faire mouvoir. D'autre part l'Entendement qui conduit toutes les actions de l'Homme, juge qu'il faut mouvoir les parties; il en ordonne le mouvement; et elles aussi se meuvent conformément au jugement qu'il en a fait. Et quoy que l'Imagination intervienne le plus souvent en ces actions-là, il est neantmoins fort vray- semblable qu'il y en a beaucoup qui se font sans elle. Car il n'y a pas d'apparence que dans la resolution que l'Entendement a prise de faire remuer par exemple les yeux ou la main, il faille que ce mouvement se fasse par l'ordre de l'Imagination qui ne connoist point le motif de cette action-là.

Il faut donc dire sur les Principes que nous avons establis cy-devant, Que si la Connoissance qui est propre à l'Homme doit estre mixte comme est sa nature; et s'il faut qu'elle se fasse par le concours de l'Entendement et de l'Imagination; C'est une necessité que le mouvement volontaire se fasse aussi par le com- mandement de l'un et de l'autre. Parce que ce commandement est une sorte de Connoissance et consiste dans les Images, que ces deux facultez produi- sent, comme nous avons montré ailleurs.

Ce n'est pas que ces Images meuvent effecti- vement les Muscles, car outre qu'elles n'ont point de vertu motive, celles de l'Entendement estant spiri- tuelles, ne peuvent agir sur le corps. Mais celles-cy font mouvoir la Volonté, et celles de l'Imagination esmeu- vent l'Appetit Sensitif. Ou pour mieux dire, la Volonté et l'Appetit se meuvent eux-mesmes en suite du Commandement que ces Images leur apportent. Or ce Commandement sert a faire mouvoir les Muscles de la maniere que nous avons dit cy-devant.

Mais la difficulté est de sçavoir ce que la Volonté y contribué. Car l'Appetit Sensitif les peut faire mouvoir tout seul, comme il paroist aux animaux, et la Nature ne se sert point de moyens superflus. D'ailleurs la volonté est une faculté spirituelle qui n'a point de commerce avec les choses materielles comme sont les organes : Cependant il est indubitable qu'elle les fait mouvoir, et mesme quand on en parle on luy attribue tous les mouvemens qu'ils ont, jusques-là qu'on appelle tous ces mouvemens-là, Volontaires.

Tout ce que l'on dit la dessus, c'est que la Volonte comme la plus noble de toutes les puissances de l'Ame a un empire sur elles, et que comme une Souveraine, elle leur donne ou leur oste le pouvoir d'agir. Car elle commande a l'Entendement et à l'Imagination de s'appliquer aux objets qu'elle veut; a l'Appetit sensitif et aux membres de se mouvoir ou de s'arrester ainsi qu'il luy plaist. Et qucy que l'on die que l'Empire qu'elle a sur les membres, est despotique, et qu'elle leur commande comme a des Esclaves qui doi- vent obeïr aveuglement; et que celuy qu'elle a sur ces facultez est politique dont le commandement n'est pas absolu, et y peut trouver de la resistance : Neantmcins c'est toujours un Commandement, et il n'est pas aise de dire ce que c'est et comment il se fait. Car le Commandement est une Connoissance, et ne se peut faire que par des Images : et la Volonte est une puis- sance aveugle qui ne produit aucune Image.

Pour sortir de cet embarras, il faut dire que la Volonte se considere en deux façons; Ou comme la faculte qui fait simplement mouvoir l'Ame raisonnable; ou comme la faculte qui la fait mouvoir librement. Au premier sens, elle est considerée comme aveugle qui se laisse conduire par un autre, et qui ne fait qu'obeïr. Dans l'autre, il faut qu'elle connoisse, et qu'elle com- mande, parce que la Liberte suppose necessairement la Connoissance et le Commandement. or comme toute la Connoissance de l'Ame raisonnable se fait par l'Entendement, il faut de necessite que la Volonte consi- derée comme libre soit confonduë avec l'Entendement practic, qui est la source et le principe de tous les Commandemens de l'Ame, et le siege et subjet veritable de la Liberté qu'elle a; parce que c'est luy qui connoist si les choses sont bonnes et mauvaises, et qui ordonne de les poursuivre ou de les fuir comme il luy plaist.

Et certainement ces considérations me font facilement tomber dans l'opinion de ceux qui tiennent que l'Entendement et la Volonté ne sont pas des puis- sances differentes, que ce n'est qu'une mesme faculté qui n'est distinguée que par les diverses veués dans les- quelles l'esprit la regarde. Car considérée comme connoissant les choses, elle s'appelle Entendement; et considérée comme faisant mouvoir l'Ame, elle se nomme Volonté.

En effet la simplicité de l'Ame raisonnable ne souffre pas ces distinctions reelles entre ses facultez, comme fait l'Ame sensitive. Car quoy que la Phantaisie, l'Estimative et l'Appetit Sensitif, qui respondent à l'Entendement speculatif, à l'Entendement practic, et à la Volonté, soient distinguées reellement entre elles : Il n'en est pas de mesme de celles-cy; et puisque l'Eschole est d'accord, que ces deux Entendemens ne sont qu'une mesme faculté, il n'y a pas moins de fonde- ment pour le dire de la Volonté et de l'Entendement.

Apres tout, c'est là le seul moyen que je voy pour conserver à la Volonté la Liberté et le Commandement qui luy sont propres. Car il faut qu'elle connoisse pour estre libre et pour commander : et si elle ne connoissoit par soy-mesme, elle ne seroit pas non plus libre de soy-mesme, le principe de sa liberté seroit hors d'elle : Or toute connoissance dépend de l'Entendement comme nous avons dit.

Mais pour reprendre nostre question : Que peut servir à l'action des Muscles, le mouvement de la Volonté, puisque l'Appetit les peut faire mouvoir tout seul? Il n'y a qu'un mot à respondre à cela. C'est que le Mouvement des membres ne se peut faire dans l'Homme, que ces deux puissances n'agissent ensemble. Dautant que la Connoissance qui ordonne ce mouvement est mixte, et se doit former par l'Entendement et par l'Imagination, comme nous avons dit. Et par consequent il est necessaire que la Volonté et l'Appetit exécutent de concert ce que ces maistresses facultez leur ont ordonné.

Car il y a une si grande connexion entre le jugement practic et le Mouvement, que celuy-là ne se peut former que le mouvement ne se fasse incontinent. Quand l'Entendement a fait le commandement qui n'est autre chose que son jugement practic, la Volonté se meut tout aussi-tost; tout de mesme qu'apres le com- mandement de l'Imagination, l'Appetit se meut infailliblement. Comme donc l'Entendement et l'Imagination se joignent tousjours ensemble pour for- mer la Connoissance qui est propre a l'Homme, c'est une necessite que la Volonté et l'Appetitser1sitif se meu- vent tousjours ensemble, pour faire mouvoir les membres. Ce sont des causes essentiellement subor- données qui ont cela de propre que les inférieures ne peuvent agir sans les supérieures; et s'il arrivoit que l'une ou l'autre manquast, il ne se feroit aucun mouve- ment.

Qu'on ne nous die point qu'il y a des mouve- mens qui se font dans la partie concupiscible sans la participation de la Volonté : cela n'est point veritable, il y en a bien qui se font sans la participation de la Raison : mais non pas sans la Volonté. Il en est comme de la Connoissance qui semble se faire quelquefois par la seule Imagination ou par le seul Entendement, quoy qu'elles agissent tousjours ensemble, quoy que l'action de l'une surpasse souvent celle de l'autre, comme nous avons montré aux Livres precedens.

Outre la necessité qu'il y a que la Volonté et l'Appetit se meuvent tousjours ensemble, ces deux facultez ne sont pas inutiles l'une a l'autre, puisqu'elles s'entraident en leurs mouvemens, et que l'Appetit esbranle la Volonté, comme la Volonté excite ou modere les mouvemens de l'Appetit.

Car toutes les choses qui sont en mouvement, tant les corporelles que les spirituelles, produisent en celles ausquelles elles sont appliquées une certaine qualité motrice qui est comme une impression et une communication de leur mouvement. C'est par elle que les Corps qui sont lancez continuent le mouvement qu'ils ont receû de la main : c'est par elle que les Anges poussent les Corps, et qu'ils chassent les Demons; parce qu'ils n'ont aucune vertu ni aucun moyen pour agir physiquement sur les choses que le mouvement qu'ils leur impriment, comme nous avons desja dit.

Cela estant donc veritable, il faut que la Volonté qui se meut, imprime son mouvement dans l'Appetit Sensitif, et que l'Appetit aussi communique le sien à la Volonté. Et si l'on dit qu'en ce cas-là ces mou- vemens ne seroient pas des actions vitales qui ne peuvent estre violentées ni venir de dehors, et qui doi- vent sortir du fond de la puissance qui les exerce : Il faut respondre, Que la Volonté et l'Appetit apres avoir receû ce mouvement estranger, s'agitent eux-mesmes et pro- duisent leurs actions propres qui sont immanentes et vitales; de la mesme maniere qu'un Homme qui est poussé, se meut et va apres de luy mesme : ou comme celuy qui est contraint de faire quelque chose contre son gré; car sa volonté est alors esbranlée par la force qu'on luy fait, mais enfin elle y consent et se meut elle- mesme pour executer l'action.

De sorte que ces mouvemens exterieurs que l'Appetit et la Volonté se donnent réciproquement, ne sont pas de veritables passions ni des mouvemens vitaux, tandis que ces puissances ne se meuvent pas d'elles-mesmes. Mais comme il y a des ressorts qu'on ne sçauroit si peu toucher qu'ils ne se débandent incontinent : Aussi ces facultez sont si mobiles qu'elles n'ont pas si tost receû l'impression l'une de l'autre, qu'elles ne s'agitent et ne produisent les actions qui leur sont propres. Ce n'est pas qu'il n'arrive souvent qu'elles se trouvent esbranlées sans se mouvoir elles- mesmes. Et sans doute quand la Volonté qui ne veut. pas se laisser emporter a quelque passion de l'Appetit Sensitif, sent neantmoins une douce violence qui la fait pancher vers elle, on peut dire qu'elle souffre alors l'impression du mouvement que luy donne l'Appetit, mais qu'elle ne s'agite pas encore, et qu'elle ne se donne aucune émotion.

Quel est le mouvement du Muscle.

Reprenons nostre premier discours, et disons que ce n'est pas assez de scavoir que les Muscles sont les organes du Mouvement volontaire; et qu'entre toutes les parties qui composent les membres, il n'y a qu'eux seuls qui se meuvent, toutes les autres estant meuês par eux : il faut voir Quel est leur Mouvement, et comment il se fait.

Quant au premier point, apres avoir presup- posé que toutes les especes de Mouvement se peuvent reduire a deux qui sont les plus simples et les premieres de toutes, et dont les autres sont composées, a sçavoir l'Impulsion et l'Attraction : car tout ce qui meut, pousse ou attire, ou fait tous les deux ensemble. Il ne faut que considerer la position naturelle des Muscles, et la connexion qu'ils ont avec les autres parties, pour juger qu'ils n'ont point d'autre sorte de mouvement que l'at- traction. Car il n'y en a gueres qui ne prenne son origine d'un os et qui ne se terminera un autre, ayant tousjours quelque jointure entre deux; de sorte qu'il ne se peut mouvoir qu'il ne fasse approcher ces os l'un de lïautre, et qu'en suite il ne fasse plier le membre, la jointure estant comme le centre à l'entour duquel le mouvement se fait. Or il ne peut faire plier un membre, qu'il n'attire à soy l'os ou il est attache. De maniere qu'il ne peut avoir d'autre mouvement que l'Attraction. Et cette Attraction ne se peut faire que le Muscle ne se retire et ne se ramasse en luy mesme, parce qu'il est appuyé sur l'os ou il prend son origine et qui est immobile. C'est pourquoy ce mouvement s'appelle Contraction; et tout le monde convient que c'est celuy qui est propre aux Muscles, et qu'il n'y en a aucun qui se meuve autre- ment. Car quoy qu'il y en ait qui plient et qui estendent les membres, qui les haussent et qui les abaissent, etc. tous ces mouvemens se font par la Contraction qu'ils se donnent, et par tout ils attirent la partie où ils sont atta- chez vers celle ou ils prennent leur origine : Et la difference qui s'y trouve ne vient que de la diverse situation qu'ils ont à l'esgard des jointures. Car s'ils sont situez vers le dedans de la jointure, en se resserrant ils font plier le membre; s'ils sont en dehors ils l'estendent; s'ils sont placez au dessus, ils l'eslevent; si c'est au des- sous, ils l'abattent, et ainsi des autres.

Quelle partie du Muscle est la principale cause du mouvement

Mais parce qu'en tout Organe il y a une partie similaire qui est la cause principale de son action, toutes les autres ne luy servant que d'aides ou de deffenses : il faut voir quelle est cette partie dans le Muscle, de laquelle dépend principalement le mouvement. Pour cela il faut remarquer qu'il y a six parties qui composent le Muscle, à sçavoir la Veine, l'Artere, la Membrane qui le couvre, le Nerf, la Chair et le Tendon. Les anciens v adjoustoient le Ligament qui le lie en son origine avec l'os. Mais les modernes qui ont este plus esclairez qu'eux en cette matiere, ont fait voir que ce qu'on appelloit autrefois Ligament, n'est autre chose que la teste du Tendon, qui se divise apres en mille petits filets, lesquels s'estant respandus dans toute la chair du Muscle, se reünissent enfin tous ensemble et forment la queue et l'extremitê du Muscle, a laquelle seule le peuple donne le nom de Tendon : quoy que toute la substance nerveuse qui est respanduë en tout le Muscle se doive appeller ainsi.

Or il est evident que de toutes ces six parties, il n'y a que la Chair et le Tendon à qui on puisse donner le principe du mouvement. Parce que la Veine et l'Artere ne servent qu'à la vie et à la nourriture du Muscle. La Mem- brane le deffend et le contient dans sa figure naturelle. Le Nerf luy porte le commandement de l'Imagination; et ne se meut non plus que le Cerveau dont il est l'abrege, car ce qui commande fait mouvoir et ne se meut pas. D'ailleurs la situation que le Nerf prend dans le Muscle n'est pas propre à la contraction qui s'y doit faire : Car les rameaux dans lesquels il se divise ne vont pas tout droit vers l'os qui doit estre attiré; mais s'escartent çà et là. joint qu'il est si petit à comparaison de tout le Muscle et de l'os qu'il doit faire mouvoir, qu'il n'y a aucune appa- rence que ce soit le principe du mouvement. A quoy il faut adjouster que toutes ces quatre parties-là sont com- munes a beaucoup d'autres organes, et qu'il faut que celle qui est la cause principale de l'action, soit si propre et si particuliere ai l'organe qu'elle ne se puisse trouver en un autre, non plus que l'action qu'il doit faire.

La question se reduit donc a scavoir si c'est la Chair ou le Tendon qui soit la cause principale du mouvement. Il y a des raisons en faveur de l'un et de l'autre; Mais sans les examiner; si l'on considere que le mouvement des Muscles demande beaucoup de force pour faire mouvoir les os qui sont si lourds et les membres qui sont si pesans, on verra bien que la Chair qui est molle et lasche, et par consequent foible, n'est guere propre pour cela. Il est vray que l'on dit qu'elle est fibreuse : Mais en cas-là elle n'est pas similaire, puis- qu'elle n'est fibreuse qu'à cause des filets et des fibres du Tendon qui se meslent avec elle. Et de plus elle n'est pas propre et particuliere au Muscle, parce que celle du Coeur est aussi fibreuse, quoy que ce ne soit pas un muscle, puisque le Muscle est l'organe du mouvement volontaire, et que le mouvement du Coeur est purement naturel. D'ailleurs les Insectes se meuvent par les seules fibres qui respondent aux tendons des Animaux par- faits, sans qu'il y ait aucune chair ni autre chose qui luy soit proportionnée ou equivalente. Car on juge bien que dans le Ciron il y a de petits filets qui font mouvoir ses membres; mais dans la petitesse où il est, il est impossible d'y concevoir autre chose qui les fasse res- serrer.

Enfin qui prendra garde a la consistence du Tendon, a sa fermeté, a sa force; comme il est respandu par tout le Muscle, qu'il ne se trouve en aucun autre organe, et qu'il est par tout où le mouvement volontaire se fait jusques aux Animaux mesmes qui sont les plus imparfaits; ne doutera point que ce ne soit la principale partie du Muscle qui le fait mouvoir.

Mais que luy servira donc la Chair qui est entremeslée parmi ses fibres? Premierement elle luy donne de la force par sa chaleur; elle empesche par son humidité qu'il ne se desseiche; par sa mollesse elle sert de coussinet aux fibres, et de deffense a tout le Muscle. Mais le principal usage qu'elle a, et celuy que l'on n'a point remarqué, c'est qu'elle aide au mouvement du Tendon, et qu'elle le rend plus fort. Parce qu'il faut que les fibres qui enveloppent et environnent la chair du Muscle soient plus longues, et qu'elles se resserrent par consequent davantage que si elles estoient plus droites et plus courtes : Puisque c'est une maxime de la Mechanique, que plus le mobile est esloigne du centre du mouvement, et plus le mouvement en est fOI`t et rapide. C'est pourquoy les Muscles les plus longs sont destinez aux mouvemens les plus penibles, comme sont ceux qui doivent mouvoir les os et principalement ceux des bras et des jambes. Tous les autres qui ne remuent point d'os sont plus courts; mais ils sont aussi plus charnus à proportion de leur grandeur, afin que la quantite de la Chair supplée à leur briefvete, et qu'elle estende leurs fibres pour en rendre le mouvement plus facile. Il paroist bien qu'elle sert à cela, puisque lors que les chairs des Muscles sont trop molles, ou qu'elles sont consumées, le mouvement en est toujours foible. Parce que la mollesse ne resiste pas et laisse abattre trop faci- lement les fibres qui perdent aussi leur longueur; et que la consomption empesche qu'elles ne soient si esten- duës qu'elles estoient auparavant.

Il y auroit beaucoup de choses a dire icy de toutes les differences des Muscles, et sur les causes de la diversité qui s'y trouve. Mais outre que cela a desja este fait fo1t exactement par les Medecins; nostre dessein n'exige rien davantage de nous sur cette matiere, sinon que nous sçachions que le mouvement propre du Muscle est la Contraction; que le Tendon en est la pre- miere et la principale cause, et que c'est luy qui se resserre le premier et qui fait racourcir tous les Muscles.

Comment le Tendon se resserre

Le Point principal qui nous reste a vuider et où toute la difficulté de cette matiere est renfermée, est de sçavoir comment le Tendon se resserre. Car il n'a point cette vertu de luy-mesme : Et quoy qu'elle luy vienne de l'Ame, il y a tousjours lieu de douter, si l'Ame le fait mouvoir immediatement, ou si c'est par quelque vertu motive qu'elle luy donne en propre ou qui luy soit com- muniquée par quelque partie noble. Et la resolution de toutes ces questions est si difficile a donner, qu'il n'y a personne à mon advis qui y ait encore bien reüssi.

L'opinion ordinaire de l'Eschole est que l'Ame s'estant propose un mouvement, l'Appetit commande à la Vertu Motive qui est dans les membres, et que cette vertu execute ce qui luy est ordonné. Mais ce sont la des notions vagues qui ne touchent point a la difficulte, et qui n'expliquent point la maniere dont le mouvement se fait.

Il y en a d'autres qui disent que les Esprits Animaux que l'Ame envoye dans les Muscles, les rem- plissent et les enflent, et que cela les faisant racourcir, il faut que les parties où ils sont attachez s'approchent, et se meuvent. Mais il n'y a aucune apparence, que des corps si subtils et qui cedent si facilement, soient capables de donner aux Muscles la fermeté que demande la grandeur et la force des mouvemens qu'ils ont accoustune de faire. joint que cela suppose que l'Ame connoist les Muscles où elle doit envoyer ces Esprits. Mais puisqu'elle ne le sçait point, et qu'elle ignore quel est celuy qui est propre au mouvement qui se doit faire, pourquoy fait-elle couler ces Esprits en l'un plustost qu'en l'autre?

Enfin ce qui destruit absolument cette opi- nion, c'est que les Esprits vitaux accourent plus abondamment dans les Muscles, et sont plus capables de les faire enfler estant plus grossiers que les autres; neantmoins on ne void point que dans les fievres et dans l'inflammation des parties où ces esprits se respan- dent, ils fassent racourcir les Muscles et y causent aucun mouvement. On a adjousté à cette fable une observa- tion merveilleuse. Car on dit qu'il y a des passages entre les Muscles opposez, par lesquels les Esprits entrent de l'un dans l'autre, et que cela est cause que lors que l'un s'est enfle par l'abord des Esprits, l'autre dont ils sont sortis s'abat et demeure en repos. Il faut sans doute que ces gens-là avent eu des lunettes bien excellentes, pour voir ces passages qu'un autre qu'eux ne sçauroit remar- quer. Mais il reste une difficulté qui rend cette observation douteuse. A sçavoir comment ces Esprits passent dans les Muscles qui ne sont point opposez. Car dans chaque membre il y a des Muscles qui l'eslevent, et d'autres qui l'abaissent; il y en a qui le fléchissent, et d'autres qui l'estendent. Ceux qui l'eslevent sont à la verite opposez a ceux qui l'abaissent : mais ils ne le sont pas à ceux qui le fleschissent. Et il arrive à tous momens que les Muscles qui ne sont pas opposez, se meuvent avec ceux-cy, et qu'un bras par exemple se hausse au mesme temps qu'ils se fleschit. Comment dis-je les Esprits peuvent-ils passer d'un de ces Muscles à l'autre? Car ou il y a des passages, ou il n'y en a point. S'il y en a, pourquoy les Esprits vont-ils plustost à ceux qui sont opposez qu'à ceux-là? S'il n'y en a point, comment se fera le mouvement Circulaire où tous les Muscles doi- vent agir l'un apres l'autre : comment enfin se fera le mouvement Tonique où tous les Muscles agissent ensemble?

Faisons donc nos efforts comme les autres pour tascher d'esclaircir ces obscuritez. Certainement si nous avons bien prouve, que ni le Cerveau ni le Coeur, ni aucune autre partie ne communique aux Muscles la vertu motive qu'ils ont; que c'est la presence de l'Ame qui la leur donne necessairement quand ils ont la struc- ture et le temperament qui leur sont propres; et que cette vertu motive n'est autre chose que l'Appetit qui fait partie de l'Ame. Il s'ensuit de la que c'est l'Ame mesme qui meut et qui resserre immediatement le Tendon.

Mais comment le peut-elle mouvoir? Car si elle est immobile comme veulent les Escholes, comment peut-elle donner le mouvement qu'elle n'a pas? Et si elle est spirituelle, comme est celle de l'Homme, com- ment peut-elle mouvoir un Corps?

Sans nous arrester à ces doutes qui se dissipe- ront dans la suite de ce discours, il faut se souvenir de ce que nous avons montré cy-devant; Que l'Ame est le principe de tous les mouvemens que la vie donne aux choses animées; Qu'elle se meut elle-mesme d'un veri- table mouvement local; et qu'enfin elle a des parties qui respondent à celles du Corps avec lesquelles elles sont unies. Cela presuppose, il est aisé de voir comment elle resserre le Tendon : Car puisqu'elle se meut elle- mesme, et qu'elle est unie avec luy, il faut de necessite que lors qu'elle se resserre, elle le fasse aussi resserrer. Autrement il faudroit que la partie de l'Ame qui change- roit de place en se resserrant, se separast de la partie du Tendon qui ne la suivroit pas; ce qui ne pourroit arriver qu'en luy ostant la vie.

Tous les mouvemens, tant volontaires que naturels, se font premîerement dans l'Ame

C'est là l'unique moyen par lequel se font non seulement les mouvemens Volontaires, mais encore tous ceux qui sont purement Naturels. Car le Cerveau, le Coeur et les Arteres ne se remuent que parce que l'Ame se meut la premiere; Les Esprits ne vont d'un costé et d'autre, que parce qu'elle les porte avec soy aux lieux où ils sont necessaires. La Contraction involon- taire des fibres se fait de la mesme maniere. Et quoy qu'elle ne meuve pas immediatement le sang, les humeurs et les autres matieres qui ne sont pas animées, c'est tousjours elle qui les porte ou les pousse, soit par le moyen des Esprits qui se meslent avec elles, soit par la compression que les parties voisines leur donnent et qui les contraint de changer de place, comme il arrive dans l'evacuation des excremens.

En effet puisque tout ce qui meut doit estre meû, si on en excepte le premier Moteur qui est immo- bile; il faut que l'Ame qui fait mouvoir le Corps des Animaux soit agitée du mouvement qu'elle lui cause. Et ce d'autant plus que rien ne peut mouvoir que par l'im- pression motive qu'il donne à la chose qui est meuë; et que cette impression ou Impetuosité comme on l'ap- pelle, n'est rien que l'Image du mouvement qu'il souffre en luy-mesme, comme nous avons dit au Chapitre pre- cedent. Car il s'ensuit de là; Que le mouvement que le Corps reçoit de l'Ame est l'Image de celuy dont elle est agitée. Et qu'il faut par nécessité quand les Muscles se resserrent, quand le Cerveau, le Coeur et les arteres s'es- levent et s'abattent, quand les Esprits vont et viennent, il faut dis-je que l'Ame souffre la premiere tous ces mouvemens-là.

Mais il faut observer icy qu'il y a deux sortes de Fibres, les unes sont tendineuses, dont le tendon est composé; les autres sont communes à toutes les autres parties. Car les Visceres, les Nerfs, les Veines, les Membranes, et les Chairs ont les leurs propres; le Sang mesme a les siennes, qui comme nous avons dit ailleurs, ne sont que les parties les plus solides des ali- mens que la chaleur naturelle a fondues, et qui vray-semblablement sont la matiere dont les fibres de toutes les parties animées sont faites. Or les Fibres des tendons sont les organes des mouvemens volontaires, et les autres le sont de la contraction naturelle qui se fait dans les membres.

C'est icy le lieu de respondre à l'objection que nous avons proposée à la fin du Chapitre precedent, dans laquelle on dit que il est vray-semblable que l'Amé estant unie au Corps a la mesme puissance de se mou- voir qu'ellé aura quand elle sera separéé, et par conséquent qu'éllé peut se mouvoir en haut, en avant, et prendre quelque autre situation qu'élle voudra comme elle fera aprés sa separation. Qu'én ce cas-là, elle pourra faire monter le Corps, et le tenir suspendu en l'air aussi long-temps qu'il luy plaira; le pousser en avant et en arriere, lé faisant aller d'un lieu à l'autre sans qu'il soit obligé de plier les jambes, tout de mesme qu'un Ange le peut faire, et comme les Poëtes feignent que leurs Dieux marchoient, incessu patuit Dea.

Il faut donc dire que cette instance suppose pour vray-semblablé, une chose qui combat lé sens commun. Car il est tout-à-fait hors d'apparénce, que l'Amé ait la mesme puissance dé se mouvoir dans le Corps, qu'ellé aura quand elle en sera séparée; et qu'ellé ait la mesme forcé et la mesme agilité éstant unie à une si lourde masse, que quand elle en sera deschar- géé. D'ailleurs elle est tellement assubjettié a ses organes, qu'élle né peut agir que conformément à la disposition qu'ils ont; si elle veut mouvoir les membres, il faut de nécessité que le mouvement qu'éllé leur donné, responde a la constitution qu'ont les tendons des Musclés; s'ils sont forts, elle les mouvra fortement; s'ils sont foibles, le mouvement s'en fera aussi foible- ment. C'ést le destin de toutes les causés qui ont besoin d'instruméns pour faire leurs actions. C'ést pourquoy quand l'Amé auroit autant de forcé dans lé Corps, qu'ellé en aura quand elle en sera separée, elle né pour- roit faire mouvoir les Musclés que conformément à léur disposition naturelle. L'Ange et l'Amé separéé peuvent eslever un Corps en l'air, et l'y tenir suspendu aussi long-temps qu'ils voudront, parce que ce Corps là n'agit point et ne fait que souffrir le mouvement : Mais quand il est animé, il agit avec l'Ame, et les Muscles sont les organes de leur mouvement, et meuvent veritablement les parties. or c'est une maxime indubitable, que tout Corps qui en meut un autre, doit estre appuyé sur quelque chose qui soit hors de luy, et qui soit immo- bile; et par consequent l'Ame, quelque force qu'elle ait dans le Corps, ne le peut tenir suspendu dans l'air, parce qu'il n'y a rien sur lequel les membres qui doivent agir avec elle, puissent estre appuyez.

Mais, dira-t-on, quel besoin avoit la Nature de reduire le mouvement du Corps à la contraction des Muscles? N'eust-il pas esté plus expedient que l'Ame l'eust fait mouvoir en le poussant comme font les Anges et les Ames separées? Il faut dire à cela, qu'il y a cent sortes d'actions qui ne se pouvoient faire sans plier ou estendre les membres, et que c'estoit une necessite qu'il y eust des jointures par le moyen desquelles ces mou- vemens se fissent, et des organes qui les executassent. Or nous avons montré que cela ne se pouvoit faire que par la contraction des Muscles.