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Lessico delle passioni in età moderna

Direzione scientifica del progetto
Pina Totaro
CNR-ILIESI

italiano/inglese

René Descartes

Les Passions de l'Ame

Avertissement d'un des amis de l'Autheur

Ce livre m'ayant esté envoyé par Monsieur Des Cartes, avec la permission de le faire imprimer, &. d'y adjouster telle preface que je voudrois, Ie me suis proposé de n'en faire point d'autre, sinon que je metray icy les mesmes lettres que je luy ay cydevant escrites affin d'obtenir cela de luy, d'autant qu'elles contienent plusieurs choses dont j'estime que le public a interest d'estre averti.

Lettre premiere à Monsieur Des Cartes

Monsieur,

I'avois esté bien aise de vous voir à Paris cet esté dernier, pource que je pensois que vous y estiez venu à dessein [AT-p302] de vous y arrester, & qu'y ayant plus de commodité qu'en aucun autre lieu pour faire les experiences, dont vous avez tesmoigné avoir besoin affin d'achever les traictez que vous avez promis au public, vous ne manqueriés pas de tenir vostre promesse, & que nous les verrions bien tost imprimez. Mais vous m'avez entierement osté cette joye, lors que vous estes retourné en Hollande; & je ne puis m'abstenir icy de vous dire, que je suis encore fasché contre vous de ce que vous n'avez pas voulu, avant vôtre depart, me laisser voir le traité des [Pr-p2] Passions, qu'on m'a dit que vous avez composé: outre que, faisant reflexion sur les paroles que j'ay leües en une preface qui fût jointe il y a deux ans à la version françoise de vos Principes, où, apres avoir parlé succinctement des parties de la Philosophie qui doivent encore estre trouvées, avant qu'on puisse recueillir ses principaux fruicts, & avoir dit que vous ne vous defiez pas tant de vos forces, que vous n'osassiez entreprendre de les expliquer toutes, si vous aviez la commodité de faire les experiences qui sont requises pour appuyer & justifier vos raisonnemens, vous adjoustez qu'il faudroit à cela de grandes despenses, auxquelles un particulier comme vous ne sçauroit suffire, s'il n'estoit aydé par le public; mais que, ne voyant pas que vous deviez attendre cette ayde, vous pensez vous devoir contenter d'estudier dorenavant pour vostre instruction particuliere; & que la posterité vous excusera, si vous manquez à travailler [Pr-p3] desormais pour elle: je crains que ce ne soit maintenant tout de bon que vous voulez envier [AT-p303] au public le reste de vos inventions, & que nous n'aurons jamais plus rien de vous, si nous vous laissons suivre vostre inclination. Ce qui est cause que je me suis proposé de vous tourmenter un peu par cette lettre, & de me vanger de ce que vous m'avez refusé vostre Traité des Passions, en vous reprochant librement la negligence & les autres defauts, que je juge empescher que vous ne faciez valoir vostre talent, autant que vous pouvez & que vostre devoir vous y oblige. En effect, je ne puis croire que ce soit autre chose que vostre negligence, & le peu de soin que vous avez d'estre utile au reste des hommes, qui fait que vous ne continuez pas vostre Physique. Car encore que je comprene fort bien qu'il est impossible que vous l'acheviez, si vous n'avez plusieurs experiences, & que ces experiences doivent estre faites aux frais du public, à cause que l'utilité luy en reviendra, [Pr-p4] & que les biens d'un particulier n'y peuvent suffire: Ie ne croy pas toutefois que ce soit cela qui vous arreste, pource que vous ne pourriez manquer d'obtenir de ceux qui disposent des biens du public, tout ce que vous sçauriez souhaiter pour ce sujet, si vous daigniez leur faire entendre la chose comme elle est, & comme vous la pourriez facilement representer, si vous en aviez la volonté. Mais vous avez tousjours vescu d'une façon si contraire à cela, qu'on a sujet de se persuader que vous ne voudriez pas mesme recevoir aucune ayde d'autruy, encore qu'on vous l'offriroit; & neantmoins vous pretendez que la posterité vous excusera, de ce que vous ne voulez plus travailler pour elle, sur ce que vous supposez que cette ayde vous y est necessaire, & que vous ne la pouvez obtenir. Ce qui me donne sujet de penser, non seulement que vous estes trop negligent, mais peut estre aussi que vous n'avez pas assez [AT-p304] de courage pour esperer de parachever ce que ceux qui ont leu vos escrits attendent [Pr-p5] de vous; & que neantmoins vous estes assez vain pour vouloir persuader à ceux qui viendront apres nous, que vous n'y avez point manqué par vostre faute, mais pource qu'on n'a pas reconnu vostre vertu comme on devoit, & qu'on a refusé de vous assister en vos desseins. En quoy je voy que vostre ambition trouve son compte, à cause que ceux qui verront vos escrits à l'avenir, jugeront, par ce que vous avez publié il y a plus de douze ans, que vous aviez trouvé des ce temps la tout ce qui a jusques à present esté vû de vous, & que ce qui vous reste à inventer, touchant la Physique, est moins difficile que ce que vous en avez desja expliqué: en sorte que vous auriez pû depuis nous donner tout ce qu'on peut attendre du raisonnement humain pour la Medecine, & les autres usages de la vie, si vous aviez eu la commodité de faire les experiences requises à cela; & mesme que vous n'avez pas sans doute laissé d'en trouver une grande partie, mais qu'une juste indignation contre l'ingratitude [Pr-p6] des hommes vous a empesché de leur faire part de vos inventions. Ainsi vous pensez que desormais, en vous reposant, vous pourrez acquerir autant de reputation que si vous travailliez beaucoup; & mesme peut estre un peu davantage, à cause qu'ordinairement le bien qu'on possede est moins estimé que celuy qu'on desire, ou bien qu'on regrete. Mais je vous veux oster le moyen d'acquerir ainsi de la reputation sans la meriter: & bien que je ne doute pas que vous ne sçachiez ce qu'il faudroit que vous eussiez fait, si vous aviez voulu estre aydé par le public, je le veux neantmoins icy escrire; & mesme je feray imprimer cette lettre, affin que vous ne puissiez pretendre de l'ignorer, & que, si vous [AT-p305] manquez cy apres à nous satisfaire, vous ne puissiez plus vous excuser sur le siecle. Sçachez donc que ce n'est pas assez, pour obtenir quelque chose du public, que d'en avoir touché un mot en passant, en la preface d'un livre, sans dire expressement que vous la desirez & l'attendez, ny expliquer les [Pr-p7] raisons qui peuvent prouver, non seulement que vous la meritez, mais aussi qu'on a tres grand interest de vous l'accorder, & qu'on en doit attendre beaucoup de profit. On est accoustumé de voir, que tous ceux qui s'imaginent qu'ils valent quelque chose, en font tant de bruit, & demandent avec tant d'importunité ce qu'ils pretendent, & promettent tant au dela de ce qu'ils peuvent, que lors que quelcun ne parle de soy qu'avec modestie, & qu'il ne requert rien de personne, ny ne promet rien avec assurance, quelque preuve qu'il donne d'ailleurs de ce qu'il peut, on n'y fait pas de reflexion, & on ne pense aucunement à luy.

Vous direz peut estre que vostre humeur ne vous porte pas à rien demander, ny à parler avantageusement de vous mesme, pource que l'un semble estre une marque de bassesse, & l'autre d'orgueil. Mais je pretens que cette humeur se doit corriger, & qu'elle vient d'erreur & de foiblesse, plustost que d'une honeste pudeur & modestie. Car [Pr-p8] pour ce qui est des demandes, il n'y a que celles qu'on fait pour son propre besoin, à ceux de qui on n'a aucun droit de rien exiger, desquelles on ait sujet d'avoir quelque honte. Et tant s'en faut qu'on en doive avoir de celles qui tendent à l'utilité & au profit de ceux à qui on les fait, qu'au contraire on en peut tirer de la gloire, principalement lors qu'on leur a desja donné des choses qui valent plus que celles qu'on veut obtenir d'eux. Et pour ce qui est [AT-p306] de parler avantageusement de soy mesme, il est vray que c'est un orgueil tres ridicule & tres blasmable, lors qu'on dit de soy des choses qui sont fausses; & mesme que c'est une vanité mesprisable, encore qu'on n'en die que de vrayes, lors qu'on le fait par ostentation, & sans qu'il en revienne aucun bien à personne. Mais lors que ces choses sont telles qu'il importe aux autres de les sçavoir, il est certain qu'on ne les peut taire que par une humilité vicieuse, qui est une espece de lascheté & de foiblesse. Or il importe beaucoup au public d'estre averti de ce que vous [Pr-p9] avez trouvé dans les sciences, affin que, jugeant par la de ce que vous y pouvez encore trouver, il soit incité à contribuer tout ce qu'il peut pour vous y ayder, comme à un travail qui a pour but le bien general de tous les hommes. Et les choses que vous avez desja données, à sçavoir les verités importantes que vous avez expliquées dans vos escrits, valent incomparablement davantage que tout ce que vous sçauriez demander pour ce sujet.

Vous pouvez dire aussi que vos œuvres parlent assez, sans qu'il soit besoin que vous y adjoustiez les promesses & les vanteries, lesquelles, estant ordinaires aux Charlatans qui veulent tromper, semblent ne pouvoir estre bienseantes à un homme d'honneur qui cherche seulement la verité. Mais ce qui fait que les Charlatans sont blasmables, n'est pas que les choses qu'ils disent d'eux mesmes sont grandes & bonnes, c'est seulement qu'elles sont fausses, & qu'ils ne les peuvent prouver: au lieu que celles que je pretens que vous devez dire de vous, sont [Pr-p10] si vrayes, & si evidemment prouvées par vos escrits, que toutes les regles de la bienseance vous permettent de les assurer; & celles de la charité vous y obligent, à cause qu'il importe aux autres de [AT-p307] les sçavoir. Car encore que vos escrits parlent assez, au regard de ceux qui les examinent avec soin, & qui sont capables de les entendre: toutefois cela ne suffit pas pour le dessein que je veux que vous ayez, à cause qu'un chacun ne les peut pas lire, & que ceux qui manient les affaires publiques n'en peuvent gueres avoir le loisir. Il arrive peut estre bien que quelcun de ceux qui les ont leus leur en parle; mais, quoy qu'on leur en puisse dire, le peu de bruit qu'ils sçavent que vous faites, & la trop grande modestie que vous avez tousjours observée en parlant de vous, ne permet pas qu'ils y facent beaucoup de reflexion. Mesme, à cause qu'on use souvent aupres d'eux de tous les termes les plus avantageux qu'on puisse imaginer, pour louer des personnes qui ne sont que fort mediocres, ils n'ont pas sujet de prendre [Pr-p11] les louanges immenses, qui vous sont données par ceux qui vous connoissent, pour des verités bien exactes. Au lieu que, lors que quelcun parle de soy-mesme, & qu'il dit des choses tres extraordinaires, on l'escoute avec plus d'attention, principalement lors que c'est un homme de bonne naissance, & qu'on sçait n'estre point d'humeur ny de condition à vouloir faire le Charlatan. Et pource qu'il se rendroit ridicule s'il usoit d'hyperboles en telle occasion, ses paroles sont prises en leur vray sens; & ceux qui ne les veulent pas croire, sont au moins invités par leur curiosité, ou par leur jalousie, à examiner si elles sont vrayes. C'est pourquoy estant tres-certain, & le public ayant grand interest de sçavoir, qu'il n'y a jamais eu au monde que vous seul (au moins dont nous ayons les escrits), qui ait descouvert les vrais principes, & reconnu les premieres causes de tout ce qui est produit en la nature, & qu'ayant desja rendu raison, par ces principes, de toutes [AT-p308] les choses qui paroissent & s'observent le plus communement [Pr-p12] dans le monde, il vous faut seulement avoir des observations plus particulieres, pour trouver en mesme façon les raisons de tout ce qui peut estre utile aux hommes en cette vie, & ainsi nous donner une tres parfaite connoissance de la nature de tous les mineraux, des vertus de toutes les plantes, des proprietés des animaux, & generalement de tout ce qui peut servir pour la Medecine & les autres arts. Et enfin que, ces observations particulieres ne pouvant estre toutes faites en peu de temps sans grande despense, tous les peuples de la terre y devroient à l'envi contribuer, comme à la chose du monde la plus importante, & à laquelle ils ont tous egal interest. Cela, dis-je, estant tres certain, & pouvant assez estre prouvé par les escrits que vous avez desja fait imprimer, vous devriez le dire si haut, le publier avec tant de soin, & le mettre si expressement dans tous les titres de vos livres, qu'il ne pust dorenavant y avoir personne qui l'ignorast. Ainsi vous feriez au moins d'abord naistre [Pr-p13] l'envie à plusieurs d'examiner ce qui en est; & d'autant qu'ils s'en enquereroient davantage, & liroient vos escrits avec plus de soin, d'autant connoistroient ils plus clairement, que vous ne vous seriez point vanté à faux.

Et il y a principalement trois points, que je voudrois que vous fissiez bien concevoir à tout le monde. Le premier est, qu'il y a une infinité de choses à trouver en la Physique, qui peuvent estre extremement utiles à la vie; le second, qu'on a grand sujet d'attendre de vous l'invention de ces choses; & le troisieme, que vous en pourrez d'autant plus trouver, que vous aurez plus de commoditez pour faire quantité d'experiences. Il est à propos qu'on soit averti du [AT-p309] premier point, à cause que la plus part des hommes ne pensent pas qu'on puisse rien trouver dans les sciences qui vaille mieux que ce qui a esté trouvé par les anciens, & mesme que plusieurs ne conçoivent point ce que c'est que la Physique, ny à quoy elle peut servir. Or il est aisé de prouver que le trop grand respect [Pr-p14] qu'on porte à l'antiquité, est une erreur qui prejudicie extremement à l'avancement des sciences. Car on voit que les peuples sauvages de l'Amerique, & aussi plusieurs autres qui habitent des lieux moins eloignés, ont beaucoup moins de commoditez pour la vie que nous n'en avons, & toutefois qu'ils sont d'une origine aussi ancienne que la nostre: en sorte qu'ils ont autant de raison que nous de dire qu'ils se contentent de la sagesse de leurs peres, & qu'ils ne croyent point que personne leur puisse rien enseigner de meilleur, que ce qui a esté sceu & pratiqué de toute antiquité parmy eux. Et cette opinion est si prejudiciable que, pendant qu'on ne la quitte point, il est certain qu'on ne peut acquerir aucune nouvelle capacité. Aussi voit on par experience, que les peuples en l'esprit desquels elle est le plus enracinée, sont ceux qui sont demeurez les plus ignorans & les plus rudes. Et pource qu'elle est encore assez frequente parmy nous, cela peut servir de raison pour prouver, qu'il s'en faut beaucoup [Pr-p15] que nous ne sçachions tout ce que nous sommes capables de sçavoir. Ce qui peut aussi fort clairement estre prouvé par plusieurs inventions tres utiles, comme sont l'usage de la boussole, l'art d'imprimer, les lunettes d'approche, & semblables, qui n'ont esté trouvées qu'aux derniers siecles, bien qu'elles semblent maintenant assez faciles à ceux qui les sçavent. Mais il n'y a rien en quoy le besoin que nous avons d'acquerir de nouvelles connoissances,[AT-p310] paroisse mieux qu'en ce qui regarde la Medecine. Car bien qu'on ne doute point que Dieu n'ait pourvu cette Terre de toutes les choses qui sont necessaires aux hommes pour s'y conserver en parfaite santé jusques à une extreme vieillesse; & bien qu'il n'y ait rien au monde si desirable que la connoissance de ces choses, en sorte qu'elle a esté autrefois la principale estude des Rois & des Sages: toutefois l'experience montre qu'on est encore si eloigné de l'avoir toute, que souvent on est arresté au lit par de petits maux, que tous les plus sçavans Medecins ne peuvent connoistre, [Pr-p16] & qu'ils ne font qu'aigrir par leurs remedes lorsqu'ils entreprenent de les chasser. En quoy le defaut de leur art, & le besoin qu'on a de le perfectionner, sont si evidens, que, pour ceux qui ne conçoivent pas ce que c'est que la Physique, il suffit de leur dire qu'elle est la science qui doit enseigner à connoistre si parfaitement la nature de l'homme, & de toutes les choses qui luy peuvent servir d'alimens ou de remedes, qu'il luy soit aysé de s'exempter par son moyen de toutes sortes de maladies. Car, sans parler de ses autres usages, celuy-la seul est assez important, pour obliger les plus insensibles à favoriser les desseins d'un homme, qui a desja prouvé, par les choses qu'il a inventées, qu'on a grand sujet d'attendre de luy tout ce qui reste encore à trouver en cette science.

Mais il est principalement besoin que le monde sçache que vous avez prouvé cela de vous. Et à cet effect il est necessaire que vous faciez un peu de violence à vostre humeur, & que vous [Pr-p17] chassiez cette trop grande modestie, qui vous a empesché jusques icy de dire de vous & des autres tout ce que vous estes obligé de dire. Je ne veux point pour cela vous commettre avec les Doctes de ce siecle: la plus part de [AT-p311] ceux ausquels on donne ce nom, à sçavoir tous ceux qui cultivent ce qu'on appelle communement les belles lettres, & tous les Iurisconsultes, n'ont aucun interest à ce que je pretens que vous devez dire. Les Theologiens aussi & les Medecins n'y en ont point, si ce n'est en tant que Philosophes. Car la Theologie ne depend aucunement de la Physique, ny mesme la Medecine, en la façon qu'elle est aujourd'huy pratiquée par les plus doctes & les plus prudens en cet art: ils se contentent de suivre les maximes ou les regles qu'une longue experience a enseignées, & ils ne mesprisent pas tant la vie des hommes, que d'appuyer leurs jugemens, desquels souvent elle depend, sur les raisonnemens incertains de la Philosophie de l'Escole. Il ne reste donc [Pr-p18] que les Philosophes, entre lesquels tous ceux qui ont de l'esprit sont desja pour vous, & seront tres-ayses de voir que vous produisiez la verité en telle sorte, que la malignité des Pedans ne la puisse opprimer. De façon que ce ne sont que les seuls Pedans, qui se puissent offencer de ce que vous aurez à dire; & pource qu'ils sont la risée & le mespris de tous les plus honnestes gens, vous ne devez pas fort vous soucier de leur plaire. Outre que vostre reputation vous les a desja rendus autant ennemis qu'ils sçauroient estre; & au lieu que vostre modestie est cause que maintenant quelques uns d'eux ne craignent pas de vous attaquer, je m'assure que, si vous vous faisiez autant valoir que vous pouvez & que vous devez, ils se verroient si bas au dessous de vous, qu'il n'y en auroit aucun qui n'eust honte de l'entreprendre. Ie ne voy donc point qu'il y ait rien qui vous doive empescher de publier hardiment tout ce que vous jugerez pouvoir servir à vostre dessein; & rien ne me semble y estre plus utile, que ce que vous avez desja mis en une lettre [AT-p312] adressée au R. Pere Dinet, laquelle vous fistes imprimer il y a sept ans, pendant qu'il estoit Provincial des Iesuites de France.

Non ibi, disiez vous en parlant des Essais que vous aviez publiez cinq ou six ans auparavant, unam aut alteram, sed plus sexcentis quæstionibus explicui, quæ sic à nullo ante me fuerant explicatæ; ac quamvis multi hactenus mea scripta transversis oculis inspexerint, modisque omnibus refutare conati sint, nemo tamen, quod sciam, quicquam non verum potuit in iis reperire. Fiat enumeratio quæstionum omnium, quæ in tot sæculis, quibus aliæ Philosophiæ viguerunt, ipsarum ope solutæ sunt: & forte nec tam multæ, nec tam illustres invenientur. Quinimo profiteor ne unius quidem quæstionis solutionem, ope principiorum Peripateticæ Philosophiæ peculiarium, datam unquam fuisse, quam non possim demonstrare [Pr-p20] esse illegitimam & falsam. Fiat periculum: proponantur, non quidem omnes (neque enim operæ pretium puto multum temporis eâ in re impendere), sed paucæ aliquæ selectiores, stabo promissis, &c.

Ainsi, malgré toute vostre modestie, la force de la verité vous a contraint d'escrire en cet endroit la, que vous aviez desja expliqué dans vos premiers Essais, qui ne contienent quasi que la Dioptrique & les Meteores, plus de six cens questions de Philosophie, que personne avant vous n'avoit sceu si bien expliquer; & qu'encore que plusieurs eussent regardé vos escrits de travers, & cherché toutes sortes de moyens pour les refuter, vous ne sçaviez point toutefois que personne y eust encore pû rien remarquer qui ne fust pas [AT-p313] vray. A quoy vous adjoustez, que si on veut conter une par une les questions qui ont pû estre resoluës par toutes les autres façons de philosopher, qui ont eu cours depuis que le monde est, on ne trouvera peut estre pas qu'elles soient en si grand nombre, ny [Pr-p21] si notables. Outre cela vous assurez que, par les principes qui sont particuliers à la Philosophie qu'on attribuë à Aristote, & qui est la seule qu'on enseigne maintenant dans les Escoles, on n'a jamais sçeu trouver la vraye solution d'aucune question; & vous defiez expressement tous ceux qui enseignent, d'en nommer quelcune qui ait esté si bien resoluë par eux, que vous ne puissiez monstrer aucun erreur en leur solution. Or ces choses ayant esté escrites à un Provincial des Iesuites, & publiées il y a desja plus de sept ans, il n'y a point de doute que quelques uns des plus capables de ce grand corps, auroient tasché de les refuter, si elles n'estoient pas entierement vrayes, ou seulement si elles pouvoient estre disputées avec quelque apparence de raison. Car, nonobstant le peu de bruit que vous faites, chacun sçait que vostre reputation est desja si grande, & qu'ils ont tant d'interest à maintenir que ce qu'ils enseignent n'est point mauvais, qu'ils ne peuvent dire qu'ils l'ont negligé. Mais tous les doctes sçavent assez, qu'il [Pr-p22] n'y a rien en la Physique de l'Escole qui ne soit douteux; & ils sçavent aussi qu'en telle matiere estre douteux, n'est gueres meilleur qu'estre faux, à cause qu'une science doit estre certaine & demonstrative: de façon qu'ils ne peuvent trouver estrange que vous ayez assuré que leur Physique ne contient la vraye solution d'aucune question; car cela ne signifie autre chose, sinon qu'elle ne contient la demonstration d'aucune verité que les autres ignorent. Et si quelcun d'eux examine vos escrits pour les refuter, il [AT-p314] trouve, tout au contraire, qu'ils ne contienent que des demonstrations, touchant des matieres qui estoient auparavant ignorées de tout le monde. C'est pourquoy, estant sages & avisés comme ils sont, je ne m'estonne pas qu'ils se taisent; mais je m'estonne que vous n'ayez encore daigné tirer aucun avantage de leur silence, à cause que vous ne sçauriez rien souhaiter qui face mieux voir combien votre Physique differe de celle des autres. Et il importe qu'on remarque leur difference, affin que la [Pr-p23] mauvaise opinion que ceux qui sont employez dans les affaires, & qui y reussissent le mieux, ont coustume d'avoir de la Philosophie, n'empesche pas qu'ils ne connoissent le prix de la vostre. Car ils ne jugent ordinairement de ce qui arrivera, que par ce qu'ils ont desja vû arriver; & pource qu'ils n'ont jamais aperceu que le public ait recueilli aucun autre fruit de la Philosophie de l'Escole, sinon qu'elle a rendu quantité d'hommes Pedans, ils ne sçauroient pas imaginer qu'on en doive attendre de meilleurs de la vostre, si ce n'est qu'on leur face considerer que celle cy estant toute vraye, & l'autre toute fausse, leurs fruits doivent estre entierement differens. En effect, c'est un grand argument, pour prouver qu'il n'y a point de verité en la Physique de l'Escole, que de dire qu'elle est instituée pour enseigner toutes les inventions utiles à la vie, & que neantmoins, bien qu'il en ait esté trouvé plusieurs de temps en temps, ce n'a jamais esté par le moyen de cette Physique, mais seulement par hasard & par usage, ou [Pr-p24] bien, si quelque science y a contribué, ce n'a esté que la Mathematique: & elle est aussi la seule de toutes les sciences humaines, en laquelle on ait cy-devant pu trouver quelques veritez qui ne peuvent estre mises en doute. Ie sçay bien que les Philosophes la veulent [AT-p315] recevoir pour une partie de leur Physique; mais pource qu'ils l'ignorent presque tous, & qu'il n'est pas vray qu'elle en soit une partie, mais au contraire que la vraye Physique est une partie de la Mathematique, cela ne peut rien faire pour eux. Mais la certitude qu'on a desja reconnuë dans la Mathematique, fait beaucoup pour vous. Car c'est une science en laquelle il est si constant que vous excellez, & vous avez tellement en cela surmonté l'envie, que ceux mesme qui sont jaloux de l'estime qu'on fait de vous pour les autres sciences, ont coustume de dire que vous surpassez tous les autres en celle cy, affin qu'en vous accordant une louange qu'ils sçavent ne vous pouvoir estre disputée, ils soient moins soupçonnez de calomnie lors qu'ils [Pr-p25] taschent de vous en oster quelques autres. Et on voit, en ce que vous avez publié de Geometrie, que vous y determinez tellement jusques où l'esprit humain peut aller, & quelles sont les solutions qu'on peut donner à chaque sorte de difficultez, qu'il semble que vous avez recueilly toute la moisson, dont les autres qui ont escrit avant vous ont seulement pris quelques espis, qui n'estoient pas encore meurs, & tous ceux qui viendront apres ne peuvent estre que comme des glaneurs, qui ramasseront ceux que vous leur avez voulu laisser. Outre que vous avez monstré, par la solution prompte & facile de toutes les questions que ceux qui vous ont voulu tenter ont proposées, que la Methode dont vous usez à cet effect est tellement infallible, que vous ne manquez jamais de trouver par son moyen, touchant les choses que vous examinez, tout ce que l'esprit humain peut trouver. De façon que, pour faire qu'on ne puisse douter, que vous soyez capable de mettre la Physique en sa derniere perfection, [Pr-p26] il faut seulement que vous prouviez,[AT-p316] qu'elle n'est autre chose qu'une partie de la Mathematique. Et vous l'avez desja tres-clairement prouvé dans vos Principes, lors qu'en y expliquant toutes les qualitez sensibles, sans rien considerer que les grandeurs, les figures & les mouvemens, vous avez monstré que ce monde visible, qui est tout l'objet de la Physique, ne contient qu'une petite partie des corps infinis, dont on peut imaginer que toutes les proprietez ou qualitez ne consistent qu'en ces mesmes choses, au lieu que l'objet de la Mathematique les contient tous. Le mesme peut aussi estre prouvé par l'experience de tous les siecles. Car encore qu'il y ait eu de tout temps plusieurs des meilleurs esprits, qui se sont employez à la recherche de la Physique, on ne sçauroit dire que jamais personne y ait rien trouvé (c'est à dire soit parvenu à aucune vraye connoissance touchant la nature des choses corporelles) par quelque principe qui n'appartiene pas à la Mathematique. Au lieu que, par ceux qui lui appartienent, on a [Pr-p27] desja trouvé une infinité de choses tres-utiles, à sçavoir presque tout ce qui est connu en l'Astronomie, en la Chirurgie, & en tous les arts Mechaniques; dans lesquels s'il y a quelque chose de plus que ce qui appartient à cette science, il n'est pas tiré d'aucune autre, mais seulement de certaines observations dont on ne connoist point les vrayes causes. Ce qu'on ne sçauroit considerer avec attention, sans estre contraint d'avoüer que, c'est par la Mathematique seule qu'on peut parvenir à la connoissance de la vraye Physique. Et d'autant qu'on ne doute point que vous n'excelliez en celle-là, il n'y a rien qu'on ne doive attendre de vous en celle-cy. Toutefois il reste encore un peu de scrupule, en ce qu'on voit que tous ceux qui ont acquis quelque reputation par la Mathematique, ne sont pas pour cela [AT-p317] capables de rien trouver en la Physique, & mesme que quelques uns d'eux comprenent moins les choses que vous en avez escrites, que plusieurs qui n'ont jamais cy devant appris aucune science. Mais on peut respondre à cela, que bien [Pr-p28] que sans doute ce soient ceux qui ont l'esprit le plus propre à concevoir les verités de la Mathematique, qui entendent le plus facilement vostre Physique, à cause que tous les raisonnemens de celle-cy sont tirez de l'autre: il n'arrive pas tousjours que ces mesmes ayent la reputation d'estre les plus sçavans en Mathematique. A cause que, pour acquerir cette reputation, il est besoin d'estudier les livres de ceux qui ont desja escrit de cette science, ce que la pluspart ne font pas; & souvent ceux qui les estudient, taschent d'obtenir par travail ce que la force de leur esprit ne leur peut donner, fatiguent trop leur imagination, & mesme la blessent, & acquerent avec cela plusieurs prejugés. Ce qui les empesche bien plus de concevoir les verités que vous escrivez, que de passer pour grands Mathematiciens: à cause qu'il y a si peu de personnes qui s'appliquent à cette science, que souvent il n'y a qu'eux en tout un pays; & encore que quelquefois il y en ait d'autres, ils ne laissent pas de faire beaucoup de bruit, [Pr-p29] d'autant que le peu qu'ils sçavent leur a cousté beaucoup de peine. Au reste, il n'est pas malaysé de concevoir les verités qu'un autre a trouvées; il suffit à cela d'avoir l'esprit degagé de toutes sortes de faux prejugés, & d'y vouloir appliquer assez son attention. Il n'est pas aussi fort difficile d'en rencontrer quelques unes detachées des autres, ainsi qu'ont fait autrefois Thales, Pythagore, Archimede, & en nostre siecle Gilbert, Kepler, Galilée, Harvejus, & quelques autres. Enfin on peut, sans beaucoup de peine, imaginer un corps [AT-p318] de Philosophie, moins monstrueux, & appuyé sur des conjectures plus vraysemblables, que n'est celuy qu'on tire des escrits d'Aristote; ce qui a esté fait aussi par quelques uns en ce siecle. Mais d'en former un qui ne contiene que des veritez prouvées par demonstrations aussi claires & aussi certaines que celles des Mathematiques, c'est chose si difficile & si rare, que, depuis plus de cinquante siecles que le monde a desja duré, il ne s'est trouvé que vous seul qui avez fait voir par vos [Pr-p30] escrits que vous en pouvez venir à bout. Mais comme lors qu'un Architecte a posé tous les fondemens, & elevé les principales murailles de quelque grand bastiment, on ne doute point qu'il ne puisse conduire son dessein jusques à la fin, à cause qu'on voit qu'il a desja fait ce qui estoit le plus difficile: ainsi ceux qui ont leu avec attention le livre de vos Principes, considerans comment vous y avez posé les fondemens de toute la Philosophie naturelle, & combien sont grandes les suites de veritez que vous en avez deduites, ne peuvent douter que la Methode dont vous usez ne soit suffisante, pour faire que vous acheviez de trouver tout ce qui peut estre trouvé en la Physique: à cause que les choses que vous avez desja expliquées, à sçavoir la nature de l'aymant, du feu, de l'air, de l'eau, de la terre, & de tout ce qui paroist dans les cieux, ne semblent point estre moins difficiles, que celles qui peuvent encore estre desirées.

Toutefois il faut icy adjouster que, tant expert qu'un Architecte soit en son [Pr-p31] art, il est impossible qu'il acheve le bastiment qu'il a commencé, si les materiaux qui doivent y estre employez luy manquent. Et en mesme façon: que tant parfaite que puisse estre vostre Methode, elle ne peut faire que vous poursuiviez en l'explication des causes naturelles, [AT-p319] si vous n'avez point les experiences qui sont requises pour determiner leurs effets. Ce qui est le dernier des trois points que je croy devoir estre principalement expliquez, à cause que la plus part des hommes ne conçoit pas combien ces experiences sont necessaires, ny quelle dépense y est requise. Ceux qui, sans sortir de leur cabinet, ny jetter les yeux ailleurs que sur leurs livres, entreprenent de discourir de la nature, peuvent bien dire en quelle façon ils auroient voulu creer le monde, si Dieu leur en avoit donné la charge & le pouvoir, c'est à dire ils peuvent escrire des Chimeres, qui ont autant de rapport avec la foiblesse de leur esprit, que l'admirable beauté de cet Univers avec la puissance infinie de son auteur; mais, à moins [Pr-p32] que d'avoir un esprit vraiment divin, ils ne peuvent ainsi former d'eux mesmes une idée des choses, qui soit semblable à celle que Dieu a euë pour les creer. Et quoy que vostre Methode promette tout ce qui peut estre esperé de l'esprit humain, touchant la recherche de la verité dans les sciences, elle ne promet pas neantmoins d'enseigner à deviner, mais seulement à deduire de certaines choses données toutes les verités qui peuvent en estre deduites; & ces choses données, en la Physique, ne peuvent estre que des experiences. Mesme à cause que ces experiences sont de deux sortes: les unes faciles, & qui ne dependent que de la reflexion qu'on fait sur les choses qui se presentent au sens d'elles mesmes; les autres plus rares & difficiles, auxquelles on ne parvient point sans quelque estude & quelque despense: on peut remarquer que vous avez desja mis dans vos escrits tout ce qui semble pouvoir estre deduit des experiences faciles, & mesme aussi de celles des plus rares que vous avez pû apprendre des livres. Car [Pr-p33] outre que vous y avez expliqué la nature de [AT-p320] toutes les qualités qui meuvent les sens, & de tous les corps qui sont les plus communs sur cette terre, comme du feu, de l'air, de l'eau, & de quelques autres, vous y avez aussi rendu raison de tout ce qui a esté observé jusques à present dans les cieux, de toutes les proprietés de l'aymant, & de plusieurs observations de la Chymie. De façon qu'on n'a point de raison d'attendre rien davantage de vous, touchant la Physique, jusques à ce que vous ayez davantage d'experiences, desquelles vous puissiez rechercher les causes. Et je ne m'estonne pas que vous n'entrepreniez point de faire ces experiences à vos despens. Car je sçay que la recherche des moindres choses couste beaucoup; &, sans mettre en conte les Alchemistes, ny tous les autres chercheurs de secrets, qui ont coustume de se ruiner à ce mestier, j'ay ouy dire que la seule pierre d'aymant a fait despendre plus de cinquante mil escus à Gilbert, quoy qu'il fust homme de tres-bon esprit, comme il a monstré, en ce qu'il a esté le [Pr-p34] premier qui a decouvert les principales proprietez de cette pierre. I'ay vû aussi l'Instauratio Magna & le Novus Atlas du Chancelier Bacon, qui me semble estre, de tous ceux qui ont escrit avant vous, celuy qui a eu les meilleures pensées touchant la Methode qu'on doit tenir pour conduire la Physique à sa perfection; mais tout le revenu de deux ou trois Roys, des plus puissans de la terre, ne suffiroit pas pour mettre en execution toutes les choses qu'il requert à cet effect. Et bien que je ne pense point que vous ayez besoin de tant de sortes d'experiences qu'il en imagine, à cause que vous pouvez suppléer à plusieurs, tant par vostre adresse que par la connoissance des verités que vous avez desja trouvées: toutefois, considerant que le nombre des corps particuliers qui vous restent encore à examiner est presque [AT-p321] infini; qu'il n'y en a aucun qui n'ait assez de diverses proprietés, & dont on ne puisse faire assez grand nombre d'espreuves, pour y employer tout le loisir & tout le travail de plusieurs [Pr-p35] hommes; que, suivant les regles de vostre Methode, il est besoin que vous examiniez en mesme temps toutes les choses qui ont entre elles quelque affinité, affin de remarquer mieux leurs differences, & de faire des denombremens qui vous assurent, que vous pouvez ainsi utilement vous servir en un mesme temps de plus de diverses experiences, que le travail d'un tres-grand nombre d'hommes addroits n'en sçauroit fournir; & enfin, que vous ne sçauriez avoir ces hommes addroits qu'à force d'argent, à cause que, si quelques uns s'y vouloient gratuitement employer, ils ne s'assujettiroient pas assez à suivre vos ordres, & ne feroient que vous donner occasion de perdre du temps: considerant, dis je, toutes ces choses, je comprens aysement que vous ne pouvez achever dignement le dessein que vous avez commencé dans vos Principes, c'est à dire, expliquer en particulier tous les mineraux, les plantes, les animaux, & l'homme, en la mesme façon que vous y avez desja expliqué tous les elemens de la terre, & [Pr-p36] tout ce qui s'observe dans les cieux, si ce n'est que le public fournisse les frais qui sont requis à cet effect, & que, d'autant qu'ils vous seront plus liberalement fournis, d'autant pourrez vous mieux executer vostre dessein.

Or à cause que ces mesmes choses peuvent aussi fort aysement estre comprises par un chascun, & sont toutes si vrayes qu'elles ne peuvent estre mises en doute, je m'assure que, si vous les representiez en telle sorte, qu'elles vinssent à la connoissance de ceux à qui Dieu ayant donné le pouvoir de commander aux peuples de la terre, a aussi donné la charge [AT-p322] & le soin de faire tous leurs efforts pour avancer le bien du public, il n'y auroit aucun d'eux qui ne voulust contribuer à un dessein si manifestement utile à tout le monde. Et bien que nostre France, qui est vostre Patrie, soit un Estat si puissant qu'il semble que vous pourriez obtenir d'elle seule tout ce qui est requis à cet effect: toutefois, à cause que les autres nations n'y ont pas moins d'interest qu'elle, je m'assure que plusieurs seroient assez genereuses [Pr-p37] pour ne luy pas ceder en cet office, & qu'il n'y en auroit aucune qui fust si barbare que de ne vouloir point y avoir part.

Mais si tout ce que j'ay escrit icy ne suffit pas, pour faire que vous changiez d'humeur, je vous prie au moins de m'obliger tant, que de m'envoyer votre traicté des Passions, & de trouver bon que j'y adjouste une preface avec laquelle il soit imprimé. Ie tascheray de la faire en telle sorte, qu'il n'y aura rien que vous puissiez desapprouver, & qui ne soit si conforme au sentiment de tous ceux qui ont de l'esprit & de la vertu, qu'il n'y en aura aucun qui, apres l'avoir leuë, ne participe au zele que j'ay pour l'accroissement des sciences, & pour estre, &c.

De Paris, le 6 Novembre, 1648. [AT-p323]

Response à la lettre precedente

Monsieur,

Parmi les injures & les reproches que je trouve en la grande lettre que vous avez pris la peine de m'escrire, j'y remarque tant de choses à mon avantage, que si vous la faisiez imprimer, ainsi que vous declarez vouloir faire, j'aurois peur qu'on ne s'imaginast qu'il y a plus d'intelligence entre nous qu'il n'y en a, & que je vous ay prié d'y mettre plusieurs choses que la bienseance ne permettoit pas que je fisse moy mesme sçavoir au public. C'est pourquoy je ne m'arresteray pas icy à y respondre de point en point: je vous diray seulement deux raisons, qui me semblent vous devoir empescher de la publier. La première est, que je n'ay aucune opinion que le dessein que je juge que vous avez eu en l'escrivant, puisse reüssir. La seconde, que je ne suis nullement de l'humeur que vous imaginez; que je n'ay aucune indignation, ny aucun degoust, qui m'oste le desir de faire tout ce qui sera en mon pouvoir pour rendre service au public, auquel je m'estime tres-obligé, de ce que les escrits que j'ay desja publiez [Pr-p39] ont esté favorablement receus de plusieurs; & que je ne vous ay cy-devant refusé ce que j'avois escrit des Passions, qu'affin de n'estre point obligé de le faire voir à quelques autres qui n'en eussent pas fait leur profit. [AT-p324] Car, d'autant que je ne l'avois composé que pour estre leu par une Princesse, dont l'esprit est tellement au dessus du commun, qu'elle conçoit sans aucune peine ce qui semble estre le plus difficile à nos docteurs, je ne m'estois arresté à y expliquer que ce que je pensois estre nouveau. Et, affin que vous ne doutiez pas de mon dire, je vous promets de revoir cet escrit des Passions, & d'y adjouster ce que je jugeray estre necessaire pour le rendre plus intelligible, & qu'apres cela je vous l'envoyeray pour en faire ce qu'il vous plaira. Car je suis, &c.

D'Egmont le 4 Decembre, 1648.[Pr-p40]

Lettre seconde à monsieur Des Cartes

Monsieur,

Il y a si long temps que vous m'avez fait attendre vostre traité des Passions, que je commence à ne le plus esperer, & à m'imaginer que vous ne me l'aviez promis que pour m'empescher de publier la lettre que je vous avois cy-devant escrite. Car j'ay sujet de croire que vous seriez fasché, qu'on vous ostast l'excuse que vous prenez pour ne point achever vostre Physique: & mon dessein estoit de vous l'oster par cette lettre: d'autant que les raisons que j'y [AT-p325] avois deduites sont telles, qu'il ne me semble pas qu'elles puissent estre leuës d'aucune personne, qui ait tant soit peu l'honneur & la vertu en recommandation, qu'elles ne l'incitent à desirer, comme moy, que vous obteniez du public ce qui est requis pour [Pr-p41] les experiences que vous dites vous estre necessaires: & j'esperois qu'elle tomberoit aysement entre les mains de quelques uns qui auroient le pouvoir de rendre ce desir efficace, soit à cause qu'ils ont de l'acces aupres de ceux qui disposent des biens du public, soit à cause qu'ils en disposent eux mesmes. Ainsi je me promettois de faire en sorte que vous auriez, malgré vous, de l'exercice. Car je sçay que vous avez tant de cœur, que vous ne voudriez pas manquer de rendre avec usure ce qui vous seroit donné en cette façon, & que cela vous feroit entierement quiter la negligence, dont je ne puis à present m'abstenir de vous accuser, bien que je sois, &c.

Le 23 Iuillet, 1649.[Pr-p42]

Response à la seconde lettre.

Monsieur,

Ie suis fort innocent de l'artifice, dont vous voulez croyre que j'ay usé, pour empescher que la grande lettre que vous m'aviez escrite l'an passé, ne soit publiée. Ie n'ay eu aucun besoin d'en user. Car, outre que je ne croy nullement qu'elle pûst produire l'effect que vous [AT-p326] pretendez, je ne suis pas si enclin à l'oysiveté, que la crainte du travail auquel je serois obligé pour examiner plusieurs experiences, si j'avois receu du public la commodité de les faire, puisse prevaloir au desir que j'ay de m'instruire, & de mettre par escrit quelque chose qui soit utile aux autres hommes. Ie ne puis pas si bien m'excuser de la negligence dont vous me blasmez. Car j'avoüe que j'ay esté plus long temps à revoir le petit traité que je vous envoye, que je n'avois esté cy-devant à le composer, & que neantmoins je n'y ay adjousté que peu de choses, & n'ay rien changé au discours, lequel est si simple & si bref, qu'il fera connoistre que mon dessein n'a pas esté d'expliquer les Passions en Orateur, ny mesme en Philosophe [Pr-p43] moral, mais seulement en Physicien. Ainsi je prevoy que ce traité n'aura pas meilleure fortune que mes autres escrits; & bien que son titre convie peut estre davantage de personnes à le lire, il n'y aura neantmoins que ceux qui prendront la peine de l'examiner avez soin, ausquels il puisse satisfaire. Tel qu'il est, je le mets entre vos mains, &c.

D'Egmont, le 14 d'Aoust, 1649.

[Pr-p1][AT-p327]

Premiere Partie
Des passions en general:
Et par occasion, de toute la nature de l'homme

Article 1
Que ce qui est Passion au regard d'un sujet, est tousiours
Action à quelque autre égard.

Il n'y a rien en quoy paroisse mieux combien les sciences que nous avons des Anciens sont defectueuses, qu'en ce qu'ils ont escrit des Passions. Car bien que [Pr-p2] ce soit une matiere dont la connoissance a tousiours esté fort recherchée; & qu'elle ne semble pas estre des plus difficiles, à cause que, chacun les sentant en soy mesme, on n'a point besoin d'emprunter d'ailleurs aucune observation pour en decouvrir la nature: toutesfois ce que les Anciens en ont enseigné est si peu de chose, & pour la plus part si peu croyable, que je ne [AT-p328] puis avoir aucune esperance d'approcher de la verité, qu'en m'éloignant des chemins qu'ils ont suivis. C'est pourquoy je seray obligé d'escrire icy en mesme façon, que si je traitois d'une matiere que jamais personne avant moy n'eust touchée. Et pour commencer, je considere que tout ce qui se fait ou qui arrive de nouveau, est generalement appellé par les Philosophes une Passion au regard du sujet auquel il arrive, & une Action au regard de celuy qui fait qu'il arrive.[Pr-p3] En sorte que, bien que l'agent & le patient soient souvent fort differens, l'Action & la Passion ne laissent pas d'estre tousjours une mesme chose, qui a ces deux noms, à raison des deux divers sujets ausquels on la peut raporter.

Article 2
Que pour connoistre les Passions de l'ame, il faut distinguer
ses fonctions d'avec celles du corps.

Puis aussi je considere que nous ne remarquons point qu'il y ait aucun sujet qui agisse plus immediatement contre nostre ame, que le corps auquel elle est jointe; & que par consequent nous devons penser que ce qui est en elle une Passion, est communement en luy une Action: en sorte qu'il n'y a point de meilleur chemin pour venir à la connoissance de nos Passions, que d'examiner la difference [Pr-p4] qui est entre l'ame & le corps, affin de connoistre auquel des deux on doit attribuer chacune des fonctions qui sont en nous.[AT-p329]

Article 3
Quelle regle on doit suivre pour cet effect.

A quoy on ne trouvera pas grande difficulté, si on prend garde que tout ce que nous experimentons estre en nous, & que nous voyons aussi pouvoir estre en des corps tout à fait inanimés, ne doit estre attribué qu'à nostre corps; & au contraire, que tout ce qui est en nous, & que nous ne concevons en aucune façon pouvoir appartenir à un corps, doit estre attribué à nostre ame.[Pr-p5]

Article 4
Que la chaleur & le mouvement des membres procedent
du corps; & les pensées, de l'ame.

Ainsi, à cause que nous ne concevons point que le corps pense en aucune façon, nous avons raison de croire que toutes les sortes de pensées qui sont en nous appartienent à l'ame. Et à cause que nous ne doutons point qu'il n'y ait des corps inanimez, qui se peuvent mouvoir en autant ou plus de diverses façons que les nostres, & qui ont autant ou plus de chaleur (ce que l'experience fait voir en la flame, qui seule a beaucoup plus de chaleur & de mouvemens qu'aucun de nos membres), nous devons croire que toute la chaleur & tous les mouvemens qui sont en nous, en tant qu'ils ne dépendent point [Pr-p6] de la pensée, n'appartienent qu'au corps.[AT-p330]

Article 5
Que c'est erreur de croire que l'ame donne le mouvement
& la chaleur au corps.

Au moyen de quoy nous eviterons une erreur tres-considerable, en laquelle plusieurs sont tombez, en sorte que j'estime qu'elle est la premiere cause qui a empesché qu'on n'ait pû bien expliquer jusques icy les Passions, & les autres choses qui appartienent à l'ame. Elle consiste en ce que, voyant que tous les corps morts sont privez de chaleur, & ensuite de mouvement, on s'est imaginé que c'estoit l'absence de l'ame qui faisoit cesser ces mouvemens & cette chaleur. Et ainsy on a creu, sans raison, que nostre chaleur naturelle & tous les mouvemens de nos corps [Pr-p7] dépendent de l'ame: au lieu qu'on devoit penser, au contraire, que l'ame ne s'absente lors qu'on meurt, qu'à cause que cette chaleur cesse, & que les organes qui servent à mouvoir le corps se corrompent.

Article 6
Quelle difference il y a entre un corps vivant
& un corps mort.

Affin donc que nous evitions ceste erreur, considerons que la mort n'arrive jamais par la faute de l'ame, mais seulement parce que quelcune des principales parties du corps se corrompt; & jugeons que le corps d'un homme vivant differe autant de celuy d'un homme [AT-p331] mort, que fait une montre, ou autre automate (c'est à dire, autre machine qui se meut de soy-mesme), lorsqu'elle est montée, & qu'elle a en soy le principe corporel des mouvemens pour lesquels [Pr-p8] elle est instituée, avec tout ce qui est requis pour son action, & la mesme montre, ou autre machine, lors qu'elle est rompuë & que le principe de son mouvement cesse d'agir.

Article 7
Breve explication des parties du corps, & de quelques unes
de ses fonctions.

Pour rendre cela plus intelligible, j'expliqueray icy en peu de mots toute la façon dont la machine de nostre corps est composée. Il n'y a personne qui ne sçache deja, qu'il y a en nous un cœur, un cerveau, un estomac, des muscles, des nerfs, des arteres, des venes, & choses semblables. On sçait aussi que les viandes qu'on mange descendent dans l'estomac & dans les boyaux, d'où leur suc, coulant dans le foye & dans toutes les venes, [Pr-p9] se mesle avec le sang qu'elles contienent, & par ce moyen en augmente la quantité. Ceux qui ont tant soit peu ouy parler de la Medecine, sçavent, outre cela, comment le cœur est composé, & comment tout le sang des venes peut facilement couler de la vene cave en son costé droit, & de là passer dans le poumon, par le vaisseau qu'on nomme la vene arterieuse, puis retourner du poumon dans le costé gauche du cœur, par le vaisseau nommé l'artere veneuse, & en fin passer de là dans la grande artere, dont les [AT-p332] branches se respandent par tout le corps. Mesme tous ceux que l'authorité des Anciens n'a point entierement aveuglez, & qui ont voulu ouvrir les yeux pour examiner l'opinion d'Herveus touchant la circulation du sang, ne doutent point que toutes les venes & les arteres du corps ne soient comme des ruisseaux par [Pr-p10] où le sang coule sans cesse fort promptement en prenant son cours de la cavité droite du cœur par la vene arterieuse, dont les branches sont esparses en tout le poumon, & jointes à celle de l'artere veneuse, par laquelle il passe du poumon dans le costé gauche du cœur; puis de là il va dans la grande artere, dont les branches, esparses par tout le reste du corps, sont jointes aux branches de la vene, qui portent derechef le mesme sang en la cavité droite du cœur: en sorte que ces deux cavitez sont comme des escluses par chacune desquelles passe tout le sang à chaque tour qu'il fait dans le corps. De plus on sçait que tous les mouvemens des membres dependent des muscles; & que ces muscles sont opposez les uns aux autres en telle sorte, que lors que l'un d'eux s'accourcit, il tire vers soy la partie du corps à laquelle il [Pr-p11] est attaché, ce qui fait allonger au mesme temps le muscle qui lui est opposé. Puis s'il arrive en un autre temps que ce dernier s'accourcisse, il fait que le premier se rallonge, & il retire vers soy la partie à laquelle ils sont attachez. Enfin on sçait que tous ces mouvemens des muscles, comme aussi tous les sens, dépendent des nerfs, qui sont comme de petits filets, ou comme de petits tuyaux qui vienent tous du cerveau, & contienent, ainsy que luy, un certain air ou vent tres-subtil, qu'on nomme les esprits animaux.[AT-p333]

Article 8
Quel est le principe de toutes ces fonctions.

Mais on ne sçait pas communement, en quelle façon ces esprits animaux & ces nerfs contribuent aux mouvemens & aux [Pr-p12] sens, ny quel est le Principe corporel qui les fait agir. C'est pourquoy, encore que j'en aye deja touché quelque chose en d'autres escritsaDiscours de la Méthode, t. VI, p. 49-55 et p. 55-56; Dioptrique, ibid., p. 111., je ne lairray pas de dire icy succinctement que, pendant que nous vivons, il y a une chaleur continuelle en nostre cœur, qui est une espece de feu que le sang des venes y entretient, & que ce feu est le principe corporel de tous les mouvemens de nos membres.

Article 9
Comment se fait le mouvement du cœur.

Son premier effet est qu'il dilate le sang dont les cavitez du cœur sont remplies: ce qui est cause que ce sang, ayant besoin d'occuper un plus grand lieu, passe avec impetuosité de la cavité droite dans la vene arterieuse, & de la gauche dans la grande artere. Puis, [Pr-p13] cette dilatation cessant, il entre incontinant de nouveau sang de la vene cave en la cavité droite du cœur, & de l'artere veneuse en la gauche. Car il y a de petites peaux aux entrées de ces quatre vaisseaux, tellement disposées qu'elles font que le sang ne peut entrer dans [AT-p334] le cœur que par les deux derniers, ny en sortir que par les deux autres. Le nouveau sang, entré dans le cœur, y est incontinant apres rarefié en mesme façon que le precedent. Et c'est en cela seul que consiste le pouls ou battement du cœur & des arteres; en sorte que ce battement se reïtere autant de fois qu'il entre de nouveau sang dans le cœur. C'est aussy cela seul qui donne au sang son mouvement, & fait qu'il coule sans cesse tres-viste en toutes les arteres & les venes; au moyen de quoy il porte la chaleur qu'il acquiert dans le cœur, à toutes les autres parties [Pr-p14] du corps, & il leur sert de nourriture.

Article 10
Comment les esprits animaux sont produits
dans le cerveau.

Mais ce qu'il y a icy de plus considerable, c'est que toutes les plus vives & plus subtiles parties du sang, que la chaleur a rarefiées dans le cœur, entrent sans cesse en grande quantité dans les cavitez du cerveau. Et la raison qui fait qu'elles y vont plustost qu'en aucun autre lieu, est que tout le sang qui sort du cœur par la grande artere, prend son cours en ligne droite vers ce lieu là, & que, n'y pouvant pas tout entrer, à cause qu'il n'y a que des passages fort estroits, celles de ses parties qui sont les plus agitées & les plus subtiles, y passent seules, pendant que le reste se respand en tous les autres endroits [Pr-p15] du corps. Or ces parties du sang tres-subtiles composent les esprits animaux.[AT-p335] Et elles n'ont besoin à cet effect de recevoir aucun autre changement dans le cerveau, sinon qu'elles y sont separées des autres parties du sang moins subtiles. Car ce que je nomme icy des esprits, ne sont que des corps, & ils n'ont point d'autre proprieté, sinon que ce sont des corps tres-petits, & qui se meuvent tres-viste, ainsi que les parties de la flame qui sort d'un flambeau. En sorte qu'ils ne s'arestent en aucun lieu, & qu'à mesure qu'il en entre quelques uns dans les cavitez du cerveau, il en sort aussi quelques autres par les pores qui sont en sa substance, lesquels pores les conduisent dans les nerfs, & de la dans les muscles, au moyen de quoy ils meuvent le corps en toutes les diverses façons qu'il peut estre meu.[Pr-p16]

Article 11
Comment se font les mouvemens des muscles.

Car la seule cause de tous les mouvemens des membres est, que quelques muscles s'acourcissent, & que leurs opposez s'alongent, ainsi qu'il a deja esté dit. Et la seule cause qui fait qu'un muscle s'acourcit plustost que son opposé, est qu'il vient tant soit peu plus d'esprits du cerveau vers luy que vers l'autre. Non pas que les esprits qui vienent immediatement du cerveau, suffisent seuls pour mouvoir ces muscles, mais ils determinent les autres esprits, qui sont desia dans ces deux muscles, à sortir tous fort promptement de l'un d'eux, & passer dans l'autre: au moyen de quoy celuy d'où ils sortent, devient plus long & plus lasche;[AT-p336] & celuy dans lequel ils entrent,[Pr-p17] estant promptement enflé par eux, s'accourcit, & tire le membre auquel il est attaché. Ce qui est facile à concevoir, pourvû que l'on sçache qu'il n'y a que fort peu d'esprits animaux qui vienent continuellement du cerveau vers chaque muscle, mais qu'il y en a tousjours quantité d'autres enfermez dans le mesme muscle, qui s'y meuvent tres-viste, quelquefois en tournoyant seulement dans le lieu où ils sont, à sçavoir lors qu'ils ne trouvent point de passages ouverts pour en sortir, & quelquefois en coulant dans le muscle opposé. D'autant qu'il y a de petites ouvertures en chacun de ces muscles, par où ces esprits peuvent couler de l'un dans l'autre, & qui sont tellement disposées, que lors que les esprits qui vienent du cerveau vers l'un d'eux, ont tant soit peu plus de force que ceux qui vont vers l'autre, ils ouvrent toutes les entrées [Pr-p18] par où les esprits de l'autre muscle peuvent passer en cettuy-cy, & ferment en mesme temps toutes celles par où les esprits de cettuy-cy peuvent passer en l'autre; au moyen de quoy tous les esprits contenus auparavant en ces deux muscles, s'assemblent en l'un d'eux fort promptement, & ainsi l'enflent & l'accourcissent, pendant que l'autre s'allonge & se relasche.

Article 12
Comment les objets de dehors agissent
contre les organes des sens.

Il reste encore icy à sçavoir les causes qui font que les esprits ne coulent pas tousjours du cerveau dans [AT-p337] les muscles en mesme façon, & qu'il en vient quelquefois plus vers les uns que vers les autres. Car, outre l'action de l'ame, qui veritablement est en nous l'une de ces causes, ainsi que je diray cy [Pr-p19] apres, il y en a encore deux autres, qui ne dépendent que du corps, lesquelles il est besoin de remarquer. La premiere consiste en la diversité des mouvemens qui sont excitez dans les organes des sens par leurs objets, laquelle j'ai deja expliquée assez amplement en la DioptriqueaDioptrique, Disc. IV, t. VI, p. 110.; mais, affin que ceux qui verront cet escrit, n'ayent pas besoin d'en avoir leu d'autres, je repeteray icy qu'il y a trois choses à considerer dans les nerfs, à sçavoir: leur moëlle, ou substance interieure, qui s'estend en forme de petits filets depuis le cerveau, d'où elle prend son origine, jusques aux extremitez des autres membres, ausquelles ces filets sont attachez; puis les peaux qui les environnent, & qui, estant continuës avec celles qui envelopent le cerveau, composent de petits tuyaux dans lesquels ces petits filets sont enfermez; puis en fin les esprits animaux,[Pr-p20] qui, estant portez par ces mesmes tuyaux depuis le cerveau jusques aux muscles, sont cause que ces filets y demeurent entierement libres, & estendus en telle sorte que la moindre chose qui meut la partie du corps où l'extremité de quelcun d'eux est attachée, fait mouvoir par mesme moyen la partie du cerveau d'où il vient: en mesme façon que, lors qu'on tire l'un des bouts d'une corde, on fait mouvoir l'autre.[AT-p338]

Article 13
Que cette action des objets de dehors peut conduire
diversement les esprits dans les muscles.

Et j'ay expliqué, en la DioptriqueaDioptrique, Disc. VI, t. VI, p. 130., comment tous les objets de la veuë ne se communiquent à nous que par cela seul, qu'ils meuvent localement, par l'entremise [Pr-p21] des corps transparens qui sont entre eux & nous, les petits filets des nerfs optiques, qui sont au fond de nos yeux, & en suite les endroits du cerveau d'où vienent ces nerfs; qu'ils les meuvent, dis-je, en autant de diverses façons, qu'ils nous font voir de diversitez dans les choses, & que ce ne sont pas immediatement les mouvemens qui se font en l'œil, mais ceux qui se font dans le cerveau, qui representent à l'ame ces objets. A l'exemple de quoy, il est aysé de concevoir que les sons, les odeurs, les saveurs, la chaleur, la douleur, la faim, la soif, & generalement tous les objets, tant de nos autres sens exterieurs que de nos appetits interieurs, excitent aussi quelque mouvement en nos nerfs, qui passe par leur moyen jusques au cerveau. Et outre que ces divers mouvemens du cerveau font avoir à nostre ame divers sentimens, ils peuvent aussi [Pr-p22] faire sans elle, que les esprits prenent leur cours vers certains muscles plustost que vers d'autres, & ainsi qu'ils meuvent nos membres. Ce que je prouveray seulement icy par un exemple. Si quelcun avance promptement sa main contre nos [AT-p339] yeux, comme pour nous fraper, quoy que nous sçachions qu'il est nostre ami, qu'il ne fait cela que par jeu, & qu'il se gardera bien de nous faire aucun mal, nous avons toutefois de la peine à nous empescher de les fermer: ce qui monstre que ce n'est point par l'entremise de nostre ame qu'ils se ferment, puisque c'est contre nostre volonté, laquelle est sa seule ou du moins sa principale action; mais que c'est à cause que la machine de nostre corps est tellement composée, que le mouvement de cette main vers nos yeux, excite un autre mouvement en nostre cerveau, qui conduit les esprits animaux dans [Pr-p23] les muscles qui font abaisser les paupieres.

Article 14
Que la diversité qui est entre les esprits peut aussi
diversifier leur cours.

L'autre cause qui sert à conduire diversement les esprits animaux dans les muscles, est l'inégale agitation de ces esprits, & la diversité de leurs parties. Car lors que quelques unes de leurs parties sont plus grosses & plus agitées que les autres, elles passent plus avant en ligne droite dans les cavitez & dans les pores du cerveau, & par ce moyen sont conduites en d'autres muscles qu'elles ne le seroient, si elles avoient moins de force.[AT-p340][Pr-p24]

Article 15
Quelles sont les causes de leur diversité.

Et cette inegalité peut proceder des diverses matieres dont ils sont composez, comme on voit en ceux qui ont beu beaucoup de vin, que les vapeurs de ce vin, entrant promptement dans le sang, montent du cœur au cerveau où elles se convertissent en esprits, qui, estant plus forts & plus abondans que ceux qui y sont d'ordinaire, sont capables de mouvoir le corps en plusieurs estranges façons. Cette inegalité des esprits peut aussi proceder des diverses dispositions du cœur, du foye, de l'estomac, de la rate, & de toutes les autres parties qui contribuent à leur production. Car il faut principalement icy remarquer certains petits nerfs inserez dans la baze du [Pr-p25] cœur, qui servent à eslargir & estrecir les entrées de ces concavitez: au moyen de quoy le sang, s'y dilatant plus ou moins fort, produit des esprits diversement disposez. Il faut aussi remarquer que, bien que le sang qui entre dans le cœur, y viene de tous les autres endroits du corps, il arrive souvent neantmoins qu'il y est davantage poussé de quelques parties que des autres, à cause que les nerfs & les muscles qui respondent à ces parties là, le pressent ou l'agitent davantage; & que, selon la diversité des parties desquelles il vient le plus, il se dilate diversement dans le cœur, & en suite produit des esprits qui ont des qualitez differentes. Ainsi, par exemple, celuy qui vient de la partie inferieure du [AT-p341] foye, où est le fiel, se dilate d'autre façon dans le cœur, que celuy qui vient de la rate; & cetuy-cy autrement que celuy qui vient des venes [Pr-p26] des bras ou des jambes; & enfin cettuy-cy tout autrement que le suc des viandes, lors qu'estant nouvellement sorti de l'estomac & des boyaux, il passe promptement par le foye jusques au cœuraVoir t. IV, p. 407, l. 22, à p. 408, l. 1..

Article 16
Comment tous les membres peuvent estre meus par les objets
des sens, & par les esprits, sans l'ayde de l'ame.

En fin il faut remarquer que la machine de nostre corps est tellement composée, que tous les changemens qui arrivent au mouvement des esprits, peuvent faire qu'ils ouvrent quelques pores du cerveau plus que les autres; & reciproquement que, lors que quelcun de ces pores est tant soit peu plus ou moins ouvert que de coustume, par l'action des nerfs qui servent au sens, cela change quelque [Pr-p27] chose au mouvement des esprits, & fait qu'ils sont conduits dans les muscles qui servent à mouvoir le corps, en la façon qu'il est ordinairement meu à l'occasion d'une telle action. En sorte que tous les mouvemens que nous faisons sans que nostre volonté y contribuë (comme il arrive souvent que nous respirons, que nous marchons, que nous mangeons, & enfin que nous faisons toutes les actions qui nous sont communes avec les bestes), ne dépendent que de la conformation de nos membres,[AT-p341] & du cours que les esprits excitez par la chaleur du cœur suivent naturellement dans le cerveau, dans les nerfs & dans les muscles: en mesme façon que le mouvement d'une montre est produit par la seule force de son ressort & la figure de ses rouës.[Pr-p28]

Article 17
Quelles sont les fonctions de l'ame.

Apres avoir ainsi consideré toutes les fonctions qui appartienent au corps seul, il est aysé de connoistre qu'il ne reste rien en nous que nous devions attribuer à nostre ame, sinon nos pensées, lesquelles sont principalement de deux genres: à sçavoir, les unes sont les actions de l'ame, les autres sont ses passions. Celles que je nomme ses actions, sont toutes nos volontez, à cause que nous experimentons qu'elles vienent directement de nostre ame, & semblent ne dependre que d'elle. Comme, au contraire, on peut generalement nommer ses passions, toutes les sortes de perceptions ou connoissances qui se trouvent en nous, à cause que souvent ce n'est pas nostre ame qui les fait telles qu'elles sont, [Pr-p29] & que tousjours elle les reçoit des choses qui sont representées par ellesaVoir t. IV, p. 310-311..

Article 18
De la Volonté.

Derechef nos volontez sont de deux sortes. Car les [AT-p343] unes sont des actions de l'ame, qui se terminent en l'ame mesme, comme lors que nous voulons aymer Dieu, ou generalement appliquer nostre pensée à quelque objet qui n'est point materiel. Les autres sont des actions qui se terminent en nostre corps, comme lors que de cela seul que nous avons la volonté de nous promener, il suit que nos jambes se remuent & que nous marchons.[Pr-p30]

Article 19
De la Perception.

Nos perceptions sont aussi de deux sortes, & les unes ont l'ame pour cause, les autres le corps. Celles qui ont l'ame pour cause, sont les perceptions de nos volontez, & de toutes les imaginations ou autres pensées qui en dépendent. Car il est certain que nous ne sçaurions vouloir aucune chose, que nous n'apercevions par mesme moyen que nous la voulons. Et bien qu'au regard de nostre ame, ce soit une action de vouloir quelque chose, on peut dire que c'est aussi en elle une passion d'apercevoir qu'elle veut. Toutefois, à cause que cette perception & cette volonté ne sont en effect qu'une mesme chose, la denomination se fait tousjours par ce qui est le plus noble; & ainsi on n'a [Pr-p31] point coustume de la nommer une passion, mais seulement une action.[AT-p343]

Article 20
Des imaginations & autres pensées qui
sont formées par l'ame.

Lors que nostre ame s'applique à imaginer quelque chose qui n'est point, comme à se representer un palais enchanté ou une chimere; & aussi lors qu'elle s'applique à considerer quelque chose qui est seulement intelligible, & non point imaginable, par exemple, à considerer sa propre nature: les perceptions qu'elle a de ces choses dépendent principalement de la volonté qui fait qu'elle les aperçoit. C'est pourquoy on a coustume de les considerer comme des actions, plustost que comme des passions.[Pr-p32]

Article 21
Des imaginations qui n'ont pour cause que le corps.

Entre les perceptions qui sont causées par le corps, la plus part dependent des nerfs; mais il y en a aussi quelques unes qui n'en dependent point, & qu'on nomme des imaginations, ainsi que celles dont je viens de parler, desquelles neantmoins elles different en ce que nostre volonté ne s'employe point à les former: ce qui fait qu'elles ne peuvent estre mises au nombre des actions de l'ame. Et elles ne procedent que de ce que, les esprits estant diversement agitez, & rencontrant les traces de diverses impressions qui ont precedé dans le cerveau, ils y prenent leur cours [AT-p345] fortuitement par certains pores, plustost que par d'autres. Telles sont les illusions de [Pr-p33] nos songes & aussi les resveries que nous avons souvent estant éveillez, lors que nostre pensée erre, nonchalamment, sans s'appliquer à rien de soy-mesmeaVoir t. IV, p. 311, l. 4-8.. Or encore que quelques unes de ces imaginations soient des passions de l'ame, en prenant ce mot en sa plus propre & plus particuliere signification; & qu'elles puissent estre toutes ainsi nommées, si on le prend en une signification plus generale: toutefois, pource qu'elles n'ont pas une cause si notable & si determinée, que les perceptions que l'ame reçoit par l'entremise des nerfs, & qu'elles semblent n'en estre que l'ombre & la peinture, avant que nous les puissions bien distinguer, il faut considerer la difference qui est entre ces autres.[Pr-p34]

Article 22
De la difference qui est entre les autres perceptions.

Toutes les perceptions que je n'ay pas encore expliquées, vienent à l'ame par l'entremise des nerfs, & il y a entre elles cette difference, que nous les rapportons, les unes aux objets de dehors qui frapent nos sens, les autres à nostre corps ou à quelques unes de ses parties, & enfin les autres à nostre ame.[AT-p346]

Article 23
Des perceptions que nous rapportons aux objets
qui sont hors de nous.

Celles que nous rapportons à des choses qui sont hors de nous, à sçavoir aux objets de nos sens, sont causées (au moins lors que nostre opinion n'est point fausse)[Pr-p35] par ces objets, qui, excitant quelques mouvemens dans les organes des sens exterieurs, en excitent aussi par l'entremise des nerfs dans le cerveau, lesquels font que l'ame les sent. Ainsi lors que nous voyons la lumiere d'un flambeau, & que nous oyons le son d'une cloche, ce son & cette lumiere sont deux diverses actions, qui, par cela seul qu'elles excitent deux divers mouvemens en quelques uns de nos nerfs, & par leur moyen dans le cerveau, donnent à l'ame deux sentimens differens, lesquels nous raportons tellement aux sujets que nous supposons estre leurs causes, que nous pensons voir le flambeau mesme, & ouïr la cloche, non pas sentir seulement des mouvemens qui vienent d'eux.[Pr-p36]

Article 24
Des perceptions que nous raportons à nostre corps.

Les perceptions que nous raportons à nostre corps, ou à quelques unes de ses parties, sont celles que nous avons de la faim, de la soif, & de nos autres appetits naturels; à quoy on peut joindre la douleur, la [AT-p347] chaleur & les autres affections que nous sentons comme dans nos membres, & non pas comme dans les objets qui sont hors de nous. Ainsi nous pouvons sentir en mesme temps, & par l'entremise des mesmes nerfs, la froideur de nostre main, & la chaleur de la flamme dont elle s'approche; ou bien, au contraire, la chaleur de la main, & le froid de l'air auquel elle est exposée: sans qu'il y ait aucune difference entre les actions qui nous font sentir le chaud ou le [Pr-p37] froid qui est en nostre main, & celles qui nous font sentir celuy qui est hors de nous; sinon que, l'une de ces actions survenant à l'autre, nous jugeons que la premiere est deja en nous, & que celle qui survient n'y est pas encore, mais en l'objet qui la cause.

Article 25
Des perceptions que nous raportons à nostre ame.

Les perceptions qu'on raporte seulement à l'ame, sont celles dont on sent les effets comme en l'ame mesme, & desquelles on ne connoist communement aucune cause prochaine, à laquelle on les puisse raporter. Tels sont les sentimens de joye, de colere, & autres semblables, qui sont quelquefois excitez en nous par les objets qui meuvent nos nerfs, & quelquefois aussi par d'autres causes.[Pr-p38] Or encore que toutes nos perceptions, tant celles qu'on rapporte aux objets qui sont hors de nous, que celles qu'on rapporte aux diverses affections de nostre corps, soient veritablement des passions au regard de nostre ame, lors [AT-p347] qu'on prend ce mot en sa plus generale signification: toutefois on a coustume de le restreindre à signifier seulement celles qui se rapportent à l'ame mesme. Et ce ne sont que ces dernieres, que j'ai entrepris icy d'expliquer sous le nom de passions de l'ame.

Article 26
Que les imaginations, qui ne dependent que du mouvement
fortuit des esprits, peuvent estre d'aussi veritables passions,
que les perceptions qui dépendent des nerfs.

Il reste icy à remarquer, que toutes les mesmes choses que l'ame [Pr-p39] aperçoit par l'entremise des nerfs, luy peuvent aussi estre representées par le cours fortuit des esprits, sans qu'il y ait autre difference, sinon que les impressions qui vienent dans le cerveau par les nerfs, ont coustume d'estre plus vives & plus expresses, que celles que les esprits y excitent. Ce qui m'a fait dire, en l'art. 21, que celles-cy sont comme l'ombre ou la peinture des autres. Il faut aussi remarquer qu'il arrive quelquefois, que cette peinture est si semblable à la chose qu'elle represente, qu'on peut y estre trompé touchant les perceptions qui se rapportent aux objets qui sont hors de nous, ou bien celles qui se rapportent à quelques parties de nostre corps; mais qu'on ne peut pas l'estre en mesme façon touchant les passions, d'autant qu'elles sont si proches & si interieures à nostre ame, qu'il est impossible qu'elle les sente sans qu'elles soient veritablement [Pr-p40] telles qu'elle les sent. Ainsi souvent lorsque l'on dort, & mesme quelquefois [AT-p349] estant éveillé, on imagine si fortement certaines choses, qu'on pense les voir devant soy, ou les sentir en son corps, bien qu'elles n'y soient aucunement; mais, encore qu'on soit endormi & qu'on resve, on ne sçauroit se sentir triste, ou emeu de quelque autre passion, qu'il ne soit tres-vray que l'ame a en soy cette passion.

Article 27
La Definition des Passions de l'ameaVoir t. IV, p. 309-313, lettre à Elisabeth, du 6 octobre 1645..

Apres avoir consideré en quoy les passions de l'ame different de toutes ses autres pensées, il me semble qu'on peut generalement les definir: Des perceptions, ou des sentimens, ou des émotions de l'ame, qu'on raporte particulierement à elle, & qui sont [Pr-p41] causées, entretenuës & fortifiées par quelque mouvement des esprits.

Article 28
Explication de la premiere partie de cette definition.

On les peut nommer des perceptions, lors qu'on se sert generalement de ce mot, pour signifier toutes les pensées qui ne sont point des actions de l'ame, ou des volontez; mais non point lors qu'on ne s'en sert que pour signifier des connoissances evidentes. Car l'experience fait voir que ceux qui sont les plus agitez par leurs passions, ne sont pas ceux qui les connoissent le [AT-p350] mieux, & qu'elles sont du nombre des perceptions que l'estroite alliance qui est entre l'ame & le corps rend confuses & obscures. On les peut aussi nommer des sentimens, à cause qu'elles [Pr-p42] sont receuës en l'ame en mesme façon que les objets des sens exterieurs, & ne sont pas autrement connuës par elle. Mais on peut encore mieux les nommer des émotions de l'ame, non seulement à cause que ce nom peut estre attribué à tous les changemens qui arrivent en elle, c'est à dire à toutes les diverses pensées qui luy vienent, mais particulierement pource que, de toutes les sortes de pensées qu'elle peut avoir, il n'y en a point d'autres qui l'agitent & l'esbranlent si fort que font ces passions.

Article 29
Explication de son autre partie.

I'adjouste qu'elles se rapportent particulierement à l'ame, pour les distinguer des autres sentimens, qu'on rapporte, les uns aux objets exterieurs, comme les odeurs, les [Pr-p43] sons, les couleurs; les autres à nostre corps, comme la faim, la soif, la douleur. I'adjouste aussi qu'elles sont causées, entretenuës & fortifiées par quelque mouvement des esprits, affin de les distinguer de nos volontez, qu'on peut nommer des émotions de l'ame qui se raportent à elle, mais qui sont causées par elle mesme; & aussi affin d'expliquer leur derniere & plus prochaine cause, qui les distingue derechef des autres sentimens.[AT-p351]

Article 30
Que l'ame est unie à toutes les parties
du corps conjointement.

Mais, pour entendre plus parfaitement toutes ces choses, il est besoin de sçavoir, que l'ame est veritablement jointe à tout le corps, & qu'on ne peut pas proprement dire qu'elle soit en quelcune de ses parties, à l'exclusion [Pr-p44] des autres, à cause qu'il est un, & en quelque façon indivisible, à raison de la disposition de ses organes, qui se raportent tellement tous l'un à l'autre, que lors que quelcun d'eux est osté, cela rend tout le corps defectueux; & à cause qu'elle est d'une nature qui n'a aucun raport à l'estendue, ny aux dimensions, ou autres proprietez de la matiere dont le corps est composé, mais seulement à tout l'assemblage de ses organes. Comme il paroist, de ce qu'on ne sçauroit aucunement concevoir la moitié ou le tiers d'une ame, ny quelle estendue elle occupe, & qu'elle ne devient point plus petite de ce qu'on retranche quelque partie du corps, mais qu'elle s'en separe entierement, lors qu'on dissout l'assemblage de ses organes.[Pr-p45]

Article 31
Qu'il y a une petite glande dans le cerveau, en laquelle l'ame
exerce ses fonctions, plus particulierement que dans les
autres parties.

Il est besoin aussi de sçavoir que, bien que l'ame soit jointe à tout le corps, il y a neantmoins en luy quelque [AT-p352] partie, en laquelle elle exerce ses fonctions plus particulierement qu'en toutes les autres. Et on croit communement que cette partie est le cerveau, ou peut estre le cœur: le cerveau, à cause que c'est à luy que se raportent les organes des sens; & le cœur, à cause que c'est comme en luy qu'on sent les passions. Mais, en examinant la chose avec soin, il me semble avoir evidemment reconnu, que la partie du corps en laquelle l'ame exerce immediatement ses fonctions, n'est nullement le cœur; [Pr-p46] ny aussi tout le cerveau, mais seulement la plus interieure de ses parties, qui est une certaine glande fort petite, située dans le milieu de sa substance, & tellement suspenduë au dessus du conduit par lequel les esprits de ses cavitez anterieures ont communication avec ceux de la posterieure, que les moindres mouvemens qui sont en elle, peuvent beaucoup pour changer le cours de ces esprits; & reciproquement, que les moindres changemens qui arrivent au cours des esprits, peuvent beaucoup pour changer les mouvemens de cette glande.

Article 32
Comment on connoist que cette glande
est le principal siege de l'ame.

La raison qui me persuade que l'ame ne peut avoir en tout le corps aucun autre lieu que cette [Pr-p47] glande, où elle exerce immediatement ses fonctions, est que je considere que les autres parties de nostre cerveau [AT-p353] sont toutes doubles, comme aussi nous avons deux yeux, deux mains, deux oreilles, & enfin tous les organes de nos sens exterieurs sont doubles; & que, d'autant que nous n'avons qu'une seule & simple pensée d'une mesme chose en mesme temps, il faut necessairement qu'il y ait quelque lieu où les deux images qui vienent par les deux yeux, ou les deux autres impressions qui vienent d'un seul objet par les doubles organes des autres sens, se puissent assembler en une avant qu'elles parvienent à l'ame, afin qu'elles ne luy representent pas deux objets au lieu d'un. Et on peut aysement concevoir que ces images ou autres impressions se reünissent en cette glande, par l'entremise des esprits qui remplissent les cavitez [Pr-p48] du cerveau; mais il n'y a aucun autre endroit dans le corps, où elles puissent ainsi estre unies, sinon en suite de ce qu'elles le sont en cette glande.

Article 33
Que le siege des passions n'est pas dans le cœur.

Pour l'opinion de ceux qui pensent que l'ame reçoit ses passions dans le cœur, elle n'est aucunement considerable; car elle n'est fondée que sur ce que les passions y font sentir quelque alteration; & il est aysé à remarquer que cette alteration n'est sentie comme dans le cœur, que par l'entremise d'un petit nerf qui descend du cerveau vers luy: ainsi que la douleur est sentie comme dans le pied, par l'entremise des nerfs du pied; & les astres sont aperçeus comme dans le [AT-p354] ciel, par l'entremise de leur [Pr-p49] lumiere & des nerfs optiques: en sorte qu'il n'est pas plus necessaire que nostre ame exerce immediatement ses fonctions dans le cœur, pour y sentir ses passions, qu'il est necessaire qu'elle soit dans le ciel pour y voir les astres.

Article 34
Comment l'ame & le corps agissent l'un contre l'autre.

Concevons donc icy que l'ame a son siege principal dans la petite glande qui est au milieu du cerveau, d'où elle rayonne en tout le reste du corps par l'entremise des esprits, des nerfs, & mesme du sang, qui, participant aux impressions des esprits, les peut porter par les arteres en tous les membres. Et nous souvenant de ce qui a esté dit cy-dessusaArt. 16, p. 341 ci-avant. de la machine de nostre corps, à sçavoir que les petits filets de nos nerfs sont tellement [Pr-p50] distribuez en toutes ses parties, qu'à l'occasion des divers mouvemens qui y sont excitez par les objets sensibles, ils ouvrent diversement les pores du cerveau, ce qui fait que les esprits animaux contenus en ses cavitez entrent diversement dans les muscles, au moyen de quoy ils peuvent mouvoir les membres en toutes les diverses façons qu'ils sont capables d'estre meus; & aussi que toutes les autres causes, qui peuvent diversement mouvoir les esprits, suffisent pour les conduire en divers muscles: Adjoustons icy que la petite glande qui est le principal siege de l'ame, est tellement suspenduë entre les cavitez qui [AT-p355] contienent ces esprits, qu'elle peut estre meuë par eux en autant de diverses façons, qu'il y a de diversitez sensibles dans les objets; mais qu'elle peut aussi estre diversement meuë par l'ame, laquelle est de telle [Pr-p51] nature qu'elle reçoit autant de diverses impressions en elle, c'est à dire, qu'elle a autant de diverses perceptions, qu'il arrive de divers mouvemens en cette glande. Comme aussi reciproquement la machine du corps est tellement composée, que de cela seul que cette glande est diversement meuë par l'ame, ou par telle autre cause que ce puisse estre, elle pousse les esprits qui l'environnent vers les pores du cerveau, qui les conduisent par les nerfs dans les muscles, au moyen de quoy elle leur fait mouvoir les membres.

Article 35
Exemple de la façon que les impressions des objets s'unissent
en la glande qui est au milieu du cerveau.

Ainsi, par exemple, si nous voyons quelque animal venir vers [Pr-p32] nous, la lumiere reflechie de son corps en peint deux images, une en chacun de nos yeux; & ces deux images en forment deux autres, par l'entremise des nerfs optiques, dans la superficie interieure du cerveau, qui regarde ses concavitez; puis de là, par l'entremise des esprits dont ces cavitez sont remplies, ces images rayonnent en telle sorte vers la petite glande que ces esprits environnent, que le mouvement qui compose chaque point de l'une des images, tend vers le mesme point de la glande, vers lequel [AT-p356] tend le mouvement qui forme le point de l'autre image, lequel represente la mesme partie de cet animal: au moyen de quoy les deux images qui sont dans le cerveau n'en composent qu'une seule sur la glande, qui, agissant immediatement contre l'ame, luy fait voir la figure de cet animal.[Pr-p33]

Article 36
Exemple de la façon que les Passions
sont excitées en l'ame.

Et outre cela, si cette figure est fort estrange & fort effroyable, c'est à dire, si elle a beaucoup de raport avec les choses qui ont esté auparavant nuisibles au corps, cela excite en l'ame la passion de la crainte, & en suite celle de la hardiesse, ou bien celle de la peur & de l'espouvante, selon le divers temperament du corps, ou la force de l'ame, & selon qu'on s'est auparavant garenti, par la defense ou par la fuite, contre les choses nuisibles ausquelles l'impression presente a du raport. Car cela rend le cerveau tellement disposé en quelques hommes, que les esprits refleschis de l'image ainsi formée sur la glande, vont de là se rendre, partie dans les nerfs qui servent à [Pr-p54] tourner le dos & remuer les jambes pour s'en fuïr, & partie en ceux qui eslargissent ou estrecissent tellement les orifices du cœur, ou bien qui agitent tellement les autres parties d'où le sang luy est envoyé, que, ce sang y estant rarefié d'autre façon que de coustume, il envoye des esprits au cerveau qui sont propres à [AT-p357] entretenir & fortifier la passion de la peur, c'est à dire qui sont propres à tenir ouverts, ou bien à ouvrir derechef, les pores du cerveau qui les conduisent dans les mesmes nerfs. Car de cela seul que ces esprits entrent en ces pores, ils excitent un mouvement particulier en cette glande, lequel est institué de la nature, pour faire sentir à l'ame cette passion. Et pource que ces pores se raportent principalement aux petits nerfs, qui servent à reserrer ou eslargir les orifices du cœur, cela fait que l'ame la [Pr-p55] sent principalement comme dans le cœur.

Article 37
Comment il paroist qu'elles sont toutes causées
par quelque mouvement des esprits.

Et pource que le semblable arrive en toutes les autres passions, à sçavoir qu'elles sont principalement causées par les esprits contenus dans les cavitez du cerveau, entant qu'ils prenent leur cours vers les nerfs, qui servent à eslargir ou estrecir les orifices du cœur, ou à pousser diversement vers luy le sang qui est dans les autres parties, ou, en quelque autre façon que ce soit, à entretenir la mesme passion: on peut clairement entendre de cecy, pourquoy j'ay mis cy dessus en leur definition, qu'elles sont causées par quelque mouvement particulier des esprits.[AT-p358][Pr-p56]

Article 38
Exemple des mouvemens du corps qui accompagnent
les passions, & ne dependent point de l'ame.

Au reste, en mesme façon que le cours que prenent ces esprits vers les nerfs du cœur, suffit pour donner le mouvement à la glande, par lequel la peur est mise dans l'ame: ainsi aussi, par cela seul que quelques esprits vont en mesme temps vers les nerfs, qui servent à remuër les jambes pour fuïr, ils causent un autre mouvement en la mesme glande, par le moyen duquel l'ame sent & aperçoit cette fuite, laquelle peut en cette façon estre excitée dans le corps, par la seule disposition des organes, & sans que l'ame y contribuë.[Pr-p57]

Article 39
Comment une mesme cause peut exciter
diverses passions en divers hommes.

La mesme impression que la presence d'un objet effroyable fait sur la glande, & qui cause la peur en quelques hommes, peut exciter en d'autres le courage & la hardiesse: dont la raison est que tous les cerveaux ne sont pas disposez en mesme façon; & que le mesme mouvement de la glande, qui en quelques uns excite la peur, fait dans les autres que les esprits entrent dans les pores du cerveau, qui les conduisent, partie dans les nerfs qui servent à remuër les mains [AT-p359] pour se defendre, & partie en ceux qui agitent & poussent le sang vers le cœur, en la façon qui est requise pour produire des esprits propres à continuër cette defence, & en retenir la volonté.[Pr-p58]

Article 40
Quel est le principal effect des passions.

Car il est besoin de remarquer que le principal effect de toutes les passions dans les hommes, est qu'elles incitent & disposent leur ame à vouloir les choses ausquelles elles preparent leur corps: en sorte que le sentiment de la peur l'incite à vouloir fuïr, celuy de la hardiesse à vouloir combatre, & ainsi des autres.

Article 41
Quel est le pouvoir de l'ame au regard du corps.

Mais la volonté est tellement libre de sa nature, qu'elle ne peut jamais estre contrainte: & des deux sortes de pensees que j'ay distinguées en l'ame, dont les unes [Pr-p59] sont ses actions, à sçavoir ses volontez, les autres ses passions, en prenant ce mot en sa plus generale signification, qui comprend toutes sortes de perceptions: les premieres sont absolument en son pouvoir, & ne peuvent qu'indirectement estre changées par le corps: comme, au contraire, les dernieres dependent absolument des actions qui les produisent, & elles ne peuvent qu'indirectement estre changées [AT-p360] par l'ame, excepté lors qu'elle est elle mesme leur cause. Et toute l'action de l'ame consiste en ce que, par cela seul qu'elle veut quelque chose, elle fait que la petite glande, à qui elle est estroitement jointe, se meut en la façon qui est requise pour produire l'effect qui se raporte à cette volonté.[Pr-p60]

Article 42
Comment on trouve en sa memoire les choses
dont on veut se souvenir.

Ainsi lors que l'ame veut se souvenir de quelque chose, cette volonté fait que la glande, se penchant successivement vers divers costez, pousse les esprits vers divers endroits du cerveau, jusques à ce qu'ils rencontrent celuy où sont les traces que l'objet dont on veut se souvenir y a laissées. Car ces traces ne sont autre chose, sinon que les pores du cerveau, par où les esprits ont auparavant pris leur cours à cause de la presence de cet objet, ont acquis par cela une plus grande facilité que les autres, à estre ouverts derechef en mesme façon par les esprits qui vienent vers eux. En sorte que ces esprits, rencontrant ces pores, entrent dedans plus facilement que dans [Pr-p61] les autres: au moyen de quoy ils excitent un mouvement particulier en la glande, lequel represente à l'ame le mesme objet, & luy fait connoistre qu'il est celuy duquel elle vouloit se souvenir.[AT-p361]

Article 43
Comment l'ame peut imaginer, estre attentive,
& mouvoir le corps.

Ainsi quand on veut imaginer quelque chose qu'on n'a jamais veuë, cette volonté a la force de faire que la glande se meut en la façon qui est requise, pour pousser les esprits vers les pores du cerveau, par l'ouverture desquels cette chose peut estre representée. Ainsi quand on veut arester son attention à considerer quelque temps un mesme objet, cette volonté retient la glande pendant ce temps là, penchée vers un mesme costé. Ainsi enfin, quand on veut [Pr-p62] marcher, ou mouvoir son corps en quelque autre façon, cette volonté fait que la glande pousse les esprits vers les muscles qui servent à cet effect.

Article 44
Que chaque volonté est naturellement jointe à quelque
mouvement de la glande; mais que, par industrie ou par
habitude, on la peut joindre à d'autres.

Toutefois ce n'est pas tousjours la volonté d'exciter en nous quelque mouvement, ou quelque autre effect, qui peut faire que nous l'excitons: mais cela change selon que la nature ou l'habitude ont diversement joint chaque mouvement de la glande à chaque pensée. Ainsi, par exemple, si on veut disposer ses yeux à regarder un objet fort eloigné, cette volonté fait que [AT-p362] leur prunelle s'eslargit; [Pr-p63] & si on les veut disposer à regarder un objet fort proche, cette volonté fait qu'elle s'estrecit. Mais si on pense seulement à eslargir la prunelle, on a beau en avoir la volonté, on ne l'eslargit point pour cela: d'autant que la nature n'a pas joint le mouvement de la glande, qui sert à pousser les esprits vers le nerf optique, en la façon qui est requise pour eslargir ou estrecir la prunelle, avec la volonté de l'eslargir ou estrecir, mais bien avec celle de regarder des objets esloignez ou proches. Et lors qu'en parlant nous ne pensons qu'au sens de ce que nous voulons dire, cela fait que nous remüons la langue & les levres beaucoup plus promptement & beaucoup mieux, que si nous pensions à les remüer en toutes les façons qui sont requises pour proferer les mesmes paroles. D'autant que l'habitude que nous avons acquise en apprenant [Pr-p64] à parler, a fait que nous avons joint l'action de l'ame, qui, par l'entremise de la glande, peut mouvoir la langue & les levres, avec la signification des paroles qui suivent de ces mouvemens, plustost qu'avec les mouvemens mesmes.

Article 45
Quel est le pouvoir de l'ame au regard de ses passions.

Nos passions ne peuvent pas aussi directement estre excitées ny ostées par l'action de nostre volonté, mais elles peuvent l'estre indirectement par la representation des choses qui ont coustume d'estre jointes avec les passions que nous voulons avoir, & qui sont contraires [AT-p363] à celles que nous voulons rejetter. Ainsi, pour exciter en soy la hardiesse & oster la peur, il ne suffit pas d'en avoir [Pr-p65] la volonté, mais il faut s'appliquer à considerer les raisons, les objets, ou les exemples, qui persuadent que le peril n'est pas grand; qu'il y a tousjours plus de seureté en la defense qu'en la fuite; qu'on aura de la gloire & de la joye d'avoir vaincu, au lieu qu'on ne peut attendre que du regret & de la honte d'avoir fuï, & choses semblables.

Article 46
Quelle est la raison qui empesche que l'ame ne puisse
entierement disposer de ses passions.

Et il y a une raison particuliere qui empesche l'ame de pouvoir promptement changer ou arrester ses passions, laquelle m'a donné sujet de mettre cy dessus en leur definitionaArt. 27, p. 349, l. 14-15., qu'elles sont non seulement causées, mais aussi entretenuës & fortifiées, par quelque mouvement particulier des [Pr-p66] esprits. Cette raison est, qu'elles sont presque toutes accompagnées de quelque émotion qui se fait dans le cœur, & par consequent aussi en tout le sang & les esprits, en sorte que, jusques à ce que cette émotion ait cessé, elles demeurent presentes à nostre pensée en mesme façon que les objets sensibles y sont presens, pendant qu'ils agissent contre les organes de nos sens. Et comme l'ame, en se rendant fort attentive à quelque autre chose, peut s'empescher d'ouïr un petit bruit, ou de sentir une petite [AT-p364] douleur, mais ne peut s'empescher en mesme façon d'ouïr le tonnerre, ou de sentir le feu qui brusle la main: ainsi elle peut aysement surmonter les moindres passions, mais non pas les plus violentes & les plus fortes, sinon apres que l'émotion du sang & des esprits est appaisée. Le plus que la volonté puisse faire, pendant que cette [Pr-p67] émotion est en sa vigeur, c'est de ne pas consentir à ses effects, & de retenir plusieurs des mouvemens ausquels elle dispose le corps. Par exemple, si la colere fait lever la main pour fraper, la volonté peut ordinairement la retenir; si la peur incite les jambes à fuïr, la volonté les peut arester, & ainsi des autres.

Article 47
En quoy consistent les combats qu'on a coustume d'imaginer
entre la partie inferieure & la superieure de l'ame.

Et ce n'est qu'en la repugnance, qui est entre les mouvemens que le corps par ses esprits, & l'ame par sa volonté, tendent à exciter en mesme temps dans la glande, que consistent tous les combats qu'on a coustume d'imaginer entre la partie inferieure de l'ame, [Pr-p68] qu'on nomme sensitive, & la superieure qui est raisonnable, ou bien entre les appetits naturels & la volonté. Car il n'y a en nous qu'une seule ame, & cette ame n'a en soy aucune diversité de parties: la mesme qui est sensitive, est raisonnable, & tous ses appetits sont des volontez. L'erreur qu'on a commise en luy faisant jouër divers personages, qui sont ordinairement contraires les uns aux autres, ne vient que de [AT-p365] ce qu'on n'a pas bien distingué ses fonctions d'avec celles du corps, auquel seul on doit attribuër tout ce qui peut estre remarqué en nous qui repugne à nostre raison. En sorte qu'il n'y a point en cecy d'autre combat, sinon que la petite glande qui est au milieu du cerveau, pouvant estre poussée d'un costé par l'ame, & de l'autre par les esprits animaux, qui ne sont que des corps ainsi que j'ay dit cy dessusaArt. 10, p. 335, l. 4-5., il arrive souvent [Pr-p69] que ces deux impulsions sont contraires, & que la plus forte empesche l'effect de l'autre. Or on peut distinguer deux sortes de mouvemens, excitez par les esprits dans la glande: les uns representent à l'ame les objets qui meuvent les sens, ou les impressions qui se rencontrent dans le cerveau, & ne font aucun effort sur sa volonté; les autres y font quelque effort, à sçavoir ceux qui causent les passions ou les mouvemens du corps qui les accompagnent. Et pour les premiers, encore qu'ils empeschent souvent les actions de l'ame, ou bien qu'ils soyent empeschés par elles: toutefois, à cause qu'ils ne sont pas directement contraires, on n'y remarque point de combat. On en remarque seulement entre les derniers & les volontez qui leur repugnent: par exemple, entre l'effort dont les esprits poussent la glande pour causer [Pr-p70] en l'ame le desir de quelque chose, & celuy dont l'ame la repousse par la volonté qu'elle a de fuïr la mesme chose. Et ce qui fait principalement paroistre ce combat, c'est que la volonté n'ayant pas le pouvoir d'exciter directement les passions, ainsi qu'il a deja esté ditbArt. 45, p. 362-363., elle est contrainte [AT-p366] d'user d'industrie, & de s'appliquer à considerer successivement diverses choses, dont s'il arrive que l'une ait la force de changer pour un moment le cours des esprits, il peut arriver que celle qui suit ne l'a pas, & qu'ils le reprenent aussitost apres, à cause que la disposition qui a precedé dans les nerfs, dans le cœur & dans le sang, n'est pas changée: ce qui fait que l'ame se sent poussée presque en mesme temps à desirer & ne desirer pas une mesme chose. Et c'est de la qu'on a pris occasion d'imaginer en elle deux puissances qui se combatent. [Pr-p71] Toutefois on peut encore concevoir quelque combat, en ce que souvent la mesme cause, qui excite en l'ame quelque passion, excite aussi certains mouvemens dans le corps, ausquels l'ame ne contribuë point, & lesquels elle areste ou tasche d'arester sitost qu'elle les aperçoit: comme on esprouve, lors que ce qui excite la peur, fait aussi que les esprits entrent dans les muscles qui servent à remüer les jambes pour fuïr, & que la volonté qu'on a d'estre hardy les arreste.

Article 48
En quoy on connoist la force ou la foiblesse des ames,
& quel est le mal des plus foibles.

Or c'est par le succes de ces combats que chacun peut connoistre la force ou la foiblesse de son ame. Car ceux en qui naturellement[Pr-p72] la volonté peut le plus aysement vaincre les passions & arrester les mouvemens du corps qui les accompagnent, ont sans doute [AT-p367] les ames les plus fortes. Mais il y en a qui ne peuvent esprouver leur force, pource qu'ils ne font jamais combattre leur volonté avec ses propres armes, mais seulement avec celles que luy fournissent quelques passions pour resister à quelques autres. Ce que je nomme ses propres armes, sont des jugemens fermes & determinez touchant la connoissance du bien & du mal, suivant lesquels elle a resolu de conduire les actions de sa vie. Et les ames les plus foibles de toutes sont celles dont la volonté ne se determine point ainsi à suivre certains jugemens, mais se laisse continuellement emporter aux passions presentes, lesquelles estant souvent contraires les unes aux autres, la tirent tour à tour à [Pr-p73] leur parti, & l'employant à combatre contre elle mesme, mettent l'ame au plus deplorable estat qu'elle puisse estre. Ainsi lors que la peur represente la mort comme un mal extreme, & qui ne peut estre evité que par la fuite, si l'ambition, d'autre costé, represente l'infamie de cette fuite, comme un mal pire que la mort: ces deux passions agitent diversement la volonté, laquelle obeïssant tantost à l'une, tantost à l'autre, s'oppose continuellement à soy mesme, & ainsi rend l'ame esclave & malheureuse.

Article 49
Que la force de l'ame ne suffit pas sans
la connoissance de la verité.

Il est vray qu'il y a fort peu d'hommes si foibles & irresolus, qu'ils ne vueillent rien que ce que leur passion [AT-p368] leur dicte. La [Pr-p74] plus part ont des jugemens determinez, suivant lesquels ils reglent une partie de leurs actions. Et bien que souvent ces jugemens soient faux, & mesme fondez sur quelques passions, par lesquelles la volonté s'est auparavant laissé vaincre ou seduire: toutefois, à cause qu'elle continuë de les suivre, lors que la passion qui les a causez est absente, on les peut considerer comme ses propres armes, & penser que les ames sont plus fortes ou plus foibles, à raison de ce qu'elles peuvent plus ou moins suivre ces jugemens, & resister aux passions presentes qui leur sont contraires. Mais il y a pourtant grande difference entre les resolutions qui procedent de quelque fausse opinion, & celles qui ne sont appuïées que sur la connoissance de la verité: d'autant que, si on suit ces dernieres, on est asseuré de n'en avoir jamais de regret, ni de repentir; au [Pr-p75] lieu qu'on en a tousjours d'avoir suivi les premieres, lors qu'on en decouvre l'erreur.

Article 50
Qu'il n'y a point d'ame si foible, qu'elle ne puisse, estant
bien conduite, acquerir un pouvoir absolu sur ses passions.

Et il est utile icy de sçavoir que, comme il a deja esté dit cy dessusaArt. 44, p. 361., encore que chaque mouvement de la glande semble avoir esté joint par la nature à chacune de nos pensées, dés le commencement de nostre vie, on les peut toutefois joindre à d'autres par habitude: [AT-p369] ainsi que l'experience fait voir aux paroles, qui excitent des mouvemens en la glande, lesquels, selon l'institution de la nature, ne representent à l'ame que leur son, lors qu'elles sont proferées de la voix, ou la figure de leurs lettres, [Pr-p75] lors qu'elles sont escrites, & qui, neantmoins, par l'habitude qu'on a acquise en pensant à ce qu'elles signifient, lors qu'on a ouy leur son ou bien qu'on a vû leurs lettres, ont coustume de faire concevoir cette signification, plustost que la figure de leurs lettres ou bien le son de leurs syllabes. Il est utile aussi de sçavoir, qu'encore que les mouvemens, tant de la glande que des esprits & du cerveau, qui representent à l'ame certains objets, soient naturellement joints avec ceux qui excitent en elle certaines passions, ils peuvent toutefois par habitude en estre separez, & joints à d'autres fort differens; & mesme, que cette habitude peut estre acquise par une seule action, & ne requiert point un long usage. Ainsi lors qu'on rencontre inopinement quelque chose de fort sale, en une viande qu'on mange avec appetit, la surprise de cette rencontre peut [Pr-p77] tellement changer la disposition du cerveau, qu'on ne pourra plus voir par apres de telle viande qu'avec horreur, au lieu qu'on la mangeoit auparavant avec plaisir. Et on peut remarquer la mesme chose dans les bestes; car encore qu'elles n'ayent point de raison, ny peut estre aussi aucune pensée, tous les mouvemens des esprits & de la glande, qui excitent en nous les passions, ne laissent pas d'estre en elles, & d'y servir à entretenir & fortifier, non pas comme en nous les passions, mais les mouvemens des nerfs & des muscles, [AT-p370] qui ont coustume de les accompagner. Ainsi lors qu'un chien voit une perdrix, il est naturellement porté à courir vers elle, & lors qu'il oit tirer un fuzil, ce bruit l'incite naturellement à s'en fuïr; mais neantmoins on dresse ordinairement les chiens couchans en telle sorte, que la veuë d'une perdrix fait qu'ils [Pr-p78] s'arrestent, & que le bruit qu'ils oyent apres, lors qu'on tire sur elle, fait qu'ils y accourent. Or ces choses sont utiles à sçavoir, pour donner le courage à un chacun d'estudier à regler ses passions. Car puisqu'on peut, avec un peu d'industrie, changer les mouvemens du cerveau dans les animaux depourveus de raison, il est evident qu'on le peut encore mieux dans les hommes; & que ceux mesme qui ont les plus foibles ames, pourroient acquerir un empire tres-absolu sur toutes leurs passions, si on employoit assez d'industrie à les dresser, & à les conduire.[AT-p370][Pr-p79]

Seconde Partie
Du nombre & de l'ordre des
Passions, & l'explication
des six primitives.

Article 51
Quelles sont les premieres causes des passions.

On connoist, de ce qui a esté dit cy dessusaArt. 34, p. 354-355., que la derniere & plus prochaine cause des passions de l'ame n'est autre que l'agitation, dont les esprits meuvent la petite glande qui est au milieu du cerveau. Mais cela ne suffit pas pour les pouvoir distinguer les unes des[Pr-p80] autres: il est besoin de rechercher leurs sources, & d'examiner leurs premieres causes. Or encore qu'elles puissent quelquefois estre causées par l'action de l'ame, qui se determine à concevoir tels ou tels objets; & aussi par le seul temperament du corps, ou par les [AT-p372] impressions qui se rencontrent fortuitement dans le cerveau, comme il arrive lors qu'on se sent triste ou joyeux sans en pouvoir dire aucun sujet: il paroist neantmoins, par ce qui a esté dit, que toutes les mesmes peuvent aussi estre excitées par les objets qui meuvent les sens, & que ces objets sont leurs causes plus ordinaires & principales: d'où il suit que, pour les trouver toutes, il suffit de considerer tous les effets de ces objets.[Pr-p81]

Article 52
Quel est leur usage, & comment on les peut denombrer.

Ie remarque, outre cela, que les objets qui meuvent les sens, n'excitent pas en nous diverses passions à raison de toutes les diversitez qui sont en eux, mais seulement à raison des diverses façons qu'ils nous peuvent nuire ou profiter, ou bien en general estre importans; & que l'usage de toutes les passions consiste en cela seul, qu'elles disposent l'ame à vouloir les choses que la nature dicte nous estre utiles, & à persister en cette volonté: comme aussi la mesme agitation des esprits, qui a coustume de les causer, dispose le corps aux mouvemens qui servent à l'execution de ces choses. C'est pourquoy, affin de les denombrer, il faut seulement examiner par ordre, [Pr-p82] en combien de diverses façons qui nous importent nos sens peuvent estre meus par leurs objets. Et je feray icy le denombrement de toutes les principales passions, selon l'ordre qu'elles peuvent ainsi estre trouvées. [AT-p373]

L'ordre & le denombrement
des passionsaVoir t. IV, p. 313, l. 14-22, et p. 332, l. 6-11..

Article 53
L'Admiration.

Lors que la premiere rencontre de quelque objet nous surprent, & que nous le jugeons estre nouveau, ou fort different de ce que nous connoissions auparavant, ou bien de ce que nous supposions qu'il devoit estre, cela fait que nous l'admirons & en sommes estonnez. Et pour ce que cela peut arriver avant que nous connoissions aucunement si cet objet nous est[Pr-p83] convenable, ou s'il ne l'est pas, il me semble que l'Admiration est la premiere de toutes les passions. Et elle n'a point de contraire, à cause que, si l'objet qui se presente n'a rien en soy qui nous surprene, nous n'en sommes aucunement émeus, & nous le considerons sans passion.

Article 54
L'Estime & le Mespris, la Generosité ou l'Orgueil,
& l'Humilité ou la Bassesse.

A l'Admiration est jointe l'Estime ou le Mespris, selon que c'est la grandeur d'un objet ou sa petitesse que nous admirons. Et nous pouvons ainsi nous estimer ou nous mespriser nous mesmes: d'où vienent [AT-p374] les passions, & en suite les habitudes de Magnanimité ou d'Orgueil, & d'Humilité ou de Bassesse.[Pr-p84]

Article 55
La Veneration & le Dedain.

Mais quand nous estimons ou mesprisons d'autres objets, que nous considerons comme des causes libres, capables de faire du bien ou du mal, de l'Estime vient la Veneration, & du simple Mespris le Dedain.

Article 56
L'Amour & la Haine.

Or toutes les passions precedentes peuvent estre excitées en nous sans que nous apercevions en aucune façon si l'objet qui les cause est bon ou mauvais. Mais lors qu'une chose nous est representée comme bonne à nostre égard, c'est à dire, comme nous estant convenable, cela nous fait avoir pour elle de l'Amour; & lors [Pr-p85] qu'elle nous est representée comme mauvaise ou nuisible, cela nous excite à la Haine.

Article 57
Le Desir.

De la mesme consideration du bien & du mal naissent toutes les autres passions. Mais, affin de les metre par ordre, je distingue les temps, & considerant [AT-p375] qu'elles nous portent bien plus à regarder l'avenir que le present ou le passé, je commence par le Desir. Car non seulement lors qu'on desire acquerir un bien qu'on n'a pas encore, ou bien eviter un mal qu'on juge pouvoir arriver, mais aussi lors qu'on ne souhaite que la conservation d'un bien, ou l'absence d'un mal: qui est tout ce à quoy se peut estendre cette passion: il est evident qu'elle regarde tousjours l'avenir.[Pr-p86]

Article 58
L'Esperance, la Crainte, la Ialousie,
la Securité, & le Desespoir.

Il suffit de penser que l'acquisition d'un bien ou la fuite d'un mal est possible, pour estre incité à la desirer. Mais quand on considere, outre cela, s'il y a beaucoup ou peu d'apparence qu'on obtiene ce qu'on desire, ce qui nous represente qu'il y en a beaucoup, excite en nous l'Esperance, & ce qui nous represente qu'il y en a peu, excite la Crainte, dont la Ialousie est une espece. Lorsque l'Esperance est extreme, elle change de nature, & se nomme Securité ou Asseurance. Comme, au contraire, l'extreme Crainte devient Desespoir.[Pr-p87]

Article 59
L'Irresolution, le Courage, la Hardiesse, l'Emulation,
la Lascheté, & l'Espouvante.

Et nous pouvons ainsi esperer & craindre, encore que l'evenement de ce que nous attendons ne depende [AT-p376] aucunement de nous. Mais quand il nous est representé comme en dependant, il peut y avoir de la difficulté en l'election des moyens ou en l'execution. De la premiere vient l'Irresolution, qui nous dispose à deliberer & prendre conseil. A la derniere s'oppose le Courage, ou la Hardiesse, dont l'Emulation est une espece. Et la Lascheté est contraire au Courage, comme la Peur ou l'Espouvante à la Hardiesse.[Pr-p88]

Article 60
Le Remors.

Et si on s'est determiné à quelque action, avant que l'Irresolution fust ostée, cela fait naistre le Remors de conscience: lequel ne regarde pas le temps à venir, comme les passions precedentes, mais le present ou le passé.

Article 61
La Ioye & la Tristesse.

Et la consideration du bien present excite en nous de la Ioye, celle du mal de la Tristesse, lors que c'est un bien ou un mal qui nous est representé comme nous apartenant.[Pr-p89]

Article 62
La Moquerie, l'Envie, la Pitié.

Mais lors qu'il nous est representé comme appartenant à d'autres hommes, nous pouvons les en estimer [AT-p377] dignes ou indignes. Et lors que nous les en estimons dignes, cela n'excite point en nous d'autre passion que la Ioye, entant que c'est pour nous quelque bien de voir que les choses arrivent comme elles doivent. Il y a seulement cette difference, que la Ioye qui vient du bien est serieuse; au lieu que celle qui vient du mal, est accompagnée de Ris & de Moquerie. Mais si nous les en estimons indignes, le bien excite l'Envie, & le mal la Pitié, qui sont des especes de Tristesse. Et il est à remarquer que les mesmes passions qui se rapportent aux biens ou aux maux presens, peuvent souvent[Pr-p90] aussi estre rapportées à ceux qui sont à venir, en tant que l'opinion qu'on a qu'ils aviendront, les represente comme presens.

Article 63
La Satisfaction de soy-mesme, & le Repentir.

Nous pouvons aussi considerer la cause du bien ou du mal, tant present que passé. Et le bien qui a esté fait par nous-mesmes nous donne une Satisfaction interieure, qui est la plus douce de toutes les passions; au lieu que le mal excite le Repentir, qui est la plus amere.

Article 64
La Faveur & la Reconnoissance.

Mais le bien qui a esté fait par d'autres, est cause que nous avons pour eux de la Faveur, encore [Pr-p91] que ce [AT-p378] ne soit point à nous qu'il ait esté fait; & si c'est à nous, à la Faveur nous joignons la Reconnoissance.

Article 65
L'Indignation & la ColereaTome IV, p. 538, l. 11-28..

Tout de mesme le mal fait par d'autres, n'estant point rapporté à nous, fait seulement que nous avons pour eux de l'Indignation; & lors qu'il y est rapporté, il emeut aussi la Colere.

Article 66
La Gloire & la Honte.

De plus, le bien qui est, ou qui a esté en nous, estant rapporté à l'opinion que les autres en peuvent avoir, excite en nous de la GloirebIbid., p. 407, l. 2-6.; & le mal, de la Honte.[Pr-p92]

Article 67
Le Degoust, le Regret & l'Allegresse.

Et quelquefois la durée du bien cause l'Ennuy, ou le Degoust; au lieu que celle du mal, diminüe la Tristesse. Enfin du bien passé vient le Regret, qui est une espece de Tristesse; & du mal passé vient l'Allegresse, qui est une espece de Ioye. [AT-p379]

Article 68
Pourquoy ce denombrement des Passions est different
de celuy qui est communement receu.

Voyla l'ordre qui me semble estre le meilleur pour denombrer les Passions. En quoy je sçay bien que je m'éloigne de l'opinion de tous ceux qui en ont cy devant escrit. Mais ce n'est pas sans grande raison. Car ils tirent leur denombrement [Pr-p93] de ce qu'ils distinguent en la partie sensitive de l'ame deux appetits, qu'ils nomment, l'un Concupiscible, l'autre Irascible. Et pour ce que je ne connois en l'ame aucune distinction de parties, ainsi que j'ai dit cy dessusaArt. 47, p. 364, l. 23-24., cela me semble ne signifier autre chose, sinon qu'elle a deux facultez, l'une de desirer, l'autre de se fascher; & à cause qu'elle a en mesme façon les facultez d'admirer, d'aymer, d'esperer, de craindre, & ainsi de recevoir en soy chacune des autres passions, ou de faire les actions ausquelles ces passions la poussent, je ne voy pas pourquoy ils ont voulu les rapporter toutes à la Concupiscence ou à la Colere. Outre que leur denombrement ne comprent point toutes les principales passions, comme je croy que fait cetuy-cy. Ie parle seulement des principales, à cause qu'on en pourroit encore distinguer plusieurs autres [Pr-p94] plus particulieres, & leur nombre est indefini. [AT-p380]

Article 69
Qu'il n'y a que six Passions primitives.

Mais le nombre de celles qui sont simples & primitives n'est pas fort grand. Car, en faisant une reveuë sur toutes celles que j'ay denombrées, on peut aysement remarquer qu'il n'y en a que six qui soient telles, à sçavoir, l'Admiration, l'Amour, la Haine, le Desir, la Ioye, & la Tristesse; & que toutes les autres sont composées de quelques unes de ces six, ou bien en sont des especes. C'est pourquoy, affin que leur multitude n'embarasse point les lecteurs, je traiteray icy separement des six primitives; & par apres je feray voir en quelle façon toutes les autres en tirent leur origine.[Pr-p95]

Article 70
De l'Admiration.
Sa definition & sa cause.

L'Admiration est une subite surprise de l'ame, qui fait qu'elle se porte à considerer avec attention les objects qui luy semblent rares & extraordinaires. Ainsi elle est causée, premierement, par l'impression qu'on a dans le cerveau, qui represente l'object comme rare, & par consequent digne d'estre fort consideré; puis en suite, par le mouvement des esprits, qui sont disposez par cette impression à tendre avec grande force vers l'endroit du cerveau où elle est, pour l'y fortifier [AT-p381] & conserver: comme aussi ils sont disposez par elle à passer de la dans les muscles, qui servent à retenir les organes des sens en la mesme situation qu'ils sont,[Pr-p96] affin qu'elle soit encore entretenuë par eux, si c'est par eux qu'elle a esté formée.

Article 71
Qu'il n'arrive aucun changement dans le cœur
ny dans le sang en cette passion.

Et cette passion a cela de particulier, qu'on ne remarque point qu'elle soit accompagnée d'aucun changement qui arrive dans le cœur & dans le sang, ainsi que les autres passions. Dont la raison est que, n'ayant pas le bien ny le mal pour objet, mais seulement la connoissance de la chose qu'on admire, elle n'a point de rapport avec le cœur & le sang, desquels depend tout le bien du corps, mais seulement avec le cerveau, où sont les organes des sens qui servent à cette connoissance.[Pr-p97]

Article 72
En quoy consiste la force de l'Admiration.

Ce qui n'empesche pas qu'elle n'ait beaucoup de force, à cause de la surprise, c'est à dire, de l'arrivement subit & inopiné de l'impression qui change le mouvement des esprits; laquelle surprise est propre & particuliere à cette passion: en sorte que lors qu'elle [AT-p382] se rencontre en d'autres, comme elle a coustume de se rencontrer presque en toutes & de les augmenter, c'est que l'admiration est jointe avec elles. Et sa force depend de deux choses, à sçavoir, de la nouveauté, & de ce que le mouvement qu'elle cause a des son commencement toute sa force. Car il est certain qu'un tel mouvement a plus d'effect que ceux qui, estant foibles d'abord, & ne croissant [Pr-p98] que peu à peu, peuvent aysement estre detournez. Il est certain aussi que les objets des sens qui sont nouveaux, touchent le cerveau en certaines parties ausquelles il n'a point coustume d'estre touché, & que ces parties estant plus tendres ou moins fermes que celles qu'une agitation frequente a endurcies, cela augmente l'effect des mouvemens qu'ils y excitent. Ce qu'on ne trouvera pas incroyable, si on considere que c'est une pareille raison qui fait que les plantes de nos pieds, estant accoustumées à un attouchement assez rude par la pesanteur du corps qu'elles portent, nous ne sentons que fort peu cet attouchement quand nous marchons; au lieu qu'un autre beaucoup moindre & plus doux, dont on les chatoüille, nous est presque insupportable, à cause seulement qu'il ne nous est pas ordinaire.[Pr-p99]

Article 73
Ce que c'est que l'Estonnement.

Et cette surprise a tant de pouvoir pour faire que les esprits, qui sont dans les cavitez du cerveau, y prenent leur cours vers le lieu où est l'impression de [AT-p383] l'objet qu'on admire, qu'elle les y pousse quelquefois tous, & fait qu'ils sont tellement occupez à conserver cette impression, qu'il n'y en a aucuns qui passent de la dans les muscles, ny mesme qui se detournent en aucune façon des premieres traces qu'ils ont suivies dans le cerveau: ce qui fait que tout le corps demeure immobile comme une statuë, & qu'on ne peut apercevoir de l'objet que la premiere face qui s'est presentée, ny par consequent en acquerir une plus particuliere connoissance. C'est cela qu'on nomme communement estre estonné; & l'estonnement est un exces d'admiration, qui ne peut jamais estre que mauvais.[Pr-p100]

Article 74
A quoy servent toutes les passions,
& à quoy elles nuisent.

Or il est aysé à connoistre, de ce qui a esté dit cy dessus, que l'utilité de toutes les passions ne consiste qu'en ce qu'elles fortifient & font durer en l'ame des pensées, lesquelles il est bon qu'elle conserve, & qui pourroient facilement sans cela en estre effacées. Comme aussi tout le mal qu'elles peuvent causer, consiste en ce qu'elles fortifient & conservent ces pensées plus qu'il n'est besoin; ou bien qu'elles en fortifient & conservent d'autres, ausquelles il n'est pas bon de s'arrester.[Pr-p101] [AT-p384]

Article 75
A quoy sert particulierement l'Admiration.

Et on peut dire en particulier de l'Admiration, qu'elle est utile en ce qu'elle fait que nous apprenons & retenons en nostre memoire les choses que nous avons auparavant ignorées. Car nous n'admirons que ce qui nous paroist rare & extraordinaire: & rien ne nous peut paroistre tel que pour ce que nous l'avons ignoré, ou mesme aussi pour ce qu'il est different des choses que nous avons sceuës; car c'est cette difference qui fait qu'on le nomme extraordinaire. Or encore qu'une chose qui nous estoit inconnuë se presente de nouveau à nostre entendement ou à nos sens, nous ne la retenons point pour cela en nostre memoire, si ce n'est que l'idée que nous en [Pr-p102] avons soit fortifiée en nostre cerveau par quelque passion; ou bien aussi par l'application de nostre entendement, que nostre volonté determine à une attention & reflexion particuliere. Et les autres passions peuvent servir pour faire qu'on remarque les choses qui paroissent bonnes ou mauvaises; mais nous n'avons que l'admiration pour celles qui paroissent seulement rares. Aussi voyons nous que ceux qui n'ont aucune inclination naturelle à cette passion, sont ordinairement fort ignorans. [AT-p385]

Article 76
En quoy elle peut nuire: & comment on peut suppleer
à son defaut & corriger son exces.

Mais il arrive bien plus souvent qu'on admire trop, & qu'on s'estonne, en apercevant des choses qui ne meritent que peu ou [Pr-p103] point d'estre considerées, que non pas qu'on admire trop peu. Et cela peut entierement oster ou pervertir l'usage de la raison. C'est pourquoy, encore qu'il soit bon d'estre né avec quelque inclination à cette passion, pource que cela nous dispose à l'acquisition des sciences, nous devons toutefois tascher par apres de nous en delivrer le plus qu'il est possible. Car il est aysé de suppleer à son defaut par une reflexion & attention particuliere, à laquelle nostre volonté peut tousjours obliger nostre entendement, lors que nous jugeons que la chose qui se presente en vaut la peine; mais il n'y a point d'autre remede pour s'empescher d'admirer avec exces, que d'acquerir la connoissance de plusieurs choses, & de s'exercer en la consideration de toutes celles qui peuvent sembler les plus rares & les plus estranges.[Pr-p104]

Article 77
Que ce ne sont ni les plus stupides, ni les plus habiles,
qui sont le plus portez à l'Admiration.

Au reste, encore qu'il n'y ait que ceux qui sont hebetez & stupides, qui ne sont point portez de leur [AT-p386] naturel à l'Admiration, ce n'est pas à dire que ceux qui ont le plus d'esprit, y soient tousjours le plus enclins; mais ce sont principalement ceux qui, bien qu'ils ayent un sens commun assez bon, n'ont pas toutefois grande opinion de leur suffisance.

Article 78
Que son exces peut passer en habitude, lors
qu'on manque de le corriger.

Et bien que cette passion semble se diminuer par l'usage, à [Pr-p105] cause que, plus on rencontre de choses rares qu'on admire, plus on s'accoustume à cesser de les admirer, & à penser que toutes celles qui se peuvent presenter par apres sont vulgaires: toutefois lorsqu'elle est excessive & qu'elle fait qu'on arreste seulement son attention sur la premiere image des objets qui se sont presentez, sans en acquerir d'autre connoissance, elle laisse apres soy une habitude qui dispose l'ame à s'arrester en mesme façon sur tous les autres objets qui se presentent, pourveu qu'ils luy paroissent tant soit peu nouveaux. Et c'est ce qui fait durer la maladie de ceux qui sont aveuglement curieux, c'est à dire, qui recherchent les raretez seulement pour les admirer, & non point pour les connoistre: car ils devienent peu à peu si admiratifs, que des choses de nulle importance ne sont pas moins capables de les arrester, que [Pr-p106] celles dont la recherche est plus utile. [AT-p387]

Article 79
Les definitions de l'Amour & de la Haine.

L'Amour est une emotion de l'ame, causée par le mouvement des esprits, qui l'incite à se joindre de volonté aux objets qui paroissent luy estre convenables. Et la Haine est une emotion, causée par les esprits, qui incite l'ame à vouloir estre separée des objets qui se presentent à elle comme nuisibles. Ie dis que ces emotions sont causées par les esprits, affin de distinguer l'Amour & la Haine, qui sont des passions & dependent du corps, tant des jugemens qui portent aussi l'ame à se joindre de volonté avec les choses qu'elle estime bonnes, & à se separer de celles qu'elle estime mauvaises, que des emotions [Pr-p107] que ces seuls jugemens excitent en l'ame.

Article 80
Ce que c'est que se joindre ou separer de volonté.

Au reste, par le mot de volonté, je n'entens pas icy parler du desir, qui est une passion à part & se rapporte à l'avenir, mais du consentement par lequel on se considere des à present comme joint avec ce qu'on aime: en sorte qu'on imagine un tout, duquel on pense estre seulement une partie, & que la chose aimée en est une autre. Comme, au contraire, en la Haine on se considere seul comme un tout, entierement separé de la chose pour laquelle on a de l'aversion.[Pr-p108] [AT-p388]

Article 81
De la distinction qu'on a coustume de faire entre l'Amour
de concupiscence & de bienvueillanceaTome IV, p. 606, l. 20-27..

Or on distingue communement deux sortes d'Amour, l'une desquelles est nommée Amour de bienvueillance, c'est à dire, qui incite à vouloir du bien à ce qu'on aime; l'autre est nommée Amour de concupiscence, c'est à dire, qui fait desirer la chose qu'on aime. Mais il me semble que cette distinction regarde seulement les effets de l'Amour, & non point son essence. Car sitost qu'on s'est joint de volonté à quelque objet, de quelle nature qu'il soit, on a pour luy de la bienvueillance, c'est à dire on joint aussi à luy de volonté les choses qu'on croit luy estre convenables: ce qui est un des principaux effects de l'Amour. Et [Pr-p109] si on juge que ce soit un bien de le posseder, ou d'estre associé avec luy d'autre façon que de volonté, on le desire: ce qui est aussi l'un des plus ordinaires effets de l'amour.

Article 82
Comment des passions fort differentes convienent
en ce qu'elles participent de l'Amour.

Il n'est pas besoin aussi de distinguer autant d'especes d'Amour, qu'il y a de divers objets qu'on peut aymer. Car, par exemple, encore que les passions qu'un ambitieux a pour la gloire, un avaricieux pour l'argent, [AT-p389] un yvrongne pour le vin, un brutal pour une femme qu'il veut violer, un homme d'honneur pour son ami ou pour sa maistresse, & un bon pere pour ses enfans, soient bien differentes entre elles: toutefois, en ce qu'elles participent de l'Amour, elles [Pr-p110] sont semblables. Mais les quatre premiers n'ont de l'Amour que pour la possession des objets ausquels se rapporte leur passion, & n'en ont point pour les objets mesmes, pour lesquels ils ont seulement du desir, meslé avec d'autres passions particulieres. Au lieu que l'Amour qu'un bon pere a pour ses enfans, est si pure, qu'il ne desire rien avoir d'eux, & ne veut point les posseder autrement qu'il fait, ny estre joint à eux plus estroitement qu'il est deja; mais, les considerant comme d'autres soy-mesme, il recherche leur bien comme le sien propre, ou mesme avec plus de soin, pource que, se representant que luy & eux font un tout, dont il n'est pas la meilleure partie, il prefere souvent leurs interests aux siens, & ne craint pas de se perdre pour les sauver. L'affection que les gens d'honneur ont pour leurs amis est de cette nature, bien qu'elle [Pr-p111] soit rarement si parfaite; & celle qu'ils ont pour leur maistresse, en participe beaucoup, mais elle participe aussi un peu de l'autreaVoir, pour cet article et le suivant, t. IV, p. 611, l. 20, à p. 612, l. 29..

Article 83
De la difference qui est entre la simple Affection,
l'Amitié & la Devotion.

On peut, ce me semble, avec meilleure raison distinguer [AT-p390] l'Amour par l'estime qu'on fait de ce qu'on aime à comparaison de soy-mesme. Car lors qu'on estime l'objet de son Amour moins que soy, on n'a pour luy qu'une simple Affection; lors qu'on l'estime à l'esgal de soy, cela se nomme Amitié; & lors qu'on l'estime davantage, la passion qu'on a peut estre nommée Devotion. Ainsi on peut avoir de l'affection pour une fleur, pour un oiseau, pour un cheval; mais, à moins que d'avoir l'esprit [Pr-p112] fort dereglé, on ne peut avoir de l'Amitié que pour des hommes. Et ils sont tellement l'objet de cette passion, qu'il n'y a point d'homme si imparfait, qu'on ne puisse avoir pour luy une amitié tres-parfaite, lors qu'on pense qu'on en est aymé, & qu'on a l'ame veritablement noble & genereuse: suivant ce qui sera expliqué cy apres, en l'Art. 154 & 156. Pour ce qui est de la Devotion, son principal objet est sans doute la souveraine Divinité, à laquelle on ne sçauroit manquer d'estre devot, lors qu'on la connoist comme il faut; mais on peut aussi avoir de la Devotion pour son Prince, pour son païs, pour sa ville, & mesme pour un homme particulier, lors qu'on l'estime beaucoup plus que soy. Or la difference qui est entre ces trois sortes d'Amours, paroist principalement par leurs effets: car, d'autant qu'en toutes on se considere [Pr-p113] comme joint & uni à la chose aimée, on est tousjours prest d'abandonner la moindre partie du tout qu'on compose avec elle, pour conserver l'autre. Ce qui fait qu'en la simple Affection, l'on se prefere tousjours à ce qu'on ayme; & qu'au contraire en la Devotion, l'on prefere tellement la chose aimée à soy-mesme, qu'on ne craint pas de mourir pour la conserver. De quoy on a vû souvant [AT-p391] des exemples en ceux qui se sont exposez à une mort certaine pour la defense de leur Prince, ou de leur ville, & mesme aussi quelques fois pour des personnes particulieres ausquelles ils s'estoient devouëz.

Article 84
Qu'il n'y a pas tant d'especes de Haine que d'Amour.

Au reste, encore que la Haine soit directement opposée à [Pr-p114] l'Amour, on ne la distingue pas toutefois en autant d'especes, à cause qu'on ne remarque pas tant la difference qui est entre les maux desquels on est separé de volonté, qu'on fait celle qui est entre les biens ausquels on est joint.

Article 85
De l'Agréement & de l'Horreur.

Et je ne trouve qu'une seule distinction considerable, qui soit pareille en l'une & en l'autre. Elle consiste en ce que les objets, tant de l'Amour que de la Haine, peuvent estre representez à l'ame par les sens exterieurs, ou bien par les interieurs & par sa propre raison. Car nous appellons communement bien ou mal, ce que nos sens interieurs ou nostre raison nous font juger convenable ou contraire à nostre nature; mais nous appelons beau ou laid, ce qui nous est [Pr-p115] ainsi representé par nos sens exterieurs, principalement par celuy de la veuë, lequel seul est plus consideré que [AT-p392] tous les autres. D'où naissent deux especes d'Amour, à sçavoir, celle qu'on a pour les choses bonnes, & celle qu'on a pour les belles, à laquelle on peut donner le nom d'Agréement, affin de ne la pas confondre avec l'autre, ny aussi avec le Desir, auquel on attribue souvant le nom d'Amour. Et de là naissent en mesme façon deux especes de Haine, l'une desquelles se rapporte aux choses mauvaises, l'autre à celles qui sont laides; & cete derniere peut estre appellée Horreur, ou Aversion, affin de la distinguer. Mais ce qu'il y a icy de plus remarquable, c'est que ces passions d'Agréement & d'Horreur ont coustume d'estre plus violentes que les autres especes d'Amour ou de Haine, à cause que ce qui vient à l'ame par les [Pr-p116] sens, la touche plus fort que ce qui luy est representé par sa raison; & que toutefois elles ont ordinairement moins de verité: en sorte que de toutes les passions, ce sont celles-cy qui trompent le plus, & dont on doit le plus soigneusement se garder.

Article 86
La Definition du Desir.

La passion du Desir est une agitation de l'ame, causée par les esprits, qui la dispose à vouloir pour l'avenir les choses qu'elle se represente estre convenables. Ainsi on ne desire pas seulement la presence du bien absent, mais aussi la conservation du present; & de plus l'absence du mal, tant de celuy qu'on a deja, que de celuy qu'on croit pouvoir recevoir au temps à venir.[Pr-p117] [AT-p393]

Article 87
Que c'est une passion qui n'a point de contraire.

Ie sçay bien que communement dans l'Escole on oppose la passion qui tend à la recherche du bien, laquelle seule on nomme Desir, à celle qui tend à la fuite du mal, laquelle on nomme Aversion. Mais d'autant qu'il n'y a aucun bien, dont la privation ne soit un mal, ny aucun mal, consideré comme une chose positive, dont la privation ne soit un bien; & qu'en recherchant, par exemple, les richesses on fuit necessairement la pauvreté, en fuyant les maladies on recherche la santé, & ainsi des autres: il me semble que c'est tousjours un mesme mouvement qui porte à la recherche du bien, & ensemble à la fuite du mal qui luy est contraire. I'y remarque seulement [Pr-p118] cette difference, que le Desir qu'on a, lors qu'on tend vers quelque bien, est accompagné d'Amour, & en suite d'Esperance & de Ioye; au lieu que le mesme Desir, lors qu'on tend à s'éloigner du mal contraire à ce bien, est accompagné de Haine, de Crainte & de Tristesse: ce qui est cause qu'on le juge contraire à soy mesme. Mais si on veut le considerer lors qu'il e raporte également en mesme temps à quelque bien pour le rechercher, & au mal opposé pour l'eviter, on peut voir tres-evidemment, que ce n'est qu'une seule passion qui fait l'un & l'autre. [AT-p394]

Article 88
Quelles sont ses diverses especes.

Il y auroit plus de raison de distinguer le Desir en autant de diverses especes, qu'il y a de divers objets qu'on recherche. Car, par [Pr-p119] exemple, la Curiosité, qui n'est autre chose qu'un desir de connoistre, differe beaucoup du desir de gloire, & cetuy-cy du desir de vengeance, & ainsi des autres. Mais il suffit icy de sçavoir qu'il y en a autant que d'especes d'Amour ou de Haine, & que les plus considerables & les plus forts sont ceux qui naissent de l'Agréement & de l'Horreur.

Article 89
Quel est le Desir qui naist de l'Horreur.

Or encore que ce ne soit qu'un mesme Desir qui tend à la recherche d'un bien, & à la fuite du mal qui luy est contraire, ainsi qu'il a esté dit: le Desir qui naist de l'Agréement ne laisse pas d'estre fort different de celuy qui naist de l'Horreur. Car cet Agréement & cete Horreur, qui veritablement [Pr-p120] sont contraires, ne sont pas le bien & le mal, qui servent d'objets à ces Desirs, mais seulement deux emotions de l'ame, qui la disposent à rechercher deux choses fort differentes. A sçavoir: l'Horreur est instituée de la Nature pour representer à l'ame une mort subite & inopinée: en sorte que, bien que ce ne soit quelquefois que l'attouchement d'un vermisseau, ou le bruit d'une feüille [AT-p395] tremblante, ou son ombre, qui fait avoir de l'Horreur, on sent d'abord autant d'emotion, que si un peril de mort tres-evident s'offroit aux sens. Ce qui fait subitement naistre l'agitation qui porte l'ame à employer toutes ses forces pour eviter un mal si present. Et c'est cete espece de Desir, qu'on appelle communement la Fuite ou l'Aversion.[Pr-p121]

Article 90
Quel est celuy qui naist de l'Agréement.

Au contraire, l'Agréement est particulierement institué de la Nature pour representer la jouïssance de ce qui agrée, comme le plus grand de tous les biens qui apartienent à l'homme: ce qui fait qu'on desire tres-ardemment cette jouïssance. Il est vray qu'il y a diverses sortes d'Agréemens, & que les Desirs qui en naissent ne sont pas tous egalement puissans. Car, par exemple, la beauté des fleurs nous incite seulement à les regarder, & celle des fruits à les manger. Mais le principal est celuy qui vient des perfections qu'on imagine en une personne, qu'on pense pouvoir devenir un autre soy-mesme: car avec la difference du sexe, que la Nature a mise dans [Pr-p122] les hommes, ainsi que dans les animaux sans raison, elle a mis aussi certaines impressions dans le cerveau, qui font qu'en certain âge & en certain temps on se considere comme defectueux, & comme si on n'estoit que la moitié d'un tout, dont une personne de l'autre sexe doit estre l'autre moitié: en sorte que l'acquisition de cete [AT-p396] moitié est confusement representée par la Nature, comme le plus grand de tous les biens imaginables. Et encore qu'on voye plusieurs personnes de cet autre sexe, on n'en souhaite pas pour cela plusieurs en mesme temps, d'autant que la Nature ne fait point imaginer qu'on ait besoin de plus d'une moitié. Mais lors qu'on remarque quelque chose en une, qui agrée davantage que ce qu'on remarque au mesme temps dans les autres, cela determine l'ame à sentir pour celle là seule toute l'inclination que la [Pr-p123] Nature luy donne à rechercher le bien, qu'elle luy represente comme le plus grand qu'on puisse posseder. Et cette inclination ou ce Desir qui naist ainsi de l'Agréement, est appellé du nom d'Amour, plus ordinairement que la passion d'Amour qui a cy dessus esté descrite. Aussi a-t'il de plus estranges effects, & c'est luy qui sert de principale matiere aux faiseurs de Romans & aux Poëtes.

Article 91
La definition de la Ioye.

La Ioye est une agreable emotion de l'ame, en laquelle consiste la jouïssance qu'elle a du bien, que les impressions du cerveau luy representent comme sien. Ie dis que c'est en cete emotion que consiste la jouïssance du bien: car en effect l'ame ne reçoit aucun autre fruit de tous les biens qu'elle possede; [Pr-p124] & pendant qu'elle n'en a aucune Ioye, on peut dire qu'elle n'en jouït pas plus, que si elle ne les possedoit [AT-p397] point. I'ajouste aussi, que c'est du bien que les impressions du cerveau luy representent comme sien, affin de ne pas confondre cette joye, qui est une passion, avec la joye purement intellectuelle, qui vient en l'ame par la seule action de l'ame, & qu'on peut dire estre une agreable emotion excitée en elle mesme, en laquelle consiste la jouïssance qu'elle a du bien que son entendement luy represente comme sien. Il est vray que, pendant que l'ame est jointe au corps, cette joye intellectuelle ne peut gueres manquer d'estre accompagnée de celle qui est une passion. Car si tost que nostre entendement s'aperçoit que nous possedons quelque bien: encore que ce bien puisse estre si different de tout ce qui apartient au [Pr-p125] corps, qu'il ne soit point du tout imaginable, l'imagination ne laisse pas de faire incontinent quelque impression dans le cerveau, de laquelle suit le mouvement des esprits, qui excite la passion de la joye.

Article 92
La definition de la Tristesse.

La Tristesse est une langueur desagreable, en laquelle consiste l'incommodité que l'ame reçoit du mal, ou du defaut, que les impressions du cerveau luy representent comme luy apartenant. Et il y a aussi une Tristesse intellectuelle, qui n'est pas la passion, mais qui ne manque gueres d'en estre accompagnée.[Pr-p126] [AT-p398]

Article 93
Quelles sont les causes de ces deux Passions.

Or, lors que la Ioye ou la Tristesse intellectuelle excite ainsi celle qui est une passion, leur cause est assez evidente; & on voit de leurs definitions, que la Ioye vient de l'opinion qu'on a de posseder quelque bien, & la Tristesse de l'opinion qu'on a d'avoir quelque mal ou quelque defaut. Mais il arrive souvent qu'on se sent triste ou joyeux, sans qu'on puisse ainsi distinctement remarquer le bien ou le mal qui en sont les causes: à sçavoir, lors que ce bien ou ce mal font leurs impressions dans le cerveau sans l'entremise de l'ame, quelquefois à cause qu'ils n'apartienent qu'au corps; & quelquefois aussi, encore qu'ils apartienent à l'ame, à cause qu'elle ne les considere [Pr-p127] pas comme bien & mal, mais sous quelque autre forme, dont l'impression est jointe avec celle du bien & du mal dans le cerveau.

Article 94
Comment ces passions sont excitées par des biens & des
maux qui ne regardent que le corps: & en quoy consiste
le chatoüillement & la douleur.

Ainsi lors qu'on est en pleine santé, & que le temps est plus serain que de coustume, on sent en soy une gayeté qui ne vient d'aucune fonction de l'entendement, mais seulement des impressions que le mouvement [AT-p399] des esprits fait dans le cerveau. Et on se sent triste en mesme façon, lors que le corps est indisposé, encore qu'on ne sçache point qu'il le soit. Ainsi le chatoüillement des sens est suivy de si pres par la Ioye, & la douleur par la Tristesse, que la pluspart [Pr-p128] des hommes ne les distinguent point. Toutefois ils different si fort, qu'on peut quelquefois souffrir des douleurs avec Ioye, & recevoir des chatoüillemens qui déplaisent. Mais la cause qui fait que, pour l'ordinaire, la Ioye suit du chatoüillement, est que tout ce qu'on nomme chatoüillement ou sentiment agreable, consiste en ce que les objets des sens excitent quelque mouvement dans les nerfs, qui seroit capable de leur nuire s'ils n'avoient pas assez de force pour luy resister, ou que le corps ne fust pas bien disposé. Ce qui fait une impression dans le cerveau, laquelle estant instituée de la Nature pour témoigner cette bonne disposition & cette force, la represente à l'ame comme un bien qui luy apartient, entant qu'elle est unie avec le corps, & ainsi excite en elle la Ioye. C'est presque la mesme raison qui fait qu'on [Pr-p129] prend naturellement plaisir à se sentir émouvoir à toutes sortes de Passions, mesme à la Tristesse & à la Haine, lors que ces passions ne sont causées que par les avantures estranges qu'on voit representer sur un theatre, ou par d'autres pareils sujets, qui, ne pouvant nous nuire en aucune façon, semblent chatoüiller nostre ame en la touchant. Et la cause qui fait que la douleur produit ordinairement la Tristesse, est que le sentiment qu'on nomme douleur vient tousjours de quelque action si violente qu'elle offense les nerfs: en sorte qu'estant [AT-p400] institué de la nature pour signifier à l'ame le dommage que reçoit le corps par cette action, & sa foiblesse en ce qu'il ne luy a pû resister, il luy represente l'un & l'autre comme des maux qui luy sont tousjours desagreables, excepté lors qu'ils causent quelques biens qu'elle estime plus qu'eux.[Pr-p130]

Article 95
Comment elles peuvent aussi estre excitées par des biens &
des maux que l'ame ne remarque point, encore qu'ils luy
appartienent. Comme sont le plaisir qu'on prend à se
hasarder, ou à se souvenir du mal passé.

Ainsi le plaisir que prenent souvent les jeunes gens à entreprendre des choses difficiles & à s'exposer à de grands perils, encore mesme qu'ils n'en esperent aucun profit ny aucune gloire, vient en eux de ce que la pensée qu'ils ont que ce qu'ils entreprenent est difficile, fait une impression dans leur cerveau qui, estant jointe avec celle qu'ils pourroient former, s'ils pensoient que c'est un bien de se sentir assez courageux, assez heureux, assez adroit, ou assez fort, pour oser se hasarder à tel point, est cause qu'ils y prenent plaisir.[Pr-p131] Et le contentement qu'ont les vieillards, lors qu'ils se souvienent des maux qu'ils ont soufferts, vient de ce qu'ils se representent que c'est un bien, d'avoir pû nonobstant cela subsister. [AT-p401]

Article 96
Quels sont les mouvemens du sang & des esprits
qui causent les cinq passions precedentesaVoir t. IV, p. 404, l. 17-23, et p. 407-408: lettre de la princesse Elisabeth, 25 avril 1646, et réponse de Descartes, mai 1646..

Les cinq passions que j'ay icy commencé à expliquer, sont tellement jointes ou opposées les unes aux autres, qu'il est plus aysé de les considerer toutes ensemble, que de traiter separement de chacune, ainsi qu'il a esté traité de l'Admiration. Et leur cause n'est pas, comme la siene, dans le cerveau seul, mais aussi dans le cœur, dans la rate, dans le foye, & dans toutes les autres parties du corps, entant qu'elles servent à la production[Pr-p132] du sang, & en suite des esprits. Car, encore que toutes les venes conduisent le sang qu'elles contienent vers le cœur, il arrive neantmoins quelquefois que celuy de quelques unes y est poussé avec plus de force que celuy des autres; & il arrive aussi que les ouvertures par où il entre dans le cœur, ou bien celles par où il en sort, sont plus élargies ou plus reserrées une fois que l'autre.

Article 97
Les principales experiences qui servent à connoistre
ces mouvemens en l'Amour.

Or, en considerant les diverses alterations que l'experience fait voir dans nostre corps, pendant que [AT-p402] nostre ame est agitée de diverses passions, je remarque en l'Amour, quand elle est seule, c'est à dire, quand elle n'est accompagnée [Pr-p133] d'aucune forte Ioye, ou Desir, ou Tristesse, que le battement du poulx est égal, & beaucoup plus grand & plus fort que de coustume; qu'on sent une douce chaleur dans la poitrine, & que la digestion des viandes se fait fort promptement dans l'estomac: en sorte que cette passion est utile pour la santéaTome IV, p. 404, l. 23-27, et p. 408-409..

Article 98
En la Haine.

Ie remarque, au contraire, en la Haine, que le poulx est inégal, & plus petit, & souvent plus viste; qu'on sent des froideurs entremelées de je ne sçay quelle chaleur aspre & picquante dans la poitrine; que l'estomac cesse de faire son office, & est enclin à vomir & rejeter les viandes qu'on a mangées, ou du moins à les corrompre & convertir en mauvaises humeurs.[Pr-p134]

Article 99
En la Ioye.

En la Ioye, que le poulx est égal & plus viste qu'à l'ordinaire, mais qu'il n'est pas si fort ou si grand qu'en l'Amour; & qu'on sent une chaleur agreable, qui n'est pas seulement en la poitrine, mais qui se repand aussi en toutes les parties exterieures du corps, [AT-p403] avec le sang qu'on voit y venir en abondance; & que cependant on perd quelquefois l'appetit, à cause que la digestion se fait moins bien que de coustume.

Article 100
En la Tristesse.

En la Tristesse, que le poulx est foible & lent, & qu'on sent comme des liens autour du cœur, qui le serrent, & des glaçons qui [Pr-p135] le gelent, & communiquent leur froideur au reste du corps; & que cependant on ne laisse pas d'avoir quelquefois bon appetit, & de sentir que l'estomac ne manque point à faire son devoir, pourvû qu'il n'y ait point de Haine meslée avec la Tristesse.

Article 101
Au Desir.

En fin je remarque cela de particulier dans le Desir, qu'il agite le cœur plus violemment qu'aucune des autres Passions, & fournit au cerveau plus d'esprits; lesquels, passans de là dans les muscles, rendent tous les sens plus aigus, & toutes les parties du corps plus mobiles.[Pr-p136]

Article 102
Le mouvement du sang & des esprits en l'Amour.

Ces observations, & plusieurs autres qui seroient trop longues à escrire, m'ont donné sujet de juger [AT-p404] que, lors que l'entendement se represente quelque objet d'Amour, l'impression que cette pensée fait dans le cerveau, conduit les esprits animaux, par les nerfs de la sixiesme paire, vers les muscles qui sont autour des intestins & de l'estomac, en la façon qui est requise pour faire que le suc des viandes, qui se convertit en nouveau sang, passe promptement vers le cœur, sans s'arrester dans le foye, & qu'y estant poussé avec plus de force que celuy qui est dans les autres parties du corps, il y entre en plus grande abondance, & y excite une chaleur plus forte[Pr-p137], à cause qu'il est plus grossier, que celuy qui a deja esté rarefié plusieurs fois en passant & repassant par le cœur. Ce qui fait qu'il envoye aussi des esprits vers le cerveau, dont les parties sont plus grosses & plus agitées qu'à l'ordinaire; & ces esprits, fortifiant l'impression que la premiere pensée de l'objet aymable y a faite, obligent l'ame à s'arrester sur cette pensée. Et c'est en cela que consiste la passion d'Amour.

Article 103
En la Haine.

Au contraire, en la Haine, la premiere pensée de l'objet qui donne de l'aversion, conduit tellement les esprits qui sont dans le cerveau vers les muscles de l'estomac & des intestins, qu'ils empeschent que le suc des viandes ne se mesle avec le sang, en reserrant [Pr-p138] toutes les ouvertures par où il a coustume d'y couler; & elle les conduit aussi tellement vers les petits nerfs [AT-p405] de la rate & de la partie inferieure du foye, où est le receptacle de la bile, que les parties du sang qui ont coustume d'estre rejetées vers ces endroits là, en sortent & coulent, avec celuy qui est dans les rameaux de la vene cave, vers le cœur. Ce qui cause beaucoup d'inégalitez en sa chaleur: d'autant que le sang qui vient de la rate ne s'échauffe & se rarefie qu'à peine, & qu'au contraire, celuy qui vient de la partie inferieure du foye, où est tousjours le fiel, s'embrase & se dilate fort promptement. En suite de quoy les esprits qui vont au cerveau, ont aussi des parties fort inégales, & des mouvemens fort extraordinaires. D'où vient qu'ils y fortifient les idées de Haine qui s'y trouvent deja imprimées, & disposent l'ame [Pr-p139] à des pensées qui sont pleines d'aigreur & d'amertume.

Article 104
En la Ioye.

En la Ioye, ce ne sont pas tant les nerfs de la rate, du foye, de l'estomac, ou des intestins, qui agissent, que ceux qui sont en tout le reste du corps; & particulierement celuy qui est autour des orifices du cœur, lequel ouvrant & élargissant ces orifices, donne moyen au sang, que les autres nerfs chassent des venes vers le cœur, d'y entrer & d'en sortir en plus grande quantité que de coustume. Et pource que le sang qui entre alors dans le cœur, y a deja passé & repassé plusieurs fois, estant venu des arteres dans les venes, il se dilate fort aysement, & produit des esprits dont les parties [AT-p406] estant fort égales & subtiles, elles sont propres [Pr-p140] à former & fortifier les impressions du cerveau qui donnent à l'ame des pensées gayes & tranquilles.

Article 105
En la Tristesse.

Au contraire, en la Tristesse, les ouvertures du cœur sont fort retrecies par le petit nerf qui les environne, & le sang des venes n'est aucunement agité: ce qui fait qu'il en va fort peu vers le cœur. Et cependant les passages par où le suc des viandes coule de l'estomac & des intestins vers le foye, demeurent ouverts: ce qui fait que l'appetit ne diminuë point, excepté lors que la Haine, laquelle est souvent jointe à la tristesse, les fermeaTome IV, p. 405, l. 2-4, et p. 409, l. 6-19..[Pr-p141]

Article 106
Au Desir.

En fin la passion du Desir a cela de propre, que la volonté qu'on a d'obtenir quelque bien, ou de fuïr quelque mal, envoye promptement les esprits du cerveau vers toutes les parties du corps qui peuvent servir aux actions requises pour cet effect; & particulierement vers le cœur, & les parties qui luy fournissent le plus de sang, affin qu'en recevant plus grande abondance que de coustume, il envoye plus grande quantité [AT-p407] d'esprits vers le cerveau, tant pour y entretenir & fortifier l'idée de cette volonté, que pour passer de là dans tous les organes des sens & tous les muscles qui peuvent estre employez pour obtenir ce qu'on desire.[Pr-p142]

Article 107
Quelle est la cause de ces mouvemens en l'Amour.

Et je deduis les raisons de tout cecy, de ce qui a esté dit cy dessus, qu'il y a telle liaison entre nostre ame & nostre corps, que lors que nous avons une fois joint quelque action corporelle avec quelque pensée, l'une des deux ne se presente point à nous par apres, que l'autre ne s'y presente aussiaVoir t. IV, p. 408, l. 1-10.. Comme on voit en ceux qui ont pris avec grande aversion quelque breuvage estans malades, qu'ils ne peuvent rien boire ou manger par apres, qui en approche du goust, sans avoir derechef la mesme aversion. Et pareillement, qu'ils ne peuvent penser à l'aversion qu'on a des medecines, que le mesme goust ne leur reviene en la pensée. Car il me semble que les premieres [Pr-p143] passions que nostre ame a euës, lors qu'elle a commencé d'estre jointe à nostre corps, ont deu estre, que quelquefois le sang, ou autre suc qui entroit dans le cœur, estoit un aliment plus convenable que l'ordinaire, pour y entretenir la chaleur, qui est le principe de la vie: ce qui estoit cause que l'ame joignoit a soy de volonté cet aliment, c'est à dire, l'aymoit; & en mesme temps les [AT-p408] esprits couloient du cerveau vers les muscles qui pouvoient presser ou agiter les parties d'où il estoit venu vers le cœur, pour faire qu'elles luy en envoyassent d'avantage; & ces parties étoient l'estomac & les intestins, dont l'agitation augmente l'appetit, ou bien aussi le foye & le poulmon, que les muscles du diaphragme peuvent presser. C'est pourquoy ce mesme mouvement des esprits a tousjours accompagné depuis la passion d'Amour.[Pr-p144]

Article 108
En la Haine.

Quelquefois, au contraire, il venoit quelque suc estranger vers le cœur, qui n'estoit pas propre à entretenir la chaleur, ou mesme qui la pouvoit esteindre: ce qui estoit cause que les esprits, qui montoient du cœur au cerveau, excitoient en l'ame la passion de la Haine. Et en mesme temps aussi ces esprits alloient du cerveau vers les nerfs, qui pouvoient pousser du sang de la rate & des petites venes du foye vers le cœur, pour empescher ce suc nuisible d'y entrer; & de plus vers ceux qui pouvoient repousser ce mesme suc vers les intestins & vers l'estomac, ou aussi quelquefois obliger l'estomac à le vomir. D'où vient que ces mesmes mouvemens ont coustume d'accompagner [Pr-p145] la passion de la Haine. Et on peut voir à l'œil, qu'il y a dans le foye quantité de venes, ou conduits, assez larges, par où le suc des viandes peut passer de la veine porte en la veine cave, & de là au cœur, sans s'arrester aucunement au foye; mais qu'il y en a aussi [AT-p409] une infinité d'autres plus petites, où il peut s'arrester, & qui contienent tousjours du sang de reserve, ainsi que fait aussi la rateaVoir t. IV, p. 407, l. 23, à p. 408, l. 1.; lequel sang estant plus grossier que celuy qui est dans les autres parties du corps, peut mieux servir d'aliment au feu qui est dans le cœur, quand l'estomac & les intestins manquent de luy en fournir.

Article 109
En la Ioye.

Il est aussi quelquefois arrivé, au commencement de nostre vie, que le sang contenu dans les veines [Pr-p146] estoit un aliment assez convenable pour entretenir la chaleur du cœur, & qu'elles en contenoient en telle quantité, qu'il n'avoit point besoin de tirer aucune nourriture d'ailleurs. Ce qui a excité en l'ame la passion de la Ioye, & a fait en mesme temps que les orifices du cœur se sont plus ouverts que de coustume, & que les esprits, coulans abondamment du cerveau, non seulement dans les nerfs qui servent à ouvrir ces orifices, mais aussi generalement en tous les autres qui poussent le sang des veines vers le cœur, empeschent qu'il n'y en viene de nouveau du foye, de la rate, des intestins & de l'estomac. C'est pourquoy ces mesmes mouvemens accompagnent la Ioye.[Pr-p147] [AT-p410]

Article 110
En la Tristesse.

Quelquefois, au contraire, il est arrivé que le corps a eu faute de nourriture, & c'est ce qui doit avoir fait sentir à l'ame sa premiere Tristesse, au moins celle qui n'a point esté jointe à la Haine. Cela mesme a fait aussi que les orifices du cœur se sont estrecis, à cause qu'ils ne reçoivent que peu de sang; & qu'une assez notable partie de ce sang est venuë de la rate, à cause qu'elle est comme le dernier reservoir qui sert à en fournir au cœur, lors qu'il ne luy en vient pas assez d'ailleurs. C'est pourquoy les mouvemens des esprits & des nerfs, qui servent à estrecir ainsi les orifices du cœur, & à y conduire du sang de la rate, accompagnent tousjours la TristesseaPour ce quatre passions, amour et joie, haine et tristesse, voir t. IV, p. 604-605..[Pr-p148]

Article 111
Au Desir.

En fin tous les premiers Desirs que l'ame peut avoir eus, lors qu'elle estoit nouvellement jointe au corps, ont esté, de recevoir les choses qui luy estoient convenables, & de repousser celles qui luy estoient nuisibles. Et ç'a esté pour ces mesmes effets, que les esprits ont commencé des lors à mouvoir tous les muscles & tous [AT-p411] les organes des sens, en toutes les façons qu'ils les peuvent mouvoir. Ce qui est cause que maintenant, lors que l'ame desire quelque chose, tout le corps devient plus agile & plus disposé à se mouvoir, qu'il n'a coustume d'estre sans cela. Et lors qu'il arrive d'ailleurs que le corps est ainsi disposé, cela rend les desirs de l'ame plus forts & plus ardens.[Pr-p149]

Article 112
Quels sont les signes exterieurs de ces Passions.

Ce que j'ay mis icy, fait assez entendre la cause des differences du poulx, & de toutes les autres proprietez que j'ay cy dessus attribuées à ces passions, sans qu'il soit besoin que je m'areste à les expliquer davantage. Mais pource que j'ay seulement remarqué en chacune ce qui s'y peut observer lors qu'elle est seule, & qui sert à connoistre les mouvemens du sang & des esprits qui les produisent, il me reste encore à traiter de plusieurs signes exterieurs, qui ont coustume de les accompagner, & qui se remarquent bien mieux lors qu'elles sont meslées plusieurs ensemble, ainsi qu'elles ont coustume d'estre, que lorsqu'elles sont separées. Les principaux de ces [Pr-p150] signes sont les actions des yeux & du visage, les changemens de couleur, les tremblemens, la langeur, la pasmoison, les ris, les larmes, les gemissemens, & les soupirs. [AT-p412]

Article 113
Des actions des yeux & du visage.

Il n'y a aucune Passion que quelque particuliere action des yeux ne declare: & cela est si manifeste en quelques unes, que mesme les valets les plus stupides peuvent remarquer à l'œil de leur maistre, s'il est fasché contre eux, ou s'il ne l'est pas. Mais encore qu'on aperçoive aysement ces actions des yeux, & qu'on sçache ce qu'elles signifient, il n'est pas aysé pour cela de les descrire, à cause que chacune est composée de plusieurs changemens, qui arrivent au mouvement & en la figure de l'œil, lesquels sont si particuliers & si petits, [Pr-p151] que chacun d'eux ne peut estre aperceu separement, bien que ce qui resulte de leur conjonction soit fort aysé à remarquer. On peut dire quasi le mesme des actions du visage, qui accompagnent aussi les passions: car bien qu'elles soient plus grandes que celles des yeux, il est toutefois malaysé de les distinguer; & elles sont si peu differentes, qu'il y a des hommes qui font presque la mesme mine, lors qu'ils pleurent, que les autres lors qu'ils rient. Il est vray qu'il y en a quelques unes qui sont assez remarquables, comme sont les rides du front en la colere, & certains mouvemens du nez & des levres en l'indignation, & en la moquerie; mais elles ne semblent pas tant estre naturelles que volontaires. Et generalement toutes les actions, tant du visage que des yeux, peuvent estre changées par l'ame, lors que, voulant cacher [Pr-p152] sa [AT-p413] passion, elle en imagine fortement une contraire: en sorte qu'on s'en peut aussi bien servir à dissimuler ses passions, qu'à les declarer.

Article 114
Des changemens de couleur.

On ne peut pas si facilement s'empescher de rougir ou de palir, lors que quelque passion y dispose: pource que ces changemens ne dependent pas des nerfs & des muscles, ainsi que les precedens; & qu'ils vienent plus immediatement du cœur, lequel on peut nommer la source des passions, entant qu'il prepare le sang & les esprits à les produire. Or il est certain que la couleur du visage ne vient que du sang, lequel, coulant continuellement du cœur par les arteres en toutes les veines, & de toutes les veines dans le cœur, colore[Pr-p153] plus ou moins le visage, selon qu'il remplit plus ou moins les petites veines qui sont vers sa superficie.

Article 115
Comment la Ioye fait rougir.

Ainsi la Ioye rend la couleur plus vive & plus vermeille, pource qu'en ouvrant les escluses du cœur, elle fait que le sang coule plus viste en toutes les veines; & que, devenant plus chaud & plus subtil, il enfle mediocrement toutes les parties du visage: ce qui en rend l'air plus riant & plus gay. [AT-p414]

Article 116
Comment la Tristesse fait palir.

La Tristesse, au contraire, en étrecissant les orifices du cœur, fait que le sang coule plus lentement dans les veines, & que, devenant [Pr-p154] plus froid & plus espais, il a besoin d'y occuper moins de place: en sorte que, se retirant dans les plus larges, qui sont les plus proches du cœur, il quitte les plus éloignées; dont les plus apparentes estant celles du visage, cela le fait paroistre pale & décharné, principalement lors que la Tristesse est grande, ou qu'elle survient promptement: comme on voit en l'Espouvante, dont la surprise augmente l'action qui serre le cœur.

Article 117
Comment on rougit souvant estant triste.

Mais il arrive souvant qu'on ne palit point estant triste, & qu'au contraire on devient rouge. Ce qui doit estre attribué aux autres passions qui se ioignent à la Tristesse, à sçavoir, à l'Amour, ou [Pr-p155] au Desir, & quelquefois aussi à la Haine. Car ces passions, eschauffant ou agitant le sang qui vient du foye, des intestins & des autres parties interieures, le poussent vers le cœur & de là par la grande artere vers les veines du visage; sans que la Tristesse, qui serre de part & d'autre les orifices du cœur, le puisse empescher, excepté lors qu'elle est fort excessive. Mais, encore [AT-p415] qu'elle ne soit que mediocre, elle empesche aysement que le sang ainsi venu dans les venes du visage ne descende vers le cœur, pendant que l'Amour, le Desir, ou la Haine y en poussent d'autre des parties interieures. C'est pourquoy, ce sang estant arresté autour de la face, il la rend rouge; & mesme plus rouge que pendant la Ioye, à cause que la couleur du sang paroist d'autant mieux qu'il coule moins viste, & aussi à cause qu'il s'en peut ainsi assembler davantage[Pr-p156] dans les veines de la face, que lors que les orifices du cœur sont plus ouverts. Cecy paroist principalement en la Honte, laquelle est composée de l'Amour de soy-mesme & d'un Desir pressant d'éviter l'infamie presente: ce qui fait venir le sang des parties interieures vers le cœur, puis de là par les arteres vers la face; & avec cela, d'une mediocre Tristesse, qui empesche ce sang de retourner vers le cœur. Le mesme paroist aussi ordinairement, lors qu'on pleure: car, comme je diray cy apres, c'est l'Amour jointe à la Tristesse, qui cause la plus part des larmes. Et le mesme paroist en la Colere, où souvant un prompt Desir de vengeance est meslé avec l'Amour, la Haine, & la Tristesse.[Pr-p157]

Article 118
Des Tremblemens.

Les tremblemens ont deux diverses causes: l'une est qu'il vient quelquefois trop peu d'esprits du cerveau dans les nerfs, & l'autre qu'il y en vient quelquefois trop, pour pouvoir fermer bien justement les petits [AT-p416] passages des muscles, qui, suivant ce qui a esté dit en l'article 11, doivent estre fermez pour determiner les mouvemens des membres. La premiere cause paroist en la Tristesse & en la Peur, comme aussi lors qu'on tremble de froid; car ces Passions peuvent, aussi bien que la froideur de l'air, tellement épaissir le sang, qu'il ne fournit pas assez d'esprits au cerveau, pour en envoyer dans les nerfs. L'autre cause paroist souvant en ceux qui desirent ardemment quelque chose, & en ceux [Pr-p158] qui sont fort emeus de colere, comme aussi en ceux qui sont yvres: car ces deux passions, aussi bien que le vin, font aller quelquefois tant d'esprits dans le cerveau, qu'ils ne peuvent pas estre reglément conduits de là dans les muscles.

Article 119
De la LangeuraSic. - Voir t. IV, p. 411, l. 22-24, et p. 414-415..

La Langeur est une disposition à se relascher & estre sans mouvement, qui est sentie en tous les membres. Elle vient, ainsi que le tremblement, de ce qu'il ne va pas assez d'esprits dans les nerfs, mais d'une façon differente: car la cause du tremblement est qu'il n'y en a pas assez dans le cerveau, pour obeïr aux determinations de la glande, lors qu'elle les pousse vers quelque muscle, au lieu que la langueur vient de ce que la glande [Pr-p159] ne les determine point à aller vers aucuns muscles, plustost que vers d'autres. [AT-p417]

Article 120
Comment elle est causée par l'Amour & par le Désir.

Et la Passion qui cause le plus ordinairement cet effect est l'Amour, jointe au Desir d'une chose dont l'acquisition n'est pas imaginée comme possible pour le temps present. Car l'Amour occupe tellement l'ame à considerer l'objet aymé, qu'elle employe tous les esprits qui sont dans le cerveau à luy en representer l'image, & arreste tous les mouvemens de la glande, qui ne servent point à cet effect. Et il faut remarquer, touchant le Desir, que la proprieté que je luy ay attribuée de rendre le corps plus mobile, ne luy convient que lors qu'on imagine [Pr-p160] l'objet desiré estre tel, qu'on peut des ce temps là faire quelque chose qui serve à l'acquerir. Car si, au contraire, on imagine qu'il est impossible pour lors de rien faire qui y soit utile, toute l'agitation du Desir demeure dans le cerveau, sans passer aucunement dans les nerfs; & estant entierement employée à y fortifier l'idée de l'objet desiré, elle laisse le reste du corps languissant.

Article 121
Qu'elle peut aussi estre causée par d'autres Passions.

Il est vray que la Haine, la Tristesse, & mesme la Ioye, peuvent causer aussi quelque langueur, lors qu'elles sont fort violentes, à cause qu'elles occupent entierement l'ame à considerer leur objet, principalement [AT-p418] lors que le Desir d'une chose à l'acquisition de laquelle [Pr-p161] on ne peut rien contribuer au temps present, est joint avec elle. Mais pource qu'on s'arreste bien plus à considerer les objets qu'on joint à soy de volonté, que ceux qu'on en separe, & qu'aucuns autres; & que la langueur ne depend point d'une surprise, mais a besoin de quelque temps pour estre formée, elle se rencontre bien plus en l'Amour qu'en toutes les autres passions.

Article 122
De la Pasmoison.

La Pasmoison n'est pas fort éloignée de la mort. Car on meurt lors que le feu qui est dans le cœur s'esteint tout à fait; & on tombe seulement en pasmoison, lors qu'il est étouffé en telle sorte qu'il demeure encore quelques restes de chaleur, qui peuvent par apres le rallumer. Or il y a plusieurs [Pr-p162] indispositions du corps, qui peuvent faire qu'on tombe ainsi en defaillance; mais entre les passions il n'y a que l'extreme Ioye, qu'on remarque en avoir le pouvoir. Et la façon dont je croy qu'elle cause cet effect, est qu'ouvrant extraordinairement les orifices du cœur, le sang des venes y entre si à coup & en si grande quantité, qu'il n'y peut estre rarefié par la chaleur assez promptement, pour lever les petites peaux qui ferment les entrées de ces venes: au moyen de quoy il étouffe le feu, lequel il a coustume d'entretenir, lors qu'il n'entre dans le cœur que par mesure. [AT-p419]

Article 123
Pourquoy on ne pasme point de Tristesse.

Il semble qu'une grande Tristesse, qui survient inopinement, doit [Pr-p163] tellement serrer les orifices du cœur, qu'elle en peut aussi esteindre le feu; mais neantmoins on n'observe point que cela arrive, ou s'il arrive, c'est tres-rarement: dont je croy que la raison est, qu'il ne peut gueres y avoir si peu de sang dans le cœur, qu'il ne suffise pour entretenir la chaleur, lors que ses orifices sont presque fermez.

Article 124
Du RisaTome V, p. 450..

Le Ris consiste en ce que le sang qui vient de la cavité droite du cœur par la vene arterieuse, enflant les poumons subitement & à diverses reprises, fait que l'air qu'ils contienent, est contraint d'en sortir avec impetuosité par le sifflet, où il forme une voix inarticulée & esclatante; & tant les poumons en s'enflant, que cet air en sortant, poussent tous les muscles du diaphragme[Pr-p164], de la poitrine, & de la gorge: au moyen de quoy ils font mouvoir ceux du visage qui ont quelque connexion avec eux. Et ce n'est que cette action du visage, avec cette voix inarticulée & esclatante, qu'on nomme le Ris. [AT-p420]

Article 125
Pourquoy il n'accompagne point les plus grandes Ioyes.

Or encore qu'il semble que le Ris soit un des principaux signes de la Ioye, elle ne peut toutefois le causer que lors qu'elle est seulement mediocre, & qu'il y a quelque admiration ou quelque haine meslée avec elle. Car on trouve par experience, que lors qu'on est extraordinairement joyeux, jamais le sujet de cette joye ne fait qu'on esclate de rire; & mesme on ne peut pas si aysement y estre invité par quelque autre [Pr-p165] cause, que lors qu'on est triste. Dont la raison est que, dans les grandes Ioyes, le poulmon est tousjours si plein de sang, qu'il ne peut estre davantage enflé par reprises.

Article 126
Quelles sont ses principales causes.

Et je ne puis remarquer que deux causes, qui facent ainsi subitement enfler le poumon. La premiere est la surprise de l'Admiration, laquelle estant jointe à la joyeaTome IV, p. 405, l. 5-11, et p. 409, l. 20, à p. 410, l. 12., peut ouvrir si promptement les orifices du cœur, qu'une grande abondance de sang, entrant tout à coup en son costé droit par la vene cave, s'y rarefie, & passant de là par la vene arterieuse, enfle le poumon. L'autre est le meslange de quelque liqueur qui augmente la rarefaction du sang. Et je n'en trouve point de propre à cela, que la plus coulante partie de [AT-p421] celuy [Pr-p166] qui vient de la rate, laquelle partie du sang estant poussée vers le cœur par quelque legere émotion de Haine, aydée par la surprise de l'Admiration, & s'y meslant avec le sang qui vient des autres endroits du corps, lequel la joye y fait entrer en abondance, peut faire que ce sang s'y dilate beaucoup plus qu'à l'ordinaire: en mesme façon qu'on voit quantité d'autres liqueurs s'enfler tout à coup estant sur le feu, lors qu'on jette un peu de vinaigre dans le vaisseau où elles sont; car la plus coulante partie du sang qui vient de la rate, est de nature semblable au vinaigre. L'experience aussi nous fait voir, qu'en toutes les rencontres qui peuvent produire ce Ris esclatant, qui vient du poumon, il y a tousjours quelque petit sujet de Haine, ou du moins d'Admiration. Et ceux dont la rate n'est pas bien saine, sont sujets à [Pr-p167] estre non seulement plus tristes, mais aussi, par intervalles, plus gays & plus disposez à rire que les autres, d'autant que la rate envoye deux sortes de sang vers le cœur, l'un fort épais & grossier, qui cause la Tristesse, l'autre fort fluide & subtil, qui cause la Ioye. Et souvent, apres avoir beaucoup ri, on se sent naturellement enclin à la Tristesse, pource que la plus fluide partie du sang de la rate estant espuisée, l'autre plus grossiere la suit vers le cœur.

Article 127
Quelle est sa cause en l'Indignation.

Pour le Ris qui accompagne quelquefois l'Indignation, il est ordinairement artificiel & feint. Mais, lors [AT-p422] qu'il est naturel, il semble venir de la Ioye qu'on a de ce qu'on voit ne pouvoir estre offencé par le mal dont on est indigné, [Pr-p168] & avec cela, de ce qu'on se trouve surpris par la nouveauté ou par la rencontre inopinée de ce mal: de façon que la Ioye, la Haine & l'Admiration y contribuent. Toutefois je veux croire qu'il peut aussi estre produit, sans aucune Ioye, par le seul mouvement de l'Aversion, qui envoye du sang de la rate vers le cœur, où il est rarefié & poussé de là dans le poumon, lequel il enfle facilement, lors qu'il le rencontre presque vuide. Et generalement tout ce qui peut enfler subitement le poumon en cette façon, cause l'action exterieure du Ris, excepté lors que la Tristesse la change en celle des gemissemens & des cris qui accompagnent les larmes. A propos de quoy VivesaEn marge de l'édition princeps: «I. L. Vives, 3. de Animâ. cap. de Risu». escrit de soy-mesme, que lors qu'il avoit esté long temps sans manger, les premiers morceaux qu'il mettoit en sa bouche, l'obligeoient à rire: ce qui pouvoit venir de ce [Pr-p169] que son poumon, vuide de sang par faute de nourriture, estoit promptement enflé par le premier suc qui passoit de son estomac vers le cœur, & que la seule imagination de manger y pouvoit conduire, avant mesme que celuy des viandes qu'il mangeoit y fust parvenu.

Article 128
De l'origine des Larmes.

Comme le Ris n'est jamais causé par les plus grandes [AT-p423] Ioyes, ainsi les larmes ne vienent point d'une extréme Tristesse, mais seulement de celle qui est mediocre & accompagnée ou suivie de quelque sentiment d'Amour, ou aussi de Ioye. Et pour bien entendre leur origine, il faut remarquer que, bien qu'il sorte continuellement quantité de vapeurs de toutes les parties de nostre corps, il n'y en a toutefois aucune dont il en sorte [Pr-p170] tant que des yeux, à cause de la grandeur des nerfs optiques & de la multitude des petites arteres par où elles y vienent; & que, comme la sueur n'est composée que des vapeurs qui, sortant des autres parties, se convertissent en eau sur leur superficie, ainsi les larmes se font des vapeurs qui sortent des yeux.

Article 129
De la façon que les vapeurs se changent en eau.

Or comme j'ai escrit dans les MeteoresaVoir t. VI, p. 239-247., en expliquant en quelle façon les vapeurs de l'air se convertissent en pluye, que cela vient de ce qu'elles sont moins agitées ou plus abondantes qu'à l'ordinaire: ainsi je croy que, lors que celles qui sortent du corps sont beaucoup moins agitées que de coustume, encore qu'elles ne [Pr-p171] soient pas si abondantes, elles ne laissent pas de se convertir en eau: ce qui cause les sueurs froides qui vienent quelquefois de foiblesse, quand on est malade. Et je croy que, lors qu'elles sont beaucoup plus abondantes, pourvû qu'elles ne soient pas avec cela plus agitées, elles se convertissent aussi en [AT-p424] eau: ce qui est cause de la sueur qui vient quand on fait quelque exercice. Mais alors les yeux ne suent point, pource que, pendant les exercices du corps, la plus part des esprits allant dans les muscles qui servent à le mouvoir, il en va moins par le nerf optique vers les yeux. Et ce n'est qu'une mesme matiere, qui compose le sang, pendant qu'elle est dans les venes ou dans les arteres; & les esprits, lors qu'elle est dans le cerveau, dans les nerfs, ou dans les muscles; & les vapeurs, lors qu'elle en sort en forme d'air; & enfin, la sueur ou [Pr-p172] les larmes, lors qu'elle s'espaissit en eau sur la superficie du corps ou des yeux.

Article 130
Comment ce qui fait de la douleur à l'œil
l'excite à pleurer.

Et je ne puis remarquer que deux causes, qui facent que les vapeurs qui sortent des yeux se changent en larmes. La premiere est quand la figure des pores par où elles passent est changée, par quelque accident que ce puisse estre: car cela retardant le mouvement de ces vapeurs, & changeant leur ordre, peut faire qu'elles se convertissent en eau. Ainsi il ne faut qu'un festu qui tombe dans l'œil, pour en tirer quelques larmes: à cause qu'en y excitant de la douleur, il change la disposition de ses pores: en sorte que, quelques uns devenant plus estroits, les petites parties [Pr-p173] des vapeurs y passent moins viste; & qu'au lieu qu'elles en sortoient auparavant esgalement distantes les unes des [AT-p425] autres, & ainsi demeuroient separées, elles vienent à se rencontrer, à cause que l'ordre de ces pores est troublé, au moyen de quoy elles se joignent, & ainsi se convertissent en larmes.

Article 131
Comment on pleure de Tristesse.

L'autre cause est la Tristesse, suivie d'Amour, ou de Ioye, ou generalement de quelque cause qui fait que le cœur pousse beaucoup de sang par les arteres. La Tristesse y est requise, à cause que, refroidissant tout le sang, elle étrecit les pores des yeux. Mais pource qu'à mesure qu'elle les étrecit, elle diminuë aussi la quantité des vapeurs, ausquelles ils doivent [Pr-p174] donner passage, cela ne suffit pas pour produire des larmes, si la quantité de ces vapeurs n'est à mesme temps augmentée par quelque autre cause. Et il n'y a rien qui l'augmente davantage, que le sang qui est envoyé vers le cœur en la passion de l'Amour. Aussi voyons nous que ceux qui sont tristes, ne jettent pas continuellement des larmes, mais seulement par intervalles, lors qu'ils font quelque nouvelle reflexion sur les objets qu'ils affectionent.

Article 132
Des gemissemens qui accompagnent les larmes.

Et alors les poulmons sont aussi quelquefois enflez tout à coup par l'abondance du sang qui entre dedans, [AT-p426] & qui en chasse l'air qu'ils contenoient, lequel sortant par le sifflet engendre les gemissemens & [Pr-p175] les cris, qui ont coustume d'accompagner les larmes. Et ces cris sont ordinairement plus aigus, que ceux qui accompagnent le ris, bien qu'ils soient produits quasi en mesme façon: dont la raison est que les nerfs qui servent à eslargir ou estrecir les organes de la voix, pour la rendre plus grosse ou plus aiguë, estans joins avec ceux qui ouvrent les orifices du cœur pendant la joye, & les étrecissent pendant la Tristesse, ils font que ces organes s'élargissent ou s'étrecissent au mesme temps.

Article 133
Pourquoy les enfans & les vieillards pleurent aysement.

Les enfans & les vieillards sont plus enclins à pleurer, que ceux du moyen aage, mais c'est pour diverses raisons. Les vieillards pleurent souvent d'affection & de joye: [Pr-p176] car ces deux passions jointes ensemble, envoyent beaucoup de sang à leur cœur, & de là beaucoup de vapeurs à leurs yeux; & l'agitation de ces vapeurs est tellement retardée par la froideur de leur naturel, qu'elles se convertissent aysement en larmes, encore qu'aucune Tristesse n'ait precedé. Que si quelques vieillards pleurent aussi fort aysement de fascherie, ce n'est pas tant le temperament de leur corps, que celuy de leur esprit qui les y dispose. Et cela n'arrive qu'à ceux qui sont si foibles, qu'ils se laissent entierement surmonter par de petits sujets de douleur, de crainte ou de pitié. Le mesme arrive aux [AT-p427] enfans, lesquels ne pleurent gueres de Ioye, mais bien plus de Tristesse, mesme quand elle n'est point accompagnée d'Amour; car ils ont tousjours assez de sang pour produire beaucoup de vapeurs, le [Pr-p177] mouvement desquelles estant retardé par la Tristesse, elles se convertissent en larmes.

Article 134
Pourquoy quelques enfans palissent, au lieu de pleurer.

Toutefois il y en a quelques uns qui palissent, au lieu de pleurer, quand ils sont faschez; ce qui peut tesmoigner en eux un jugement, & un courage extraordinaire: à sçavoir, lors que cela vient de ce qu'ils considerent la grandeur du mal, & se preparent à une forte resistance, en mesme façon que ceux qui sont plus âgez. Mais c'est plus ordinairement une marque de mauvais naturel: à sçavoir, lors que cela vient de ce qu'ils sont enclins à la Haine, ou à la Peur; car ce sont des passions qui diminuent la matiere des larmes. Et on voit, au contraire, que ceux qui [Pr-p178] pleurent fort aysement, sont enclins à l'Amour & à la Pitié.

Article 135
Des SoupirsaTome IV, p. 405, l. 12-14, et p. 410, l. 13, à p. 411, l. 4..

La cause des Soupirs est fort differente de celle des larmes, encore qu'ils presupposent comme elles la [AT-p428] Tristesse. Car au lieu qu'on est incité à pleurer, quand les poumons sont pleins de sang, on est incité à soupirer, quand ils en sont presque vuides, & que quelque imagination d'esperance ou de joye ouvre l'orifice de l'artere veneuse que la Tristesse avoit étreci: pource qu'alors le peu de sang qui reste dans les poumons, tombant tout à coup dans le costé gauche du cœur par cette artere veneuse, & y estant poussé par le Desir de parvenir à cette Ioye, lequel agite en mesme temps tous les muscles du diaphragme & de la poitrine, l'air [Pr-p179] est poussé promptement par la bouche dans les poumons, pour y remplir la place que laisse ce sang. Et c'est cela qu'on nomme soupirer.

Article 136
D'où vienent les effets des Passions qui sont
particuliers à certains hommes.

Au reste, affin de suppleer icy en peu de mots à tout ce qui pourroit y estre adjousté touchant les divers effets ou les diverses causes des Passions, je me contenteray de repeter le principe sur lequel tout ce que j'en ay escrit est appuyéaVoir ci-avant, p. 368, art. 50.: à sçavoir, qu'il y a telle liaison entre nostre ame & nostre corps, que lors que nous avons une fois joint quelque action corporelle avec quelque pensée, l'une des deux ne se presente point à nous par apres, que l'autre ne s'y [Pr-p180] presente aussi; & que ce ne sont pas tousjours les mesmes actions qu'on joint aux mesmes pensées. Car cela suffit pour rendre [AT-p429] raison de tout ce qu'un chacun peut remarquer de particulier, en soy ou en d'autres, touchant cette matiere, qui n'a point esté icy expliqué. Et pour exemple, il est aysé de penser que les estranges aversions de quelques uns, qui les empeschent de souffrir l'odeur des roses, ou la presence d'un chat, ou choses semblables, ne vienent que de ce qu'au commencement de leur vie ils ont esté fort offensez par quelques pareils objets, ou bien qu'ils ont compati au sentiment de leur mere qui en a esté offensée estant grosse. Car il est certain qu'il y a du rapport entre tous les mouvemens de la mere, & ceux de l'enfant qui est en son ventre, en sorte que ce qui est contraire à l'un nuit à l'autre. Et l'odeur des [Pr-p181] roses peut avoir causé un grand mal de teste à un enfant, lors qu'il estoit encore au berceau; ou bien un chat le peut avoir fort espouvanté, sans que personne y ait pris garde, ny qu'il en ait eu apres aucune memoire; bien que l'idée de l'Aversion qu'il avoit alors pour ces roses, ou pour ce chat, demeure imprimée en son cerveau jusques à la fin de sa vie.

Article 137
De l'usage des cinq Passions icy expliquées en tant
qu'elles se rapportent au corps.

Apres avoir donné les definitions de l'Amour, de la Haine, du Desir, de la Ioye, de la Tristesse; & traité de tous les mouvemens corporels qui les causent ou les accompagnent, nous n'avons plus icy à considerer [AT-p430] que leur usage. Touchant quoy il est à remarquer[Pr-p182] que, selon l'institution de la Nature, elles se rapportent toutes au corps, & ne sont données à l'ame qu'entant qu'elle est jointe avec luy: en sorte que leur usage naturel est d'inciter l'ame à consentir & contribuer aux actions qui peuvent servir à conserver le corps, ou à le rendre en quelque façon plus parfait. Et en ce sens, la Tristesse & la Ioye sont les deux premieres qui sont employées. Car l'ame n'est immediatement avertie des choses qui nuisent au corps, que par le sentiment qu'elle a de la douleur, lequel produit en elle premierement la passion de la Tristesse, puis en suite la Haine de ce qui cause cette douleur, & en troisiesme lieu le Desir de s'en delivrer. Comme aussi l'ame n'est immediatement avertie des choses utiles au corps, que par quelque sorte de chatoüillement, qui excitant en elle de la Ioye, fait ensuite [Pr-p183] naistre l'amour de ce qu'on croit en estre la cause, & en fin le desir d'acquerir ce qui peut faire qu'on continuë en cette Ioye, ou bien qu'on joüisse encore apres d'une semblable. Ce qui fait voir qu'elles sont toutes cinq tres-utiles au regard du corps; & mesme, que la Tristesse est en quelque façon premiere & plus necessaire que la Ioye, & la Haine que l'Amour: à cause qu'il importe davantage de repousser les choses qui nuisent & peuvent destruire, que d'acquerir celles qui adjoustent quelque perfection sans laquelle on peut subsister. [AT-p431]

Article 138
De leurs defauts, & des moyens de les corriger.

Mais encore que cet usage des passions soit le plus naturel qu'elles puissent avoir, & que tous [Pr-p184] les animaux sans raison ne conduisent leur vie que par des mouvemens corporels, semblables à ceux qui ont coustume en nous de les suivre, & ausquels elles incitent notre ame à consentir: il n'est pas neantmoins tousjours bon, d'autant qu'il y a plusieurs choses nuisibles au corps, qui ne causent au commencement aucune Tristesse, ou mesme qui donnent de la Ioye; & d'autres qui luy sont utiles, bien que d'abord elles soient incommodes. Et outre cela elles font paroistre presque tousjours, tant les biens que les maux qu'elles representent, beaucoup plus grands & plus importans qu'ils ne sont; en sorte qu'elles nous incitent à rechercher les uns & fuïr les autres, avec plus d'ardeur & plus de soin qu'il n'est convenable: comme nous voyons aussi que les bestes sont souvent trompées par des apas, & que pour éviter de petits maux, elles [Pr-p185] se precipitent en de plus grands. C'est pourquoy nous devons nous servir de l'experience & de la raison, pour distinguer le bien d'avec le mal, & connoistre leur juste valeur, affin de ne prendre pas l'un pour l'autre, & de ne nous porter à rien avec exces. [AT-p432]

Article 139
De l'usage des mesmes Passions, entant qu'elles appartienent
à l'ame; & premierement de l'Amour.

Ce qui suffiroit, si nous n'avions en nous que le corps, ou qu'il fût nostre meilleure partie; mais d'autant qu'il n'est que la moindre, nous devons principalement considerer les Passions, entant qu'elles appartienent à l'ame, au regard de laquelle l'Amour & la Haine vienent de la connoissance, & precedent la Ioye & la Tristesse: excepté[Pr-p186] lors que ces deux dernieres tienent le lieu de la connoissance, dont elles sont des especes. Et lors que cette connoissance est vraye, c'est à dire que les choses qu'elle nous porte à aymer sont veritablement bonnes, & celles qu'elle nous porte à haïr sont veritablement mauvaises, l'Amour est incomparablement meilleure que la Haine; elle ne sçauroit estre trop grande, & elle ne manque jamais de produire la Ioye. Ie dis que cette Amour est extremement bonne, pource que, joignant à nous de vrays biens, elle nous perfectionne d'autant. Ie dis aussi qu'elle ne sçauroit estre trop grande; car tout ce que la plus excessive peut faire, c'est de nous joindre si parfaitement à ces biens, que l'Amour que nous avons particulierement pour nous mesmes, n'y mette aucune distinction; ce que je croy ne pouvoir jamais estre [Pr-p187] mauvais. Et elle est necessairement suivie de la Ioye, à cause qu'elle nous represente ce que nous aymons, comme un bien qui nous appartient. [AT-p433]

Article 140
De la Haine.

La Haine, au contraire, ne sçauroit estre si petite qu'elle ne nuise; & elle n'est jamais sans Tristesse. Ie dis qu'elle ne sçauroit estre trop petite, à cause que nous ne sommes incitez à aucune action par la Haine du mal, que nous ne le puissions estre encore mieux par l'Amour du bien auquel il est contraire: au moins lors que ce bien & ce mal sont assez connus. Car j'avouë que la Haine du mal qui n'est manifesté que par la douleur, est necessaire au regard du corps; mais je ne parle icy que de celle qui vient d'une connoissance plus [Pr-p188] claire, & je ne la rapporte qu'à l'ame. Ie dis aussi qu'elle n'est jamais sans Tristesse, à cause que, le mal n'estant qu'une privation, il ne peut estre conceu sans quelque sujet reel dans lequel il soit; & il n'y a rien de reel qui n'ait en soy quelque bonté, de façon que la Haine qui nous éloigne de quelque mal, nous éloigne par mesme moyen du bien auquel il est joint, & la privation de ce bien, estant representée à nostre ame comme un defaut qui luy appartient, excite en elle la Tristesse. Par exemple, la Haine qui nous éloigne des mauvaises mœurs de quelqu'un, nous éloigne par mesme moyen de sa conversation, en laquelle nous pourrions sans cela trouver quelque bien, duquel nous sommes faschez d'estre privez. Et ainsi en toutes les autres Haines, on peut remarquer quelque sujet de Tristesse.[Pr-p189] [AT-p434]

Article 141
Du Desir, de la Ioye, & de la Tristesse.

Pour le Desir, il est evident que, lors qu'il procede d'une vraye connoissance, il ne peut estre mauvais, pourvû qu'il ne soit point excessif, & que cette connoissance le regle. Il est evident aussi que la Ioye ne peut manquer d'estre bonne, ny la Tristesse d'estre mauvaise, au regard de l'ame: pource que c'est en la derniere que consiste toute l'incommodité que l'ame reçoit du mal, & en la premiere que consiste toute la joüissance du bien qui luy appartient. De façon que si nous n'avions point de corps, j'oserois dire que nous ne pourrions trop nous abandonner à l'Amour & à la Ioye, ny trop eviter la Haine & la Tristesse. Mais les mouvemens corporels qui les accompagnent, [Pr-p190] peuvent tous estre nuisibles à la santé, lors qu'ils sont fort violens; & au contraire luy estre utiles, lors qu'ils ne sont que moderez.

Article 142
De la Ioye & de l'Amour, comparées
avec la Tristesse & la Haine.

Au reste, puisque la Haine & la Tristesse doivent estre rejetées par l'ame, lors mesme qu'elles procedent d'une vraye connoissance, elles doivent l'estre à plus forte raison, lors qu'elles vienent de quelque fausse opinion. Mais on peut douter si l'Amour & la Ioye sont [AT-p435] bonnes ou non, lors qu'elles sont ainsi mal fondées; & il me semble que, si on ne les considere precisement que ce qu'elles sont en elles mesmes, au regard de l'ame, on peut dire que, bien que la Ioye soit moins solide, & l'Amour [Pr-p191] moins avantageuse, que lors qu'elles ont un meilleur fondement, elles ne laissent pas d'estre preferables à la Tristesse & à la Haine aussi mal fondées. En sorte que dans les rencontres de la vie, où nous ne pouvons eviter le hasard d'estre trompez, nous faisons tousjours beaucoup mieux de pancher vers les passions qui tendent au bien, que vers celles qui regardent le mal, encore que ce ne soit que pour l'eviter. Et mesme souvent une fausse Ioye vaut mieux qu'une Tristesse dont la cause est vraye. Mais je n'ose pas dire le mesme de l'Amour, au regard de la Haine. Car lors que la Haine est juste, elle ne nous éloigne que du sujet qui contient le mal dont il est bon d'estre separé; au lieu que l'Amour qui est injuste, nous joint à des choses qui peuvent nuire, ou du moins qui ne meritent pas d'estre tant considerées par nous [Pr-p192] qu'elles sont: ce qui nous avilit, & nous abaisse.

Article 143
Des mesmes Passions, entant qu'elles
se rapportent au Desir.

Et il faut exactement remarquer, que ce que je vien de dire de ces quatre Passions, n'a lieu que lors qu'elles sont considerées precisement en elles mesmes, & qu'elles ne nous portent à aucune action. Car [AT-p436] entant qu'elles excitent en nous le Desir, par l'entremise duquel elles reglent nos mœurs, il est certain que toutes celles dont la cause est fausse, peuvent nuire, & qu'au contraire toutes celles dont la cause est juste, peuvent servir; & mesme que, lors qu'elles sont également mal fondées, la Ioye est ordinairement plus nuisible que la Tristesse, pource que celle cy donnant de la retenuë [Pr-p193] & de la crainte, dispose en quelque façon à la Prudence, au lieu que l'autre rend inconsiderez & temeraires ceux qui s'abandonnent à elle.

Article 144
Des Desirs dont l'evenement ne depend que de nous.

Mais pource que ces Passions ne nous peuvent porter à aucune action, que par l'entremise du Desir qu'elles excitent, c'est particulierement ce Desir que nous devons avoir soin de regler; & c'est en cela que consiste la principale utilité de la Morale. Or comme j'ay tantost dit, qu'il est tousjours bon, lors qu'il suit une vraye connoissance: ainsi il ne peut manquer d'estre mauvais, lors qu'il est fondé sur quelque erreur. Et il me semble que l'erreur qu'on commet le plus ordinairement, touchant [Pr-p194] les Desirs, est qu'on ne distingue pas assez les choses qui dependent entierement de nous, de celles qui n'en dependent point. Car pour celles qui ne dependent que de nous, c'est à dire de nostre libre arbitre, il suffit de sçavoir qu'elles sont bonnes, pour ne les pouvoir desirer avec trop [AT-p437] d'ardeur: à cause que c'est suivre la vertu, que de faire les choses bonnes qui dependent de nous, & il est certain qu'on ne sçauroit avoir un Desir trop ardent pour la vertu. Outre que ce que nous desirons en cette façon ne pouvant manquer de nous reüssir, puis que c'est de nous seuls qu'il depend, nous en recevons tousjours toute la satisfaction que nous en avons attenduë. Mais la faute qu'on a coustume de commettre en cecy, n'est jamais qu'on desire trop, c'est seulement qu'on desire trop peu. Et le souverain remede contre cela, est de se delivrer l'esprit, [Pr-p195] autant qu'il se peut, de toutes sortes d'autres Desirs moins utiles, puis de tascher de connoistre bien clairement, & de considerer avec attention, la bonté de ce qui est à desirer.

Article 145
De ceux qui ne dependent que des autres causes;
& ce que c'est que la Fortune.

Pour les choses qui ne dependent aucunement de nous, tant bonnes qu'elles puissent estre, on ne les doit jamais desirer avec passionaTome IV, p. 405, l. 15-30, et p. 411, l. 5-28.: non seulement à cause qu'elles peuvent n'arriver pas, & par ce moyen nous affliger d'autant plus que nous les aurons plus souhaitées; mais principalement à cause qu'en occupant nostre pensée, elles nous detournent de porter nostre affection à d'autres choses, dont l'acquisition depend de [Pr-p196] nous. Et il y a deux remedes generaux contre ces [AT-p438] vains Desirs: le premier est la Generosité, de laquelle je parleray cy apresaTroisième Partie, art. 153 et 154.; le second est que nous devons souvent faire reflexion sur la Providence divine, & nous representer qu'il est impossible, qu'aucune chose arrive d'autre façon, qu'elle a esté determinée de toute eternité par cette Providence; en sorte qu'elle est comme une Fatalité ou une Necessité immuable, qu'il faut opposer à la Fortune, pour la destruire, comme une chimere qui ne vient que de l'erreur de nostre entendement. Car nous ne pouvons desirer que ce que nous estimons en quelque façon estre possible, & nous ne pouvons estimer possibles les choses qui ne dependent point de nous, qu'entant que nous pensons qu'elles dependent de la Fortune, c'est à dire que nous jugeons qu'elles peuvent [Pr-p197] arriver, & qu'il en est arrivé autrefois de semblables. Or cette opinion n'est fondée que sur ce que nous ne connoissons pas toutes les causes qui contribuent à chaque effect. Car lors qu'une chose que nous avons estimée dependre de la Fortune n'arrive pas, cela tesmoigne que quelqu'une des causes qui estoient necessaires pour la produire a manqué, & par consequent qu'elle estoit absolument impossible, & qu'il n'en est jamais arrivé de semblable, c'est à dire à la production de laquelle une pareille cause ait aussi manqué: en sorte que, si nous n'eussions point ignoré cela auparavant, nous ne l'eussions jamais estimée possible, ny par consequent ne l'eussions desirée.[Pr-p198] [AT-p439]

Article 146
De ceux qui dependent de nous & d'autruy.

Il faut donc entierement rejetter l'opinion vulgaire, qu'il y a hors de nous une Fortune, qui fait que les choses arrivent ou n'arrivent pas, selon son plaisir; & sçavoir que tout est conduit par la Providence divine, dont le decret eternel est tellement infallible & immüable, qu'excepté les choses que ce mesme decret a voulu dependre de nostre libre arbitre, nous devons penser qu'à nostre égard il n'arrive rien qui ne soit necessaire & comme fatal, en sorte que nous ne pouvons sans erreur desirer qu'il arrive d'autre façon. Mais pource que la plus part de nos Desirs s'estendent à des choses qui ne dependent pas toutes de nous, ny toutes d'autruy, nous devons [Pr-p199] exactement distinguer en elles ce qui ne depend que de nous, affin de n'estendre nostre Desir qu'à cela seul. Et pour le surplus, encore que nous en devions estimer le succes entierement fatal & immuable, affin que nostre Desir ne s'y occupe point, nous ne devons pas laisser de considerer les raisons qui le font plus ou moins esperer, affin qu'elles servent à regler nos actions. Car, par exemple, si nous avons affaire en quelque lieu où nous puissions aller par deux divers chemins, l'un desquels ait coustume d'estre beaucoup plus seur que l'autre: bien que peut estre le decret de la Providence soit tel, que si nous allons par le chemin qu'on estime le plus seur, nous ne manquerons pas d'y estre volez, [AT-p440] & qu'au contraire nous pourrons passer par l'autre sans aucun danger: nous ne devons pas pour cela estre indifferens à choisir l'un [Pr-p200] ou l'autre, ny nous reposer sur la fatalité immuable de ce decret. Mais la raison veut que nous choisissions le chemin qui a coustume d'estre le plus seur, & nostre Desir doit estre accompli touchant cela, lors que nous l'avons suivi, quelque mal qui nous en soit arrivé: à cause que, ce mal ayant esté à nostre egard inevitable, nous n'avons eu aucun sujet de souhaiter d'en estre exems, mais seulement de faire tout le mieux que nostre entendement a pû connoistre, ainsi que je suppose que nous avons fait. Et il est certain que, lors qu'on s'exerce à distinguer ainsi la Fatalité, de la Fortune, on s'accoustume aysement à regler ses Desirs en telle sorte que, d'autant que leur accomplissement ne depend que de nous, ils peuvent tousjours nous donner une entiere satisfaction.[Pr-p201]

Article 147
Des Emotions interieures de l'ame.

I'adjousteray seulement encore icy une consideration, qui me semble beaucoup servir pour nous empescher de recevoir aucune incommodité des Passions: c'est que nostre bien & nostre mal depend principalement des emotions interieures, qui ne sont excitées en l'ame que par l'ame mesme; en quoy elles different de ces Passions, qui dependent tousjours de quelque mouvement des esprits. Et bien que ces emotions de l'ame soient souvent jointes avec les passions qui leur [AT-p441] sont semblables, elles peuvent souvent aussi se rencontrer avec d'autres, & mesme naistre de celles qui leur sont contraires. Par exemple, lors qu'un mary pleure sa femme morte, laquelle (ainsi qu'il arrive quelquefois)[Pr-p202] il seroit fasché de voir resuscitée: il se peut faire que son cœur est serré par la Tristesse, que l'appareil des funerailles, & l'absence d'une personne à la conversation de laquelle il estoit accoustumé, excitent en luy; & il se peut faire que quelques restes d'amour ou de pitié, qui se presentent à son imagination, tirent de veritables larmes de ses yeux, nonobstant qu'il sente cependant une Ioye secrete dans le plus interieur de son ame; l'emotion de laquelle a tant de pouvoir, que la Tristesse & les larmes qui l'accompagnent ne peuvent rien diminuër de sa force. Et lors que nous lisons des avantures estranges dans un livre, ou que nous les voyons representer sur un theatre, cela excite quelquefois en nous la Tristesse, quelquefois la Ioye, ou l'Amour, ou la Haine, & generalement toutes les Passions, selon la diversité des objets qui [Pr-p203] s'offrent à nostre imagination; mais avec cela nous avons du plaisir, de les sentir exciter en nous, & ce plaisir est une Ioye intellectuelle, qui peut aussi bien naistre de la Tristesse, que de toutes les autres Passions.

Article 148
Que l'exercice de la vertu est un souverain remede
contre les Passions.

Or, d'autant que ces emotions interieures nous touchent de plus pres, & ont par consequent beaucoup [AT-p442] plus de pouvoir sur nous que les Passions dont elles different, qui se rencontrent avec elles, il est certain que, pourvû que nostre ame ait tousjours de quoy se contenter en son interieur, tous les troubles qui vienent d'ailleurs n'ont aucun pouvoir de luy nuire; mais plutost ils servent à augmenter [Pr-p204] sa joye, en ce que, voyant qu'elle ne peut estre offensée par eux, cela luy fait connoistre sa perfection. Et affin que nostre ame ait ainsi de quoy estre contente, elle n'a besoin que de suivre exactement la vertu. Car quiconque a vescu en telle sorte, que sa conscience ne luy peut reprocher qu'il ait jamais manqué à faire toutes les choses qu'il a jugées estre les meilleures (qui est ce que je nomme icy suivre la vertu), il en reçoit une satisfaction, qui est si puissante pour le rendre heureux, que les plus violens effors des Passions n'ont jamais assez de pouvoir pour troubler la tranquillité de son ame.[Pr-p205][AT-p443]

Troisiesme partie
Des Passions particulieres

Article 149
De l'Estime & du Mespris.

Apres avoir expliqué les six Passions primitives, qui sont comme les genres dont toutes les autres sont des especes, je remarqueray icy succinctement ce qu'il y a de particulier en chacune de ces autres, & je tiendray le mesme ordre suivant lequel je les ay cy-dessus denombrées. Les deux premieres sont l'Estime & le Mespris. Car bien que ces noms ne signifient [Pr-p206] ordinairement que les opinions qu'on a, sans passion, de la valeur de chaque chose: toutefois, à cause que de ces opinions il naist souvent des Passions, ausquelles on n'a point donné de noms particuliers, il me semble que ceux-cy leur peuvent estre attribuez. Et l'Estime, entant qu'elle est une Passion, est une inclination qu'a [AT-p444] l'ame à se representer la valeur de la chose estimée, laquelle inclination est causée par un mouvement particulier des esprits, tellement conduits dans le cerveau, qu'ils y fortifient les impressions qui servent à ce sujet. Comme, au contraire, la Passion du Mespris est une inclination qu'a l'ame à considerer la bassesse ou petitesse de ce qu'elle mesprise, causée par le mouvement des esprits, qui fortifie l'idée de cette petitesse.[Pr-p207]

Article 150
Que ces deux Passions ne sont que des especes
d'Admiration.

Ainsi ces deux Passions ne sont que des especes d'Admiration. Car lors que nous n'admirons point la grandeur ny la petitesse d'un objet, nous n'en faisons ny plus ny moins d'estat que la raison nous dicte que nous en devons faire; de façon que nous l'estimons ou le mesprisons alors sans passion. Et bien que souvent l'Estime soit excitée en nous par l'Amour, & le Mespris par la Haine, cela n'est pas universel, & ne vient que de ce qu'on est plus ou moins enclin à considerer la grandeur ou la petitesse d'un objet, à raison de ce qu'on a plus ou moins d'affection pour luy.[Pr-p208]

Article 151
Qu'on peut s'estimer ou mespriser soy mesme.

Or ces deux Passions se peuvent generalement rapporter à toutes sortes d'objets; mais elles sont principalement [AT-p445] remarquables, quand nous les rapportons à nous mesmes, c'est à dire, quand c'est nostre propre merite que nous estimons ou mesprisons. Et le mouvement des esprits qui les cause, est alors si manifeste, qu'il change mesme la mine, les gestes, la demarche, & generalement toutes les actions de ceux qui conçoivent une meilleure ou plus mauvaise opinion d'eux mesmes qu'à l'ordinaire.[Pr-p209]

Article 152
Pour quelle cause on peut s'estimer.

Et pource que l'une des principales parties de la sagesse est de sçavoir en quelle façon & pour quelle cause chacun se doit estimer ou mespriser, je tascheray icy d'en dire mon opinion. Ie ne remarque en nous qu'une seule chose, qui nous puisse donner juste raison de nous estimer, à sçavoir l'usage de nostre libre arbitre, & l'empire que nous avons sur nos volontez. Car il n'y a que les seules actions qui dependent de ce libre arbitre, pour lesquelles nous puissions avec raison estre louëz ou blasmez; & il nous rend en quelque façon semblables à Dieu, en nous faisant maistres de nous mesmes, pourvû que nous ne perdions point par lacheté les droits qu'il nous donne.[Pr-p210]

Article 153
En quoy consiste la Generosité.

Ainsi je croy que la vraye Generosité, qui fait qu'un homme s'estime au plus haut point qu'il se peut legitimement [AT-p446] estimer, consiste seulement, partie en ce qu'il connoist qu'il n'y a rien qui veritablement luy appartiene que cette libre disposition de ses volontez, ny pourquoy il doive estre loüé ou blasmé, sinon pource qu'il en use bien ou mal; & partie en ce qu'il sent en soy mesme une ferme & constante resolution d'en bien user, c'est à dire de ne manquer jamais de volonté, pour entreprendre & executer toutes les choses qu'il jugera estre les meilleures. Ce qui est suivre parfaitement la vertu.[Pr-p211]

Article 154
Qu'elle empesche qu'on ne mesprise les autres.

Ceux qui ont cette connoissance & ce sentiment d'eux mesmes, se persuadent facilement que chacun des autres hommes les peut aussi avoir de soy, pource qu'il n'y a rien en cela qui depende d'autruy. C'est pourquoy ils ne mesprisent jamais personne; & bien qu'ils voyent souvent que les autres commettent des fautes, qui font paroistre leur foiblesse, ils sont toutefois plus enclins à les excuser qu'à les blasmer, & à croire que c'est plustost par manque de connoissance, que par manque de bonne volonté, qu'ils les commettent. Et comme ils ne pensent point estre de beaucoup inferieurs à ceux qui ont plus de biens, ou d'honneurs, ou mesme qui ont [Pr-p212] plus d'esprit, plus de sçavoir, plus de beauté, ou generalement qui les surpassent en quelques autres perfections: aussi ne s'estiment ils point beaucoup au dessus de ceux qu'ils surpassent,[AT-p447] à cause que toutes ces choses leur semblent estre fort peu considerables, à comparaison de la bonne volonté pour laquelle seule ils s'estiment, & laquelle ils supposent aussi estre, ou du moins pouvoir estre, en chacun des autres hommes.

Article 155
En quoy consiste l'Humilité vertueuse.

Ainsi les plus genereux ont coustume d'estre les plus humbles; & l'humilité vertueuse ne consiste qu'en ce que la reflexion que nous faisons sur l'infirmité de nostre nature, & sur les fautes que nous pouvons autrefois avoir commises, ou sommes capables de [Pr-p213] commetre, qui ne sont pas moindres que celles qui peuvent estre commises par d'autres, est cause que nous ne nous preferons à personne, & que nous pensons que, les autres ayant leur libre arbitre aussi bien que nous, ils en peuvent aussi bien user.

Article 156
Quelles sont les proprietez de la Generosité; & comment
elle sert de remede contre tous les dereglemens des
Passions.

Ceux qui sont Genereux en cette façon, sont naturellement portez à faire de grandes choses, & toutefois à ne rien entreprendre dont ils ne se sentent capables. Et pource qu'ils n'estiment rien de plus grand [AT-p448] que de faire du bien aux autres hommes, & de mespriser son propre interest pour ce sujet, ils sont tousjours parfaitement [Pr-p214] courtois, affables & officieux envers un chacun. Et avec cela ils sont entierement maistres de leurs Passions: particulierement des Desirs, de la Ialousie, & de l'Envie, à cause qu'il n'y a aucune chose dont l'acquisition ne depende pas d'eux, qu'ils pensent valoir assez pour meriter d'estre beaucoup souhaitée; & de la Haine envers les hommes, à cause qu'ils les estiment tous; & de la Peur, à cause que la confiance qu'ils ont en leur vertu, les assure; & en fin de la Colere, à cause que, n'estimant que fort peu toutes les choses qui dependent d'autruy, jamais ils ne donnent tant d'avantage à leurs ennemis, que de reconnoistre qu'ils en sont offencez.[Pr-p215]

Article 157
De l'Orgueil.

Tous ceux qui conçoivent bonne opinion d'eux mesmes pour quelque autre cause, telle qu'elle puisse estre, n'ont pas une vraye Generosité, mais seulement un Orgueil, qui est tousjours fort vitieux, encore qu'il le soit d'autant plus, que la cause pour laquelle on s'estime est plus injuste. Et la plus injuste de toutes est, lors qu'on est orgueilleux sans aucun sujet, c'est à dire sans qu'on pense pour cela qu'il y ait en soy aucun merite, pour lequel on doive estre prisé; mais seulement pource qu'on ne fait point d'estat du merite, & que, s'imaginant que la gloire n'est autre chose qu'une [AT-p449] usurpation, l'on croit que ceux qui s'en attribuent le plus, en ont le plus. Ce vice est si deraisonnable & si absurde, que [Pr-p216] j'aurois de la peine à croire qu'il y eust des hommes qui s'y laissassent aller, si jamais personne n'estoit loüé injustement; mais la flatterie est si commune par tout, qu'il n'y a point d'homme si defectueux, qu'il ne se voye souvent estimer pour des choses qui ne meritent aucune loüange, ou mesme qui meritent du blasme; ce qui donne occasion aux plus ignorans & aux plus stupides, de tomber en cette espece d'Orgueil.

Article 158
Que ses effets sont contraires à ceux de la Generosité.

Mais quelle que puisse estre la cause pour laquelle on s'estime, si elle est autre que la volonté qu'on sent en soy mesme, d'user tousjours bien de son libre arbitre, de laquelle j'ay dit que vient la Generosité, elle produit tousjours un [Pr-p217] Orgueil tres blasmable, & qui est si different de cette vraye Generosité, qu'il a des effets entierement contraires. Car tous les autres biens, comme l'esprit, la beauté, les richesses, les honneurs, &c., ayant coustume d'estre d'autant plus estimez, qu'ils se trouvent en moins de personnes, & mesme estant pour la plus part de telle nature, qu'ils ne peuvent estre communiquez à plusieurs: cela fait que les orgueilleux taschent d'abaisser tous les autres hommes, & qu'estant esclaves de leurs Desirs, ils ont l'ame incessamment agitée de Haine, d'Envie, de Ialousie, ou de Colere.[AT-p450]

Article 159
De l'Humilité vitieuse.

Pour la Bassesse, ou Humilité vitieuse, elle consiste principalement, en ce qu'on se sent foible ou [Pr-p218] peu resolu, & que, comme si on n'avoit pas l'usage entier de son libre arbitre, on ne se peut empescher de faire des choses, dont on sçait qu'on se repentira par apres; puis aussi, en ce qu'on croit ne pouvoir subsister par soy mesme, ny se passer de plusieurs choses, dont l'acquisition depend d'autruy. Ainsi elle est directement opposée à la Generosité; & il arrive souvent que ceux qui ont l'esprit le plus bas, sont les plus arrogans & superbes, en mesme façon que les plus genereux sont les plus modestes & les plus humbles. Mais au lieu que ceux qui ont l'esprit fort & genereux, ne changent point d'humeur pour les prosperitez ou adversitez qui leur arrivent, ceux qui l'ont foible & abjet, ne sont conduits que par la fortune; & la prosperité ne les enfle pas moins, que l'adversité les rend humbles. Mesme on void souvent qu'ils s'abaissent [Pr-p219] honteusement, aupres de ceux dont ils attendent quelque profit ou craignent quelque mal; & qu'au mesme temps ils s'elevent insolemment, au dessus de ceux desquels ils n'esperent ny ne craignent aucune chose.[AT-p451]

Article 160
Quel est le mouvement des esprits en ces Passions.

Au reste, il est aysé à connoistre que l'Orgueil & la Bassesse ne sont pas seulement des vices, mais aussi des Passions, à cause que leur emotion paroist fort à l'exterieur, en ceux qui sont subitement enflez ou abatus par quelque nouvelle occasion. Mais on peut douter si la Generosité & l'Humilité, qui sont des vertus, peuvent aussi estre des Passions, pource que leurs mouvemens paroissent moins, & qu'il semble que la vertu ne symboliseaTraduction latine: nec videtur ita virtuti cum Passionibus convenire ac vitio.[Pr-p220] pas tant avec la Passion, que fait le vice. Toutefois je ne voy point de raison, qui empesche que le mesme mouvement des esprits, qui sert à fortifier une pensée, lors qu'elle a un fondement qui est mauvais, ne la puisse aussi fortifier, lors qu'elle en a un qui est juste. Et pource que l'Orgueil & la Generosité ne consistent qu'en la bonne opinion qu'on a de soy mesme, & ne different qu'en ce que cette opinion est injuste en l'un & juste en l'autre, il me semble qu'on les peut rapporter à une mesme Passion, laquelle est excitée par un mouvement composé de ceux de l'Admiration, de la Ioie, & de l'Amour, tant de celle qu'on a pour soy, que de celle qu'on a pour la chose qui fait qu'on s'estime. Comme, au contraire, le mouvement qui excite l'Humilité, soit vertueuse, soit vitieuse, est composé de ceux de l'Admiration, [Pr-p221] de la Tristesse, & de l'Amour qu'on a pour soy-mesme, meslée avec la [AT-p452] Haine qu'on a pour les defauts qui font qu'on se mesprise. Et toute la difference que je remarque en ces mouvemens, est que celuy de l'Admiration a deux proprietez: la premiere, que la surprise le rend fort des son commencement; & l'autre, qu'il est egal en sa continuation, c'est à dire que les esprits continuent à se mouvoir d'une mesme teneur dans le cerveau. Desquelles proprietez la premiere se rencontre bien plus en l'Orgueil & en la Bassesse, qu'en la Generosité & en l'Humilité vertueuse; & au contraire, la derniere se remarque mieux en celles cy qu'aux deux autres. Dont la raison est que le vice vient ordinairement de l'ignorance, & que ce sont ceux qui se connoissent le moins, qui sont les plus sujets à s'enorgueillir & à s'humilier plus [Pr-p222] qu'ils ne doivent; à cause que tout ce qui leur arrive de nouveau les surprend; & fait que, se l'attribuant à eux mesmes, ils s'admirent, & qu'ils s'estiment ou se mesprisent, selon qu'ils jugent que ce qui leur arrive est à leur avantage ou n'y est pas. Mais pource que souvent, apres une chose qui les a enorgueillis, il en survient une autre qui les humilie, le mouvement de leurs Passions est variable. Au contraire, il n'y a rien en la Generosité, qui ne soit compatible avec l'Humilité vertueuse, ny rien ailleurs qui les puisse changer: ce qui fait que leurs mouvemens sont fermes, constans, & tousjours fort semblables à eux mesmes. Mais ils ne vienent pas tant de surprise, pource que ceux qui s'estiment en cette façon, connoissent assez quelles sont les causes qui font qu'ils s'estiment. Toutefois on peut dire que ces causes sont si merveilleuses (à sçavoir [Pr-p223] la puissance d'user de son [AT-p453] libre arbitre, qui fait qu'on se prise soy mesme, & les infirmitez du sujet en qui est cette puissance, qui font qu'on ne s'estime pas trop), qu'à toutes les fois qu'on se les represente de nouveau, elles donnent tousjours une nouvelle Admiration.

Article 161
Comment la Generosité peut estre acquise.

Et il faut remarquer que ce qu'on nomme communement des vertus, sont des habitudes en l'ame qui la disposent à certaines pensées, en sorte qu'elles sont differentes de ces pensées, mais qu'elles les peuvent produire, & reciproquement estre produites par elles. Il faut remarquer aussi que ces pensées peuvent estre produites par l'ame seule, mais qu'il arrive souvent [Pr-p224] que quelque mouvement des esprits les fortifie, & que pour lors elles sont des actions de vertu, & ensemble des Passions de l'ame. Ainsi encore qu'il n'y ait point de vertu, à laquelle il semble que la bonne naissance contribuë tant, qu'à celle qui fait qu'on ne s'estime que selon sa juste valeur; & qu'il soit aysé à croyre, que toutes les ames que Dieu met en nos corps, ne sont pas egalement nobles & fortes (ce qui est cause que j'ay nommé cette vertu Generosité, suivant l'usage de nostre langue, plutost que Magnanimité, suivant l'usage de l'Escole, où elle n'est pas fort connuë): il est certain neantmoins que la bonne institution sert beaucoup, pour corriger les defauts de la naissance; & que, si on s'occupe souvent à considerer ce que c'est [AT-p454] que le libre arbitre, & combien sont grands les avantages qui vienent de ce qu'on a une [Pr-p225] ferme resolution d'en bien user, comme aussi, d'autre costé, combien sont vains & inutiles tous les soins qui travaillent les ambitieux: on peut exciter en soy la Passion, & ensuite acquerir la vertu de Generosité, laquelle estant comme la clef de toutes les autres vertus, & un remede general contre tous les dereglemens des Passions, il me semble que cette consideration merite bien d'estre remarquée.

Article 162
De la Veneration.

La Veneration ou le Respect est une inclination de l'ame, non seulement à estimer l'objet qu'elle revere, mais aussi à se soumetre à luy avec quelque crainte, pour tascher de se le rendre favorable. De façon que nous n'avons de la Veneration que pour les causes libres, que nous jugeons capables [Pr-p226] de nous faire du bien ou du mal, sans que nous sçachions lequel des deux elles feront. Car nous avons de l'Amour & de la Devotion, plutost qu'une simple Veneration, pour celles de qui nous n'attendons que du bien, & nous avons de la Haine pour celles de qui nous n'attendons que du mal; & si nous ne jugeons point que la cause de ce bien ou de ce mal soit libre, nous ne nous soumetons point à elle pour tascher de l'avoir favorable. Ainsi quand les Payens avoient de la Veneration pour des bois, des fontaines, ou des montagnes, ce n'estoit [AT-p455] pas proprement ces choses mortes qu'ils reveroient, mais les Divinitez qu'ils pensoient y presider. Et le mouvement des esprits qui excite cette Passion, est composé de celuy qui excite l'Admiration, & de celuy qui excite la Crainte, de laquelle je parleray cy-apres.[Pr-p227]

Article 163
Du Dedain.

Tout de mesme, ce que je nomme le Dedain, est l'inclination qu'a l'ame à mespriser une cause libre; en jugeant que, bien que de sa nature elle soit capable de faire du bien & du mal, elle est neantmoins si fort au dessous de nous, qu'elle ne nous peut faire ny l'un ny l'autre. Et le mouvement des esprits qui l'excite, est composé de ceux qui excitent l'Admiration, & la Securité, ou la Hardiesse.

Article 164
De l'usage de ces deux Passions.

Et c'est la Generosité, & la Foiblesse de l'esprit ou la Bassesse, qui determinent le bon & le mauvais usage de ces deux Passions. Car d'autant qu'on a l'ame plus [Pr-p228] noble & plus genereuse, d'autant a t'on plus d'inclination à rendre à chacun ce qui luy appartient; & ainsi on n'a pas seulement une tres-profonde Humilité au regard de Dieu, mais aussi on rend sans repugnance [AT-p456] tout l'Honneur & le Respect qui est deu aux hommes, à chacun selon le rang & l'autorité qu'il a dans le monde, & on ne mesprise rien que les vices. Au contraire, ceux qui ont l'esprit bas & foible sont sujets à pecher par exces, quelquefois en ce qu'ils reverent & craignent des choses qui ne sont dignes que de mepris, & quelquefois en ce qu'ils dedaignent insolemment celles qui meritent le plus d'estre reverées. Et ils passent souvent fort promptement de l'extreme impieté à la superstition, puis de la superstition à l'impieté, en sorte qu'il n'y a aucun vice ny aucun dereglement d'esprit dont ils ne soient capables.[Pr-p229]

Article 165
De l'Esperance & de la Crainte.

L'Esperance est une disposition de l'ame à se persuader que ce qu'elle desire aviendra, laquelle est causée par un mouvement particulier des esprits, à sçavoir par celuy de la Ioye & du Desir meslez ensemble. Et la Crainte est une autre disposition de l'ame, qui luy persuade qu'il n'aviendra pas. Et il est à remarquer que, bien que ces deux Passions soient contraires, on les peut neantmoins avoir toutes deux ensemble, à sçavoir lors qu'on se represente en mesme temps diverses raisons, dont les unes font juger que l'accomplissement du Desir est facile, les autres le font paroistre difficile.[Pr-p230][AT-p457]

Article 166
De la Securité & du Desespoir.

Et jamais l'une de ces Passions n'accompagne le Desir, qu'elle ne laisse quelque place à l'autre. Car lors que l'Esperance est si forte, qu'elle chasse entierement la Crainte, elle change de nature & se nomme Securité ou Assurance. Et quand on est assuré que ce qu'on desire aviendra, bien qu'on continuë à vouloir qu'il aviene, on cesse neantmoins d'estre agité de la Passion du Desir, qui en faisoit rechercher l'evenement avec inquietude. Tout de mesme, lors que la Crainte est si extreme, qu'elle oste tout lieu à l'Esperance, elle se convertit en Desespoir; & ce Desespoir, representant la chose comme impossible, esteint entierement le Desir, lequel ne se porte qu'aux choses possibles.[Pr-p231]

Article 167
De la Ialousie.

La Ialousie est une espece de Crainte, qui se rapporte au Desir qu'on a de se conserver la possession de quelque bien; & elle ne vient pas tant de la force des raisons, qui font juger qu'on le peut perdre, que de la grande estime qu'on en fait, laquelle est cause qu'on examine jusques aux moindres sujets de soupçon, & qu'on les prend pour des raisons fort considerables.[AT-p458]

Article 168
En quoy cette Passion peut estre honneste.

Et pource qu'on doit avoir plus de soin de conserver les biens qui sont fort grands, que ceux qui sont moindres, cette Passion peut [Pr-p232] estre juste & honneste en quelques occasions. Ainsi, par exemple, un capitaine qui garde une place de grande importance, a droit d'en estre jaloux, c'est à dire de se defier de tous les moyens par lesquels elle pourroit estre surprise; & une honneste femme n'est pas blasmée d'estre jalouse de son honneur, c'est à dire de ne se garder pas seulement de mal faire, mais aussi d'eviter jusques aux moindres sujets de medisance.

Article 169
En quoy elle est blasmable.

Mais on se mocque d'un avaricieux, lors qu'il est jaloux de son tresor, c'est à dire lors qu'il le couve des yeux, & ne s'en veut jamais éloigner, de peur qu'il luy soit derobé; car l'argent ne vaut pas la peine d'estre gardé avec tant de soin. Et on mesprise un homme [Pr-p233] qui est jaloux de sa femme, pource que c'est un tesmoignage qu'il ne l'ayme pas de la bonne sorte, & qu'il a mauvaise opinion de soy ou d'elle. Ie dis qu'il ne l'ayme pas de la bonne sorte; car, s'il avoit une vraye Amour pour elle, il n'auroit aucune inclination à s'en defier. Mais ce n'est pas proprement elle qu'il ayme, [AT-p459] c'est seulement le bien qu'il imagine consister à en avoir seul la possession; & il ne craindroit pas de perdre ce bien, s'il ne jugeoit pas qu'il en est indigne, ou bien que sa femme est infidelle. Au reste, cette Passion ne se rapporte qu'aux soupçons & aux defiances; car ce n'est pas proprement estre jaloux, que de tascher d'eviter quelque mal, lors qu'on a juste sujet de le craindre.[Pr-p234]

Article 170
De l'Irresolution.

L'Irresolution est aussi une espece de Crainte, qui retenant l'ame comme en balance, entre plusieurs actions qu'elle peut faire, est cause qu'elle n'en execute aucune, & ainsi qu'elle a du temps pour choisir avant que de se determiner. En quoy veritablement elle a quelque usage qui est bon. Mais lors qu'elle dure plus qu'il ne faut, & qu'elle fait employer à deliberer le temps qui est requis pour agir, elle est fort mauvaise. Or je dis qu'elle est une espece de Crainte, nonobstant qu'il puisse arriver, lors qu'on a le choix de plusieurs choses dont la bonté paroist fort égale, qu'on demeure incertain & irresolu, sans qu'on ait pour cela aucune Crainte. Car cette sorte d'Irresolution vient seulement du [Pr-p235] sujet qui se presente, & non point d'aucune emotion des esprits: c'est pourquoy elle n'est pas une Passion, si ce n'est que la Crainte qu'on a de manquer en son choix, en augmente l'incertitude. Mais cette Crainte est si ordinaire & si forte en [AT-p460] quelques uns, que souvent, encore qu'ils n'ayent point à choisir, & qu'ils ne voyent qu'une seule chose à prendre ou à laisser, elle les retient, & fait qu'ils s'arrestent inutilement à en chercher d'autres. Et alors c'est un exces d'Irresolution, qui vient d'un trop grand desir de bien faire, & d'une foiblesse de l'entendement, lequel n'ayant point de notions claires & distinctes, en a seulement beaucoup de confuses. C'est pourquoy le remede contre cet exces, est de s'accoustumer à former des jugemens certains & determinez, touchant toutes les choses qui se presentent, & à croire qu'on s'acquite [Pr-p236] tousjours de son devoir, lors qu'on fait ce qu'on juge estre le meilleur, encore que peut estre on juge tres-mal.

Article 171
Du Courage & de la Hardiesse.

Le Courage, lors que c'est une Passion, & non point une habitude ou inclination naturelle, est une certaine chaleur ou agitation, qui dispose l'ame à se porter puissamment à l'execution des choses qu'elle veut faire, de quelle nature qu'elles soient. Et la Hardiesse est une espece de Courage, qui dispose l'ame à l'execution des choses qui sont les plus dangereuses.

Article 172
De l'Emulation.

Et l'Emulation en est aussi une espece, mais en un autre sens.[Pr-p237] Car on peut considerer le Courage comme [AT-p461] un genre, qui se divise en autant d'especes qu'il y a d'objets differens, & en autant d'autres qu'il a de causes: en la premiere façon la Hardiesse en est une espece, en l'autre, l'Emulation. Et cette derniere n'est autre chose qu'une chaleur, qui dispose l'ame à entreprendre des choses, qu'elle espere luy pouvoir reüssir, pource qu'elle les voit reüssir à d'autres; & ainsi c'est une espece de Courage, duquel la cause externe est l'exemple. Ie dis la cause externe, pource qu'il doit outre cela y en avoir tousjours une interne, qui consiste en ce qu'on a le corps tellement disposé, que le Desir & l'Esperance ont plus de force à faire aller quantité de sang vers le cœur, que la Crainte ou le Desespoir à l'empescher.[Pr-p238]

Article 173
Comment la Hardiesse depend de l'Esperance.

Car il est à remarquer que, bien que l'objet de la Hardiesse soit la difficulté, de laquelle suit ordinairement la Crainte, ou mesme le Desespoir, en sorte que c'est dans les affaires les plus dangereuses & les plus desesperées, qu'on employe le plus de Hardiesse & de Courage: il est besoin neantmoins qu'on espere, ou mesme qu'on soit assuré, que la fin qu'on se propose reüssira, pour s'opposer avec vigueur aux difficultez qu'on rencontre. Mais cette fin est differente de cet object. Car on ne sçauroit estre assuré & desesperé d'une mesme chose, en mesme temps. Ainsi quand les Decies se jettoient au travers des ennemis, & couroient [AT-p462] à une mort certaine, l'objet de leur [Pr-p239] Hardiesse estoit la difficulté de conserver leur vie pendant cette action, pour laquelle difficulté ils n'avoient que du Desespoir, car ils estoient certains de mourir; mais leur fin estoit d'animer leurs soldats par leur exemple, & de leur faire gaigner la victoire, pour laquelle ils avoient de l'Esperance; ou bien aussi leur fin estoit d'avoir de la gloire apres leur mort, de laquelle ils estoient assurez.

Article 174
De la Lascheté & de la Peur.

La Lascheté est directement opposée au Courage, & c'est une langueur ou froideur, qui empesche l'ame de se porter à l'execution des choses qu'elle feroit, si elle estoit exempte de cette Passion. Et la Peur ou l'Espouvante, qui est contraire à la Hardiesse, n'est pas seulement une froideur,[Pr-p240] mais aussi un trouble & un estonnement de l'ame, qui luy oste le pouvoir de resister aux maux qu'elle pense estre proches.

Article 175
De l'usage de la Lascheté.

Or encore que je ne me puisse persuader que la nature ait donné aux hommes quelque Passion qui soit tousjours vitieuse & n'ait aucun usage bon & loüable, j'ay toutefois bien de la peine à deviner à quoy ces deux peuvent servir. Il me semble seulement que la [AT-p463] Lascheté a quelque usage, lors qu'elle fait qu'on est exempt des peines qu'on pourroit estre incité à prendre par des raisons vraysemblables, si d'autres raisons plus certaines, qui les ont fait juger inutiles, n'avoient excité cette Passion. Car outre qu'elle exempte l'ame de ces peines, elle sert aussi [Pr-p241] alors pour le corps, en ce que, retardant le mouvement des esprits, elle empesche qu'on ne dissipe ses forces. Mais ordinairement elle est tres-nuisible, à cause qu'elle detourne la volonté des actions utiles. Et pource qu'elle ne vient que de ce qu'on n'a pas assez d'Esperance ou de Desir, il ne faut qu'augmenter en soy ces deux Passions pour la corriger.

Article 176
De l'usage de la Peur.

Pour ce qui est de la Peur ou de l'Espouvante, je ne voy point qu'elle puisse jamais estre loüable ny utile. Aussi n'est ce pas une Passion particuliere, c'est seulement un exces de Lascheté, d'Estonnement, & de Crainte, lequel est tousjours vitieux; ainsi que la Hardiesse est un exces de Courage, qui est tousjours bon, pourvû que la fin qu'on [Pr-p242] se propose soit bonne. Et pource que la principale cause de la Peur est la surprise, il n'y a rien de meilleur pour s'en exempter, que d'user de premeditation, & de se preparer à tous les evenemens, la crainte desquels la peut causer.[AT-p464]

Article 177
Du Remors.

Le Remors de conscience est une espece de Tristesse, qui vient du doute qu'on a qu'une chose qu'on fait, ou qu'on a faite, n'est pas bonne. Et il presuppose necessairement le doute. Car si on estoit entierement assuré que ce qu'on fait fust mauvais, on s'abstiendroit de le faire; d'autant que la volonté ne se porte qu'aux choses qui ont quelque apparence de bonté. Et si on estoit assuré que ce qu'on a desja fait fût mauvais, on en auroit du repentir, non [Pr-p243] pas seulement du Remors. Or l'usage de cette Passion est de faire qu'on examine si la chose dont on doute est bonne ou non, & d'empescher qu'on ne la face une autre fois, pendant qu'on n'est pas assuré qu'elle soit bonne. Mais pource qu'elle presuppose le mal, le meilleur seroit qu'on n'eust jamais sujet de la sentir; & on la peut prevenir par les mesmes moyens, par lesquels on se peut exempter de l'Irresolution.

Article 178
De la Moquerie.

La Derision ou Moquerie est une espece de Ioye meslée de Haine, qui vient de ce qu'on aperçoit quelque petit mal en une personne qu'on pense en estre digne. On a de la Haine pour ce mal, & on a de la Ioye de le voir en celuy qui en est digne. Et lors que cela [Pr-p244] survient [AT-p465] inopinement, la surprise de l'Admiration est cause qu'on s'esclate de rire, suivant ce qui a esté dit cy dessus de la nature du risaPage 420.. Mais ce mal doit estre petit; car s'il est grand, on ne peut croire que celuy qui l'a en soit digne, si ce n'est qu'on soit de fort mauvais naturel, ou qu'on luy porte beaucoup de Haine.

Article 179
Pourquoy les plus imparfaits ont coustume
d'estre les plus moqueurs.

Et on voit que ceux qui ont des defauts fort apparens, par exemple qui sont boiteux, borgnes, bossus, ou qui ont receu quelque affront en public, sont particulierement enclins à la moquerie. Car desirant voir tous les autres aussi disgraciez qu'eux, ils sont bien ayses des maux qui leur arrivent, & ils les en estiment dignes.[Pr-p245]

Article 180
De l'usage de la Raillerie.

Pour ce qui est de la Raillerie modeste, qui reprent utilement les vices en les faisant paroistre ridicules, sans toutefois qu'on en rie soy mesme, ny qu'on tesmoigne aucune haine contre les personnes: elle n'est pas une Passion, mais une qualité d'honneste homme, laquelle fait paroistre la gayeté de son humeur, & la [AT-p466] tranquillité de son ame, qui sont des marques de vertu; & souvent aussi l'adresse de son esprit, en ce qu'il sçait donner une apparence agreable aux choses dont il se moque.

Article 181
De l'usage du Ris en la raillerie.

Et il n'est pas deshonneste de rire lors qu'on entend les railleries [Pr-p246] d'un autre; mesme elles peuvent estre telles, que ce seroit estre chagrin de n'en rire pas. Mais lors qu'on raille soy-mesme, il est plus seant de s'en abstenir, affin de ne sembler pas estre surpris par les choses qu'on dit, ny admirer l'adresse qu'on a de les inventer. Et cela fait qu'elles surprenent d'autant plus ceux qui les oyent.

Article 182
De l'Envie.

Ce qu'on nomme communement Envie, est un vice qui consiste en une perversité de nature, qui fait que certaines gens se faschent du bien qu'ils voyent arriver aux autres hommes. Mais je me sers icy de ce mot, pour signifier une Passion qui n'est pas tousjours vicieuse. L'Envie donc, entant qu'elle est une Passion, est une espece de Tristesse meslée de Haine, [Pr-p246] qui vient de ce qu'on voit arriver du bien à ceux qu'on pense en estre indignes. Ce qu'on ne peut penser avec raison, [AT-p467] que des biens de fortune. Car pour ceux de l'ame, ou mesme du corps, entant qu'on les a de naissance, c'est assez en estre digne, que de les avoir receus de Dieu avant qu'on fût capable de commetre aucun mal.

Article 183
Comment elle peut estre juste ou injuste.

Mais lors que la fortune envoye des biens à quelqu'un, dont il est veritablement indigne, & que l'Envie n'est excitée en nous, que pource qu'aymant naturellement la justice, nous sommes faschez qu'elle ne soit pas observée en la distribution de ces biens, c'est un zele qui peut estre excusable; principalement lors que le bien qu'on envie à d'autres, est de [Pr-p248] telle nature qu'il se peut convertir en mal entre leurs mains: comme si c'est quelque charge ou office, en l'exercice duquel ils se puissent mal comporter. Mesme lors qu'on desire pour soy le mesme bien, & qu'on est empesché de l'avoir, parce que d'autres qui en sont moins dignes le possedent, cela rend cette passion plus violente; & elle ne laisse pas d'estre excusable, pourvû que la haine qu'elle contient, se rapporte seulement à la mauvaise distribution du bien qu'on envie, & non point aux personnes qui le possedent, ou le distribuent. Mais il y en a peu qui soient si justes & si genereux, que de n'avoir point de Haine pour ceux qui les previenent en l'acquisition d'un bien qui n'est pas communicable à plusieurs, & qu'ils avoient desiré pour eux mesmes, bien que ceux qui l'ont acquis en soient autant ou [AT-p468] plus dignes. Et ce qui est ordinairement [Pr-p249] le plus envié, c'est la gloire. Car encore que celle des autres n'empesche pas que nous n'y puissions aspirer, elle en rend toutefois l'acces plus difficile, & en rencherit le prix.

Article 184
D'où vient que les Envieux sont sujets
à avoir le teint plombé.

Au reste, il n'y a aucun vice qui nuise tant à la felicité des hommes, que celuy de l'Envie. Car outre que ceux qui en sont entachez s'affligent eux mesmes, ils troublent aussi de tout leur pouvoir le plaisir des autres. Et ils ont ordinairement le teint plombé, c'est à dire pale, meslé de jaune & de noir, & comme de sang meurtri: d'où vient que l'Envie est nommée livor en latin. Ce qui s'accorde fort bien avec ce qui a esté dit cy dessus des mouvemens du sang [Pr-p250] en la Tristesse & en la Haine. Car celle cy fait que la bile jaune, qui vient de la partie inferieure du foye, & la noire, qui vient de la rate, se respandent du cœur par les arteres en toutes les venes; & celle la fait que le sang des venes a moins de chaleur, & coule plus lentement qu'à l'ordinaire, ce qui suffit pour rendre la couleur livide. Mais pource que la bile, tant jaune que noire, peut aussi estre envoyée dans les venes par plusieurs autres causes, & que l'Envie ne les y pousse pas en assez grande quantité pour changer la couleur du teint, si ce n'est qu'elle soit fort grande & de longue durée, on [AT-p469] ne doit pas penser que tous ceux en qui on voit cette couleur, y soient enclins.[Pr-p251]

Article 185
De la Pitié.

La Pitié est une espece de Tristesse, meslée d'Amour ou de bonne volonté envers ceux à qui nous voyons souffrir quelque mal, duquel nous les estimons indignes. Ainsi elle est contraire à l'Envie, à raison de son objet, & à la Moquerie, à cause qu'elle le considere d'autre façon.

Article 186
Qui sont les plus pitoyables.

Ceux qui se sentent fort foibles, & fort sujets aux adversitez de la fortune, semblent estre plus enclins à cette Passion que les autres, à cause qu'ils se representent le mal d'autruy comme leur pouvant arriver; & ainsi ils sont emeus à la Pitié, plustost par l'Amour qu'ils [Pr-p252] se portent à eux mesmes, que par celle qu'ils ont pour les autres.

Article 187
Comment les plus genereux sont touchez de cette Passion.

Mais neantmoins ceux qui sont les plus genereux, & qui ont l'esprit le plus fort, en sorte qu'ils ne craignent [AT-p470] aucun mal pour eux, & se tienent au dela du pouvoir de la fortune, ne sont pas exemts de Compassion, lors qu'ils voyent l'infirmité des autres hommes, & qu'ils entendent leurs plaintes. Car c'est une partie de la Generosité, que d'avoir de la bonne volonté pour un chacun. Mais la Tristesse de cette Pitié n'est pas amere; & comme celle que causent les actions funestes qu'on voit representer sur un theatre, elle est plus dans l'exterieur & dans le sens, que dans l'interieur de l'ame, laquelle [Pr-p253] a cependant la satisfaction de penser, qu'elle fait ce qui est de son devoir, en ce qu'elle compatit avec des affligez. Et il y a en cela de la difference, qu'au lieu que le vulgaire a compassion de ceux qui se plaignent, à cause qu'il pense que les maux qu'ils souffrent sont fort fascheux, le principal objet de la Pitié des plus grands hommes est la foiblesse de ceux qu'ils voyent se plaindre: à cause qu'ils n'estiment point qu'aucun accident qui puisse arriver, soit un si grand mal, qu'est la Lascheté de ceux qui ne le peuvent souffrir avec constance. Et bien qu'ils haïssent les vices, ils ne haïssent point pour cela ceux qu'ils y voyent sujets: ils ont seulement pour eux de la Pitié.[Pr-p254]

Article 188
Qui sont ceux qui n'en sont point touchez.

Mais il n'y a que les esprits malins & envieux, qui haïssent naturellement tous les hommes, ou bien ceux qui sont si brutaux, & tellement aveuglez par la bonne [AT-p471] fortune, ou desesperez par la mauvaise, qu'ils ne pensent point qu'aucun mal leur puisse plus arriver, qui soient insensibles à la Pitié.

Article 189
Pourquoy cette Passion excite à pleurer.

Au reste, on pleure fort aysement en cette Passion, à cause que l'Amour, envoyant beaucoup de sang vers le cœur, fait qu'il sort beaucoup de vapeurs par les yeux; & que la froideur de la Tristesse, retardant l'agitation de ces vapeurs, [Pr-p255] fait qu'elles se changent en larmes, suivant ce qui a esté dit cy dessusaPage 423..

Article 190
De la Satisfaction de soy mesme.

La Satisfaction, qu'ont tousjours ceux qui suivent constamment la vertu, est une habitude en leur ame, qui se nomme tranquillité & repos de conscience. Mais celle qu'on acquiert de nouveau, lors qu'on a fraischement fait quelque action qu'on pense bonne, est une Passion, à sçavoir une espece de Ioye, laquelle je croy estre la plus douce de toutes, pource que sa cause ne depend que de nous mesmes. Toutefois lors que cette cause n'est pas juste, c'est à dire lors que les actions dont on tire beaucoup de satisfaction, ne sont pas de grande importance ou mesme qu'elles sont vicieuses, [Pr-p256][AT-p472] elle est ridicule & ne sert qu'à produire un orgueil & une arrogance impertinente. Ce qu'on peut particulierement remarquer en ceux qui, croyant estre Devots, sont seulement bigots & superstitieux, c'est à dire qui sous ombre qu'ils vont souvent à l'Eglise, qu'ils recitent force prieres, qu'ils portent les cheveux courts, qu'ils jeusnent, qu'ils donnent l'aumosne, pensent estre entierement parfaits, & s'imaginent qu'ils sont si grans amis de Dieu, qu'ils ne sçauroient rien faire qui luy deplaise, & que tout ce que leur dicte leur Passion est un bon zele: bien qu'elle leur dicte quelquefois les plus grans crimes qui puissent estre commis par des hommes, comme de trahir des villes, de tuër des Princes, d'exterminer des peuples entiers, pour cela seul qu'ils ne suivent pas leurs opinions.[Pr-p257]

Article 191
Du Repentir.

Le Repentir est directement contraire à la Satisfaction de soy mesme; & c'est une espece de Tristesse, qui vient de ce qu'on croit avoir fait quelque mauvaise action; & elle est tres amere, pource que sa cause ne vient que de nous. Ce qui n'empesche pas neantmoins qu'elle ne soit fort utile, lors qu'il est vray que l'action dont nous nous repentons est mauvaise, & que nous en avons une connoissance certaine, pource qu'elle nous incite à mieux faire une autre fois. Mais il arrive souvent que les esprits foibles se repentent des choses qu'ils ont faites, sans sçavoir assurement qu'elles soient [AT-p473] mauvaises; ils se le persuadent seulement, à cause qu'ils le craignent, & s'ils avoient fait le [Pr-p258] contraire, ils s'en repentiroient en mesme façon: ce qui est en eux une imperfection digne de Pitié. Et les remedes contre ce defaut, sont les mesmes qui servent à oster l'Irresolution.

Article 192
De la Faveur.

La Faveur est proprement un Desir de voir arriver du bien à quelqu'un, pour qui on a de la bonne volonté; mais je me sers icy de ce mot, pour signifier cette volonté, entant qu'elle est excitée en nous par quelque bonne action de celuy pour qui nous l'avons. Car nous sommes naturellement portez à aymer ceux qui font des choses que nous estimons bonnes, encore qu'il ne nous en reviene aucun bien. La Faveur, en cette signification, est une espece d'Amour, non point de Desir, encore [Pr-p259] que le Desir de voir du bien à celuy qu'on favorise, l'accompagne tousjours. Et elle est ordinairement jointe à la Pitié, à cause que les disgraces que nous voyons arriver aux malheureux, sont cause que nous faisons plus de reflexion sur leurs merites.

Article 193
De la Reconnoissance.

La Reconnoissance est aussi une espece d'Amour, excitée en nous par quelque action de celuy pour qui [AT-p474] nous l'avons, & par laquelle nous croyons qu'il nous a fait quelque bien, ou du moins qu'il en a eu intention. Ainsi elle contient tout le mesme que la Faveur, & cela de plus, qu'elle est fondée sur une action qui nous touche, & dont nous avons Desir de nous revancher. C'est pourquoy elle a beaucoup plus de force, [Pr-p260] principalement dans les ames tant soit peu nobles & genereuses.

Article 194
De l'Ingratitude.

Pour l'Ingratitude, elle n'est pas une Passion: car la nature n'a mis en nous aucun mouvement des esprits qui l'excite; mais elle est seulement un vice directement opposé à la Reconnoissance, en tant que celle cy est tousjours vertueuse & l'un des principaux liens de la societé humaine. C'est pourquoy ce vice n'appartient qu'aux hommes brutaux, & sottement arrogans, qui pensent que toutes choses leur sont deuës; ou aux stupides, qui ne font aucune reflexion sur les bienfaits qu'ils reçoivent; ou aux foibles & abjets, qui, sentant leur infirmité & leur besoin, recherchent bassement le secours des autres, & apres qu'ils [Pr-p261] l'ont receu, ils les haïssent: pource que, n'ayant pas la volonté de leur rendre la pareille, ou desesperant de le pouvoir, & s'imaginant que tout le monde est mercenaire comme eux, & qu'on ne fait aucun bien qu'avec esperance d'en estre recompensé, ils pensent les avoir trompez.[AT-p475]

Article 195
De l'IndignationaTome IV, p. 538, l. 17-20..

L'Indignation est une espece de Haine ou d'aversion, qu'on a naturellement contre ceux qui font quelque mal, de quelle nature qu'il soit. Et elle est souvent meslée avec l'Envie, ou avec la Pitié; mais elle a neantmoins un objet tout different. Car on n'est indigné que contre ceux qui font du bien, ou du mal, aux personnes qui n'en sont pas dignes; mais on porte Envie à ceux qui reçoivent [Pr-p262] ce bien, & on a Pitié de ceux qui reçoivent ce mal. Il est vray que c'est en quelque façon faire du mal, que de posseder un bien dont on n'est pas digne. Ce qui peut estre la cause pourquoy Aristote, & ses suivans, supposant que l'Envie est tousjours un vice, ont appelé du nom d'Indignation celle qui n'est pas vitieuse.

Article 196
Pourquoy elle est quelquefois jointe à la Pitié,
& quelquefois à la Moquerie.

C'est aussi en quelque façon recevoir du mal, que d'en faire: d'où vient que quelques uns joignent à leur Indignation la Pitié, & quelques autres la Moquerie, selon qu'ils sont portez de bonne ou de mauvaise volonté, envers ceux ausquels ils voyent [AT-p476] commetre des fautes. Et c'est ainsi que le [Pr-p263] ris de Democrite, & les pleurs d'Heraclite, ont pû proceder de mesme cause.

Article 197
Qu'elle est souvent accompagnée d'Admiration,
& n'est pas incompatible avec la Ioye.

L'Indignation est souvent aussi accompagnée d'Admiration. Car nous avons coustume de supposer que toutes choses seront faites, en la façon que nous jugeons qu'elles doivent estre, c'est à dire en la façon que nous estimons bonne. C'est pourquoy lors qu'il en arrive autrement, cela nous surprent, & nous l'admirons. Elle n'est pas incompatible aussi avec la Ioye, bien qu'elle soit plus ordinairement jointe à la Tristesse. Car lors que le mal dont nous sommes indignez ne nous peut nuire, & que nous considerons que nous [Pr-p264] n'en voudrions pas faire de semblable, cela nous donne quelque plaisir; & c'est peut estre l'une des causes du ris, qui accompagne quelquefois cette Passion.

Article 198
De son usage.

Au reste, l'Indignation se remarque bien plus en ceux qui veulent paroistre vertueux, qu'en ceux qui le sont veritablement. Car bien que ceux qui ayment la vertu, ne puissent voir sans quelque aversion les vices [AT-p477] des autres, ils ne se passionent que contre les plus grands & extrordinaires. C'est estre difficile & chagrin, que d'avoir beaucoup d'indignation pour des choses de peu d'importance; c'est estre injuste, que d'en avoir pour celles qui ne sont point blasmables; & c'est estre impertinent & absurdeaEdition princeps: «absurd» (sic). De même ci avant, p. 449, l. 3., de ne restreindre pas [Pr-p265] cette Passion aux actions des hommes, & de l'estendre jusques aux œuvres de Dieu, ou de la Nature: ainsi que font ceux qui, n'estant jamais contans de leur condition ny de leur fortune, osent trouver à redire en la conduite du monde & aux secrets de la Providence.

Article 199
De la Colere.

La Colere est aussi une espece de Haine ou d'aversion, que nous avons contre ceux qui ont fait quelque mal, ou qui ont tasché de nuire, non pas indifferemment à qui que ce soit, mais particulierement à nous. Ainsi elle contient tout le mesme que l'Indignation, & cela de plus, qu'elle est fondée sur une action qui nous touche, & dont nous avons Desir de nous vanger. Car ce Desir l'accompagne presque tousjours, & elle est [Pr-p266] directement opposée à la Reconnoissance, comme l'Indignation à la Faveur. Mais elle est incomparablement plus violente que ces trois autres Passions, à cause que le Desir de repousser les choses nuisibles & de se vanger, est le plus pressant de tous. C'est le Desir joint à l'Amour qu'on a pour soy [AT-p478] mesme, qui fournit à la Colere toute l'agitation du sang que le Courage & la Hardiesse peuvent causer; & la Haine fait que c'est principalement le sang bilieux qui vient de la rate & des petites venes du foye, qui reçoit cette agitation, & entre dans le cœur; où, à cause de son abondance, & de la nature de la bile dont il est meslé, il excite une chaleur plus aspre & plus ardente, que n'est celle qui peut y estre excitée par l'Amour ou par la Ioye.[Pr-p267]

Article 200
Pourquoy ceux qu'elle fait rougir, sont moins à craindre,
que ceux qu'elle fait pallir.

Et les signes exterieurs de cette Passion sont differens, selon les divers temperamens des personnes & la diversité des autres Passions, qui la composent ou se joignent à elle. Ainsi on en voit qui palissent, ou qui tremblent, lors qu'ils se mettent en colere; & on en voit d'autres qui rougissent, ou mesme qui pleurent. Et on juge ordinairement que la Colere de ceux qui palissent, est plus à craindre, que n'est la Colere de ceux qui rougissent. Dont la raison est que, lors qu'on ne veut, ou qu'on ne peut, se vanger autrement que de mine & de paroles, on employe toute sa chaleur & toute sa force des le commencement qu'on est [Pr-p268] emeu, ce qui est cause qu'on devient rouge; outre que quelquefois le regret & la pitié qu'on a de soy mesme, pource qu'on ne peut se venger d'autre façon, est cause qu'on pleure. Et au contraire, ceux qui se reservent & [AT-p479] se determinent à une plus grande vengeance, devienent tristes, de ce qu'ils pensent y estre obligez par l'action qui les met en colere; & ils ont aussi quelquefois de la crainte, des maux qui peuvent suivre de la resolution qu'ils ont prise, ce qui les rend d'abord pales, froids, & tremblans. Mais quand ils vienent apres à executer leur vengeance, ils se rechauffent d'autant plus, qu'ils ont esté plus froids au commencement: ainsi qu'on voit que les fievres qui commencent par le froid, ont coustume d'estre les plus fortes.[Pr-p269]

Article 201
Qu'il y a deux sortes de Colere, & que ceux qui ont
le plus de bonté, sont les plus sujets à la premiere.

Cecy nous avertit qu'on peut distinguer deux especes de Colere: l'une qui est fort prompte, & se manifeste fort à l'exterieur, mais neantmoins qui a peu d'effect & peut facilement estre appaisée; l'autre qui ne paroist pas tant à l'abord, mais qui ronge davantage le cœur & qui a des effets plus dangereux. Ceux qui ont beaucoup de bonté & beaucoup d'Amour, sont les plus sujets à la premiere. Car elle ne vient pas d'une profonde Haine, mais d'une prompte aversion qui les surprent, à cause qu'estant portez à imaginer, que toutes choses doivent aller en la façon qu'ils jugent estre la meilleure, [Pr-p270] sitost qu'il en arrive autrement, ils l'admirent, & s'en offencent, souvent mesme sans que la chose les touche en leur particulier: à cause qu'ayant beaucoup d'affection, ils s'interessent pour [AT-p480] ceux qu'ils ayment, en mesme façon que pour eux mesmes. Ainsi ce qui ne seroit qu'un sujet d'Indignation pour un autre, est pour eux un sujet de Colere. Et pource que l'inclination qu'ils ont à aymer, fait qu'ils ont beaucoup de chaleur & beaucoup de sang dans le cœur, l'aversion qui les surprend ne peut y pousser si peu de bile, que cela ne cause d'abord une grande emotion dans ce sang. Mais cette emotion ne dure gueres, à cause que la force de la surprise ne continuë pas; & que si tost qu'ils s'aperçoivent que le sujet qui les a faschez, ne les devoit pas tant emouvoir, ils s'en repententaTome IV, p. 538, l. 11-16..[Pr-p271]

Article 202
Que ce sont les ames foibles & basses, qui se laissent
le plus emporter à l'autre.

L'autre espece de Colere, en laquelle predomine la Haine & la Tristesse, n'est pas si apparente d'abord, sinon peut estre en ce qu'elle fait palir le visage. Mais sa force est augmentée peu à peu par l'agitation qu'un ardent desir de se vanger excite dans le sang, lequel, estant meslé avec la bile qui est poussée vers le cœur, de la partie inferieure du foye & de la rate, y excite une chaleur fort aspre & fort piquante. Et comme ce sont les ames les plus genereuses qui ont le plus de reconnoissance, ainsi ce sont celles qui ont le plus d'orgueil, & qui sont les plus basses & les plus infirmes, qui se laissent le plus emporter à cette espece [AT-p481] de [Pr-p272] Colere; car les injures paroissent d'autant plus grandes, que l'orgueil fait qu'on s'estime davantage; & aussi d'autant qu'on estime davantage les biens qu'elles ostent, lesquels on estime d'autant plus qu'on a l'ame plus foible & plus basse, à cause qu'ils dependent d'autruy.

Article 203
Que la Generosité sert de remede contre ses exces.

Au reste, encore que cette Passion soit utile, pour nous donner de la vigueur à repousser les injures, il n'y en a toutefois aucune, dont on doive eviter les exces avec plus de soin: pource que, troublant le jugement, ils font souvent commettre des fautes, dont on a par apres du repentir; & mesme que quelquefois ils empeschent qu'on ne repousse si bien ces injures, [Pr-p273] qu'on pourroit faire, si on avoit moins d'emotion. Mais comme il n'y a rien qui la rende plus excessive que l'Orgueil, ainsi je croy que la Generosité est le meilleur remede qu'on puisse trouver contre ses exces: pource que, faisant qu'on estime fort peu tous les biens qui peuvent estre ostez, & qu'au contraire on estime beaucoup la liberté, & l'empire absolu sur soy mesme, qu'on cesse d'avoir lors qu'on peut estre offensé par quelcun, elle fait qu'on n'a que du mespris, ou tout au plus de l'indignation, pour les injures dont les autres ont coustume de s'offenser.[AT-p482]

Article 204
De la Gloire.

Ce que j'appele icy du nom de Gloire, est une espece de Ioye, fondée sur l'Amour qu'on a pour soy mesme, & qui vient de l'opinion [Pr-p274] ou de l'esperance qu'on a d'estre loüé par quelques autres. Ainsi elle est differente de la Satisfaction interieure, qui vient de l'opinion qu'on a d'avoir fait quelque bonne action. Car on est quelquefois loüé pour des choses qu'on ne croit point estre bonnes, & blasmé pour celles qu'on croit estre meilleures. Mais elles sont l'une & l'autre des especes de l'estime qu'on fait de soy mesme, aussi bien que des especes de Ioye. Car c'est un sujet pour s'estimer, que de voir qu'on est estimé par les autres.

Article 205
De la Honte.

La Honte, au contraire, est une espece de Tristesse, fondée aussi sur l'Amour de soy mesme, & qui vient de l'opinion ou de la crainte qu'on a d'estre blasmé. Elle est, outre cela, une espece de modestie [Pr-p275] ou d'humilité, & defiance de soy mesme. Car lors qu'on s'estime si fort, qu'on ne se peut imaginer d'estre mesprisé par personne, on ne peut pas aysement estre honteux.

Article 206
De l'usage de ces deux Passions.

Or la Gloire & la Honte ont mesme usage en ce [AT-p483] qu'elles nous incitent à la vertu, l'une par l'esperance, l'autre par la crainte. Il est seulement besoin d'instruire son jugement, touchant ce qui est veritablement digne de blasme ou de louange, affin de n'estre pas honteux de bien faire, & ne tirer point de vanité de ses vices, ainsi qu'il arrive à plusieurs. Mais il n'est pas bon de se depouiller entierement de ces Passions, ainsi que faisoient autrefois les Cyniques. Car encore que le peuple juge tres-mal, [Pr-p276] toutefois, à cause que nous ne pouvons vivre sans luy, & qu'il nous importe d'en estre estimez, nous devons souvent suivre ses opinions, plustost que les nostres, touchant l'exterieur de nos actions.

Article 207
De l'Impudence.

L'Impudence ou l'Effronterie, qui est un mespris de Honte, & souvent aussi de Gloire, n'est pas une Passion, pource qu'il n'y a en nous aucun mouvement particulier des esprits qui l'excite; mais c'est un vice opposé à la Honte, & aussi à la Gloire, entant que l'une & l'autre sont bonnes, ainsi que l'Ingratitude est opposée à la Reconnoissance, & la Cruauté à la Pitié. Et la principale cause de l'Effronterie vient de ce qu'on a receu plusieurs fois de grans affrons. [Pr-p277] Car il n'y a personne qui ne s'imagine, estant jeune, que la louange est un bien, & l'infamie un mal, beaucoup plus important à la vie qu'on ne trouve par experience qu'ils sont, lors qu'ayant receu quelques affrons signalez, on se voit entierement privé d'honneur, & mesprisé par un chacun. [AT-p484] C'est pourquoy ceux là devienent effrontez, qui, ne mesurant le bien & le mal que par les commoditez du corps, voyent qu'ils en jouïssent apres ces affrons, tout aussi bien qu'auparavant, ou mesme quelquefois beaucoup mieux: à cause qu'ils sont dechargez de plusieurs contraintes, ausquelles l'honneur les obligeoit, & que si la perte des biens est jointe à leur disgrace, il se trouve des personnes charitables qui leur en donnent.[Pr-p278]

Article 208
Du Degoust.

Le Degoust est une espece de Tristesse, qui vient de la mesme cause dont la Ioye est venuë auparavant. Car nous sommes tellement composez, que la plus part des choses dont nous jouïssons, ne sont bonnes à nostre egard que pour un temps, & devienent par apres incommodes. Ce qui paroist principalement au boire & au manger, qui ne sont utiles que pendant qu'on a de l'appetit, & qui sont nuisibles lors qu'on n'en a plus; & pource qu'elles cessent alors d'estre agreables au goust, on a nommé cette Passion le Degoust.[Pr-p279]

Article 209
Du Regret.

Le Regret est aussi une espece de Tristesse, laquelle a une particuliere amertume, en ce qu'elle est tousjours jointe à quelque Desespoir, & à la memoire du [AT-p485] plaisir que nous a donné la Ioüissance. Car nous ne regretons jamais que les biens dont nous avons joüy, & qui sont tellement perdus, que nous n'avons aucune esperance de les recouvrer au temps & en la façon que nous les regretons.

Article 210
De l'Allegresse.

Enfin ce que je nomme Allegresse, est une espece de Ioye, en laquelle il y a cela de particulier, que sa douceur est augmentée par la souvenance des maux qu'on [Pr-p280] a soufferts, & desquels on se sent allegé, en mesme façon que si on se sentoit déchargé de quelque pesant fardeau, qu'on eust long temps porté sur ses espaules. Et je ne voy rien de fort remarquable en ces trois Passions; aussi ne les ay-je mises icy, que pour suivre l'ordre du denombrement que j'ay fait cy dessus. Mais il me semble que ce denombrement a esté utile, pour faire voir que nous n'en ometions aucune qui fust digne de quelque particuliere consideration.

Article 211
Un remede general contre les Passions.

Et maintenant que nous les connoissons toutes, nous avons beaucoup moins de sujet de les craindre, que nous n'avions auparavant. Car nous voyons qu'elles sont toutes bonnes de leur nature, & que [AT-p486] nous n'avons rien à [Pr-p281] eviter que leurs mauvais usages ou leurs exces; contre lesquels les remedes que j'ay expliquez pourroient suffire, si chacun avoit assez de soin de les pratiquer. Mais pource que j'ay mis entre ces remedes la premeditation, & l'industrie par laquelle on peut corriger les defauts de son naturel, en s'exerçant à separer en soy les mouvemens du sang & des esprits, d'avec les pensées ausquelles ils ont coustume d'estre joins: j'avouë qu'il y a peu de personnes qui se soient assez preparez en cette façon contre toutes sortes de rencontresaTome IV, p. 405, l. 17-19, et p. 411, l. 10-14., & que ces mouvemens excitez dans le sang par les objets des Passions, suivent d'abord si promptement des seules impressions qui se font dans le cerveau, & de la disposition des organes, encore que l'ame n'y contribuë en aucune façon, qu'il n'y a point de sagesse humaine qui soit capable [Pr-p282] de leur resister, lors qu'on n'y est pas assez preparé. Ainsi plusieurs ne sçauroient s'abstenir de rire estant chatouillez, encore qu'ils n'y prenent point de plaisir. Car l'impression de la Ioye & de la surprise, qui les a fait rire autrefois pour le mesme sujet, estant reveillée en leur fantaisie, fait que leur poumon est subitement enflé malgré eux, par le sang que le cœur luy envoye. Ainsi ceux qui sont fort portez de leur naturel aux emotions de la Ioye, ou de la Pitié, ou de la Peur, ou de la Colere, ne peuvent s'empescher de pasmer, ou de pleurer, ou de trembler, ou d'avoir le sang tout emeu, en mesme façon que s'ils avoient la fievre, lors que leur fantaisie est fortement touchée par l'objet de quelcune de ces Passions. Mais ce qu'on peut tousjours [AT-p487] faire en telle occasion, & que je pense pouvoir mettre icy comme le remede le [Pr-p283] plus general, & le plus aysé à pratiquer, contre tous les exces des Passions, c'est que, lors qu'on se sent le sang ainsi emeu, on doit estre averti, & se souvenir que tout ce qui se presente à l'imagination, tend à tromper l'ame, & à luy faire paroistre les raisons, qui servent à persuader l'objet de sa Passion, beaucoup plus fortes qu'elles ne sont, & celles qui servent à la dissuader, beaucoup plus foibles. Et lors que la Passion ne persuade que des choses dont l'execution souffre quelque delay, il faut s'abstenir d'en porter sur l'heure aucun jugement, & se divertir par d'autres pensées, jusques à ce que le temps & le repos aient entierement appaisé l'emotion qui est dans le sang. Et en fin lors qu'elle incite à des actions touchant lesquelles il est necessaire qu'on prene resolution sur le champ, il faut que la volonté se porte principalement à considerer [Pr-p284] & à suivre les raisons qui sont contraires à celles que la Passion represente, encore qu'elles paroissent moins fortes. Comme lors qu'on est inopinement attaqué par quelque ennemi, l'occasion ne permet pas qu'on employe aucun temps à deliberer. Mais ce qu'il me semble que ceux qui sont accoustumez à faire reflexion sur leurs actions peuvent tousjours, c'est que, lors qu'ils se sentiront saisis de la Peur, ils tascheront à detourner leur pensée de la consideration du danger, en se representant les raisons pour lesquelles il y a beaucoup plus de seureté & plus d'honneur, en la resistance qu'en la fuite. Et au contraire, lors qu'ils sentiront que le Desir de vengeance & la Colere les incite à courir inconsiderement [AT-p488] vers ceux qui les attaquent, ils se souviendront de penser, que c'est imprudence de se perdre, quand on peut sans deshonneur [Pr-p285] se sauver; & que si la partie est fort inegale, il vaut mieux faire une honneste retraite ou prendre quartier, que s'exposer brutalement à une mort certaine.

Article 212
Que c'est d'elles seules que depend tout le bien
& le mal de cette vie.

Au reste, l'ame peut avoir ses plaisirs à part; mais pour ceux qui luy sont communs avec le corps, ils dependent entierement des Passions, en sorte que les hommes qu'elles peuvent le plus emouvoir, sont capables de gouster le plus de douceur en cette vie. Il est vray qu'ils y peuvent aussi trouver le plus d'amertume, lors qu'ils ne les sçavent pas bien employer, & que la fortune leur est contraire. Mais la Sagesse est principalement utile en ce point, qu'elle enseigne à [Pr-p286] s'en rendre tellement maistre, & à les mesnager avec tant d'adresse, que les maux qu'elles causent sont fort supportables, & mesme qu'on tire de la Ioye de tous.